XII L’abbé Grégoire

Il y a, dans les existences les plus simples, des événements qui semblent providentiels. L’apparition de l’abbé Grégoire, juste à point nommé, au moment où les deux jeunes gens allaient probablement échanger un défi, était un de ces événements-là.

Aussi, comme c’était une grande course pour le bon abbé que de venir, entre sa messe basse et ses vêpres, à la Maison-Neuve, où il n’était jamais venu qu’une seule fois ; comme rien n’expliquait la présence de l’abbé à l’heure où cette présence se manifestait, Bernard, après lui avoir baisé la main, releva la tête et lui demanda en riant :

– Que venez-vous faire ici, monsieur l’abbé ?

– Moi ?

– Oui… Je parie, continua Bernard, que vous ne vous doutez pas de ce que vous êtes venu faire, ou plutôt de ce que vous allez faire à la Maison-Neuve !

L’abbé ne chercha pas même à deviner l’espèce d’énigme qui lui était posée.

– L’homme propose et Dieu dispose, dit-il. Je me tiens à la disposition de Dieu ! Puis il ajouta : – Quant à moi, je me proposais tout simplement de faire une visite au père.

– L’avez-vous vu ! demanda Bernard.

– Non ; pas encore, répondit l’abbé.

– Monsieur l’abbé, reprit Bernard en regardant tendrement Catherine, tandis qu’il adressait la parole au prêtre, vous êtes toujours le bien venu, mais mieux venu encore aujourd’hui que les autres jours !

– Oui, je devine, dit l’abbé, à cause de l’arrivée de la chère enfant.

– Un peu à cause de cela, cher abbé ; beaucoup à cause d’autre chose.

– Eh bien ! mes enfants, dit l’abbé, cherchant des yeux une chaise, vous allez me raconter cela.

Bernard courut à un fauteuil, et, le mettant à portée du prêtre, qui, fatigué de la course, ne se fit point prier pour s’asseoir :

– Écoutez, monsieur l’abbé, dit-il, je devrais peut-être vous faire un grand discours, mais j’aime mieux vous dire la chose en deux mots. Nous voulons nous marier, Catherine et moi.

– Ah ! ah !… Et tu aimes Catherine, garçon ? demanda l’abbé Grégoire.

– Je crois bien que je l’aime !

– Et toi, tu aimes Bernard, mon enfant ?

– Oh ! de toute mon âme !

– Mais cette confidence appartient, ce me semble, aux grands parents.

– Oui, monsieur l’abbé, dit Bernard ; mais vous êtes l’ami de mon père, vous êtes le confesseur de ma mère, vous êtes notre cher abbé à tous : eh bien ! causez de cela avec le père Guillaume, lequel en causera avec la mère Marianne… Tâchez de nous avoir leur consentement, ce qui, je l’espère, ne sera pas une chose difficile, et vous verrez deux jeunes gens bien heureux !… Eh ! tenez, ajouta Bernard en posant sa main sur l’épaule de l’abbé, voici le père Guillaume qui sort de sa chambre… Vous connaissez la redoute qu’il s’agit d’emporter, chargez à fond ! pendant ce temps-là, nous nous promènerons, Catherine et moi, en chantant vos louanges… Viens, Catherine !

Et tous deux, joyeux et légers comme des oiseaux, prirent leur vol vers la porte, et de la porte à travers le bois.

Pendant ce temps, le père Guillaume s’était arrêté sur le palier, et l’abbé Grégoire, se retournant de son côté, le saluait de la main.

– Je vous avais vu venir de loin, commença le père Guillaume, et je me disais : « C’est l’abbé ! mais, nom d’un nom ! c’est l’abbé ! » Seulement, je n’y pouvais pas croire. Quelle chance ! aujourd’hui, justement !… Je parie que vous venez, non pas pour nous, mais pour Catherine ?

– Eh bien ! non, vous vous trompez, car j’ignorais son arrivée.

– Alors, vous n’en aurez été que plus joyeux de la trouver ici, n’est-ce pas ? Hein ! comme elle est embellie !… Vous restez à dîner, j’espère ? Ah ! je vous en préviens, monsieur l’abbé, tout ce qui entre aujourd’hui dans la maison n’en sort plus qu’à deux heures du matin.

Et le père Guillaume se mit à descendre tendant ses deux mains ouvertes à l’abbé Grégoire.

– Deux heures du matin ! répéta l’abbé ; mais cela ne me sera jamais arrivé de me coucher à deux heures du matin.

– Bah ! et le jour de la messe de minuit, donc !

– Comment m’en irai-je ?

– Monsieur le maire vous reconduira dans sa calèche.

L’abbé secoua la tête.

– Heu ! dit-il, nous ne sommes pas très bien, le maire et moi.

– C’est votre faute, dit Guillaume.

– Comment, ma faute ? demanda l’abbé, étonné que son vieil ami le garde chef lui donnât tort ainsi de prime abord.

– Oh ! oui, vous avez eu le malheur de dire devant lui :

Le bien d’autrui tu ne prendras

Ni retiendras à ton escient !

– Eh bien ! reprit l’abbé, je ne dis pas qu’au risque de m’en retourner, la nuit, à pied, je ne serai pas des vôtres. D’ailleurs je m’en doutais en venant ici, que j’y resterais plus longtemps que de raison, et j’ai prié monsieur le curé de me remplacer à vêpres et au salut.

– Bravo ! comme vous me rendez toute ma belle humeur, l’abbé !

– Tant mieux ! dit celui-ci en appuyant son bras sur celui du garde chef, car j’ai besoin de vous trouver dans ces dispositions-là !

– Moi ? fit Guillaume avec étonnement.

– Oui… Vous êtes un peu grognon, parfois.

– Allons donc !

– Et aujourd’hui… justement…

L’abbé s’arrêta en regardant Guillaume d’une singulière façon.

– Quoi ! demanda le garde chef.

– Eh bien ? aujourd’hui, j’ai par-ci, par-là, deux ou trois choses à vous demander.

– À moi, deux ou trois choses ?

– Voyons, mettons deux, afin de ne pas vous effrayer.

– Pour qui ?

– Vous devez, au reste, être accoutumé à cela, père Guillaume ; chaque fois que j’étends la main vers vous, c’est pour vous dire : « Mon cher monsieur Watrin, la charité, s’il vous plaît ! »

– Eh bien ! qu’est-ce ? Voyons ! demanda en riant le père Guillaume.

– Il s’agit d’abord du vieux Pierre.

– Ah ! oui, pauvre diable ! je sais son malheur. Ce vagabond de Mathieu est parvenu à le faire renvoyer de chez monsieur Raisin.

– Il y était depuis vingt ans, et, à cause d’une lettre perdue avant-hier…

– Monsieur Raisin a eu tort, dit le père Guillaume ; je le lui ai déjà dit ce matin, et vous le lui répéterez quand il va revenir. On ne chasse pas un serviteur de vingt ans ; un serviteur de vingt ans, c’est une portion de la famille. Moi, je ne chasserais pas un chien qui serait resté dix ans dans ma cour !

– Ah ! je connais votre bon cœur, père Guillaume : aussi je me suis mis dès le matin en route, afin de faire une collecte pour le bonhomme… Les uns m’ont donné dix sous, les autres vingt… Alors j’ai pensé à vous. Je me suis dit : « Je vais aller à la maison neuve du chemin de Soissons ; c’est une lieue et demie pour aller, une lieue et demie pour revenir, trois lieues en tout ; je taxerai le père Guillaume à vingt sous par lieue, et cela fera trois francs… Sans compter que j’aurai le plaisir de lui serrer la main ! »

– Dieu vous récompense, monsieur l’abbé ! car vous êtes un brave cœur !

Et le père Guillaume, fouillant à sa poche, en tira deux pièces de cinq francs qu’il donna à l’abbé Grégoire.

– Oh ! dit l’abbé, dix francs ! c’est beaucoup pour votre fortune, cher monsieur Watrin ?

– Je dois quelque chose de plus que les autres, puisque c’est moi qui ai recueilli ce louveteau de Mathieu, et que c’est en quelque sorte de chez moi qu’il est sorti pour faire le mal.

– J’aimerais mieux, dit l’abbé, en tournant les pièces de cinq francs entre ses doigts, comme s’il eût eu remords de priver le pauvre ménage d’une pareille somme, j’aimerais mieux, cher papa Guillaume, que vous ne me donnassiez que trois francs, ou même rien du tout, et que vous lui permissiez de ramasser un peu de bois sur votre garderie.

Le père Guillaume regarda l’abbé entre les deux yeux, comme on dit ; puis, avec une admirable expression de naïve honnêteté :

– Le bois appartient à monseigneur le duc d’Orléans, mon cher abbé, dit-il, tandis que l’argent est à moi. Prenez donc l’argent, et que Pierre se garde de toucher au bois !… Maintenant, voilà une affaire réglée ; passons à l’autre. Voyons ! qu’avez-vous encore à me demander ?

– Je me suis chargé d’une pétition.

– Pour qui ?

– Pour vous.

– Une pétition pour moi ? Bon ! voyons-la.

– Elle est verbale.

– De qui cette pétition ?

– De Bernard.

– Que veut-il ?

– Il veut…

– Eh bien ! achevez donc !

– Eh bien ! il veut se marier !

– Oh ! oh ! oh ! fit le père Guillaume.

– Pourquoi donc oh ! oh ! oh ! N’est-il pas en âge ? demanda l’abbé Grégoire.

– Si fait ! mais avec qui veut-il se marier ?

– Avec une bonne fille qu’il aime et dont il est aimé.

– Pourvu que ce ne soit pas mademoiselle Euphrosine qu’il aime, je lui permets de prendre pour femme qui il voudra, fût-ce ma grand-mère !

– Tranquillisez-vous, mon brave ami ; la femme qu’il aime, c’est Catherine.

– Vrai ? vrai ? s’écria le père Guillaume joyeux ; Bernard aime Catherine, et Catherine l’aime ?

– Ne vous en doutiez-vous pas ? demanda l’abbé Grégoire.

– Oh ! si ! j’avais peur de me tromper !

– Vous consentez, alors ?

– De grand cœur ! s’écria le père Guillaume.

Puis, s’arrêtant tout à coup :

– Mais… dit-il.

– Mais quoi ?

– Mais, seulement, il faut en parler à la vieille… Tout ce que nous avons fait depuis vingt-six ans, nous l’avons fait d’accord. Bernard est son fils comme le mien : il faut donc en parler à la vieille… Oui, oui, continua le père Guillaume, c’est nécessaire !

Alors, allant ouvrir la porte de la cuisine :

– Eh ! la mère, cria-t-il, viens ici !

Puis, se rapprochant de l’abbé en serrant sa pipe entre ses dents et en se frottant les mains, ce qui était chez le père Guillaume le signe de la plus haute satisfaction :

– Ah ! ah ! ce coquin de Bernard, ajouta-t-il, c’est bien la bêtise la plus spirituelle qu’il aura faite de sa vie !

En ce moment, la mère Watrin parut sur la porte de sa cuisine, s’essuyant le front avec son tablier blanc.

– Eh bien ! voyons, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

– Viens ici, on te dit ! répondit Guillaume.

– Ah ! faut-il être bête de me déranger comme ça au moment de pétrir ma pâte !

Puis, tout à coup, apercevant son hôte, qu’elle n’avait pas encore vu :

– Tiens ! monsieur l’abbé Grégoire ! s’écria-t-elle. Votre servante, monsieur l’abbé ! Je ne savais point que vous fussiez là ; sans quoi, on n’eût pas eu besoin de m’appeler.

– Bon ! dit Guillaume à l’abbé, entendez-vous, entendez-vous ? la voilà partie !

– Vous vous portez bien ? continua la mère Watrin ; et votre nièce, mademoiselle Alexandrine, elle se porte bien aussi ? Vous savez que tout le monde est en joie dans la maison, à cause du retour de Catherine ?

– Bien ! bien ! bien !… Vous m’aiderez à lui mettre une martingale, n’est-ce pas, monsieur l’abbé, si je n’en viens pas à bout tout seul ?

– Pourquoi m’as-tu appelée, alors, répliqua Marianne avec un reste d’aigreur qu’elle avait conservé de sa dernière sortie, si tu m’empêches de complimenter monsieur l’abbé et de lui demander de ses nouvelles ?

– Je t’ai appelée pour que tu me fasses un plaisir.

– Et lequel ?

– Celui de me donner ton opinion en deux mots et sans phrases sur une affaire importante. Bernard veut se marier.

– Bernard ! se marier ! Et avec qui ?

– Avec sa cousine.

– Avec Catherine ?

– Avec Catherine, oui… Et maintenant, ton opinion ? Allons, vite !

– Catherine, répondit la mère Watrin, c’est une brave enfant, une bonne fille…

– Ça va bien ! continue.

– Qui ne pourrait pas nous faire de honte…

– En route ! en route !

– Seulement, elle n’a rien.

– Rien ?

– Absolument rien !

– Femme, ne mets pas dans la balance quelques misérables écus et le malheur de ces pauvres enfants !

– Mais sans argent, cependant, vieux, on vit mal !

– Et sans amour on vit bien plus mal encore, va !

– Ah ! c’est vrai ! murmura Marianne.

– Quand nous nous sommes mariés, continua le père Guillaume, est-ce que nous en avions, nous, de l’argent ? Non, nous étions gueux comme deux rats, sans compter qu’aujourd’hui nous ne sommes pas encore très riches… Eh bien ! qu’aurais-tu dit, alors, si nos parents avaient voulu nous séparer sous prétexte qu’il nous manquait quelques centaines d’écus pour nous mettre en ménage ?

– Oui, tout ça est bel et bon, répondit la mère Watrin : aussi, n’est-ce pas là le principal obstacle.

Et elle prononça ces mots d’un ton qui fit comprendre à Guillaume que, s’il avait cru tout fini, il se trompait fort, et qu’il allait surgir quelque difficulté aussi tenace qu’inattendue.

– Bon ! dit Guillaume se raidissant de son côté pour la lutte ; et, cet obstacle, quel est-il ? Voyons !

– Oh ! tu me comprends bien ! dit Marianne.

– N’importe ! répondit Guillaume, fais comme si je ne te comprenais pas.

– Guillaume, Guillaume, dit la mère en secouant la tête, nous ne pouvons pas prendre ce mariage-là sur notre conscience !

– Et pourquoi ça ?

– Dame ! parce que Catherine est hérétique.

– Ah ! femme, femme, s’écria Guillaume en frappant du pied, je me doutais que ce serait là la pierre d’achoppement, et cependant je ne voulais pas y croire !

– Que veux-tu, vieux ! comme j’étais il y a vingt ans, je suis encore aujourd’hui… Je me suis opposée autant que j’ai pu au mariage de sa pauvre mère avec Frédéric Blum. Malheureusement, c’était ta sœur : elle était libre, et elle n’a pas eu besoin de mon consentement ; seulement, je lui ai dit : « Rose, souviens-toi de ma prédiction : ça te portera malheur d’épouser un hérétique ! » Elle ne m’a pas écoutée et s’est mariée, et ma prédiction s’est accomplie… Le père a été tué, la mère est morte, et la petite fille est restée orpheline !

– Ne vas-tu pas lui reprocher ça ?

– Non, mais je lui reproche d’être une hérétique.

– Mais, malheureuse ! s’écria le père Guillaume, sais-tu seulement ce que c’est qu’une hérétique ?

– C’est une créature qui sera damnée !

– Même si elle est honnête ?

– Même si elle est honnête !

– Même si elle est bonne mère, bonne femme, bonne fille ?

– Même si elle est tout ça !

– Même quand elle aurait toutes les vertus ?

– Toutes les vertus n’y font rien, dès qu’elle est hérétique.

– Mille millions de sacrements ! s’écria le père Guillaume.

– Jure si tu veux, dit Marianne ; mais ça n’y changera rien, de jurer.

– Tu as raison : aussi je ne m’en mêle plus !

Puis, se retournant vers le digne prêtre, qui avait écouté toute cette discussion sans prononcer un seul mot :

– Et maintenant, dit-il, monsieur l’abbé, vous avez entendu : ça ne me regarde plus ; c’est votre tour !

Puis, s’élançant hors de la chambre comme un homme pressé de respirer le grand air :

– Oh ! femmes, femmes ! s’écria-t-il, que vous avez bien été créées et mises au monde pour damner le genre humain !

Mais elle, pendant ce temps, secouant la tête, murmurait, se parlant à elle-même :

– Non, il a beau dire, c’est impossible ! Bernard n’épousera point une hérétique… Tout ce que l’on voudra, mais pas ça ! Non, non, non, pas ça !

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