VIII Le père et la mère

Restés seuls, Guillaume et Marianne se regardèrent.

Puis, se parlant à lui-même comme si en pareille circonstance la présence de sa femme ne pouvait apporter aucun éclaircissement dans la question qu’il se posait :

– Que diable va donc faire Bernard du côté de la ville ? demanda Guillaume.

– Du côté de la ville ! dit Marianne ; va-t-il du côté de la ville ?

– Oui. Il a même pris le plus court, c’est-à-dire que, au lieu de suivre la route, il a coupé à travers la forêt.

– À travers la forêt, tu es sûr ?

– Parbleu ! voilà les autres qui entrent dans la laie des fonds Houchard, et Bernard n’est pas avec eux… Eh ! les autres !

Le père Guillaume fit un mouvement, moitié pour appeler à lui les forestiers, moitié pour aller à eux, mais sa femme l’arrêta.

– Reste, dit-elle, vieux ; j’ai à te parler.

Guillaume la regarda de côté ; Marianne fit de la tête un signe confirmatif.

– Bon ! s’écria-t-il, si l’on t’écoutait, tu as toujours quelque chose à dire, toi !… Seulement, c’est à savoir si ce que tu as à dire vaut la peine d’être écouté.

Et il s’apprêta de nouveau à sortir pour s’informer près de François ou de ses compagnons de la cause qui éloignait d’eux Bernard.

Mais Marianne l’arrêta une seconde fois.

– Eh ! reste donc ! fit-elle, puisqu’on te dit de rester.

Guillaume resta, mais avec une impatience visible.

– Voyons, dit-il, que me veux-tu ? parle vite !

– Eh ! patience donc ! avec toi, il faudrait avoir fini avant d’avoir commencé !

– Oh ! reprit Guillaume en riant du coin de la lèvre qui ne serrait point sa pipe, c’est que toi, on sait quand tu commences, mais pas quand tu finis !

– Moi ?

– Oui… Tu commences par Louchonneau, et tu finis par le Grand-Turc !

– Eh bien ! cette fois, je commencerai et je finirai par Bernard !… Es-tu content ?

– Va toujours ! dit Guillaume en croisant ses bras avec résignation, et je te dirai ça après.

– Eh bien ! voilà !… Tu as dit toi-même que Bernard était allé du côté de la ville ?

– Oui.

– Qu’il avait même coupé à travers la forêt pour prendre le plus court ?

– Après ?

– Enfin, qu’il n’était point remonté avec les autres du côté des Têtes de Salmon ?

– Non… Eh bien ! sais-tu où il est allé, toi ! Si tu le sais, dis-le, et que la chose soit finie… Tu le vois, je t’écoute… si tu ne le sais pas, ce n’est pas la peine de me retenir !

– Tu remarqueras que c’est toi qui parles, et non pas moi !

– Je me tais, dit Guillaume.

– Eh bien ! reprit la mère, il est allé à la ville…

– Pour rencontrer plus vite Catherine ? La belle malice ! Si ce sont là tes nouvelles, garde-les pour l’almanach de l’an passé.

– Voilà ce qui te trompe, c’est qu’il n’est point allé à la ville pour rencontrer plus vite Catherine !

– Ah ! et pour qui donc est-il allé à la ville ?

– Il est allé à la ville pour mademoiselle Euphrosine.

– La fille du marchand de bois, la fille du maire, la fille de monsieur Raisin ? Allons donc !

– Oui, pour la fille du marchand de bois ; oui, pour la fille du maire ; oui, pour la fille de monsieur Raisin !

– Tais-toi !

– Pourquoi ça ?

– Tais-toi !

– Enfin…

– Mais tais-toi donc !

– Ah ! je n’ai jamais vu un homme pareil ! s’écria la mère Watrin en levant les bras au ciel d’une façon désespérée. Jamais raison !… Je fais ceci d’une façon : j’ai tort ! Je le fais d’une autre : j’ai tort ! Je parle : silence ! j’aurais dû me taire ! Je me tais : bien ! j’aurais dû parler !… Mais Seigneur du bon Dieu ! pourquoi donc a-t-on une langue, si ce n’est pour dire ce que l’on a sur le cœur ?

– Mais il me semble, répondit le père Guillaume regardant sa femme d’un air narquois, que tu ne te prives pas de la faire aller, ta langue !

Et Guillaume, comme s’il eût su ce qu’il voulait savoir, se mit à bourrer sa pipe, tout en sifflotant un petit air de chasse qui avait pour but d’inviter poliment sa femme à laisser la conversation s’arrêter là.

Mais Marianne était de plus dure résistance.

– Eh bien ! continua-t-elle, si je te disais, moi, que c’est la jeune fille elle-même qui m’a parlé de ça la première.

– Quand ? demanda laconiquement Guillaume.

– Dimanche dernier, en sortant de la messe, ah !

– Que t’a-t-elle dit ?

– Elle m’a dit… Veux-tu m’écouter, oui ou non ?

– Eh ! je t’écoute !

– Elle m’a dit : « Savez-vous, madame Watrin, que monsieur Bernard est un garçon fort entreprenant ? »

– Lui, Bernard ?

– Je te dis ce qu’elle a dit… « Quand je passe, il me regarde, oh ! mais que, si je n’avais pas un éventail, je ne saurais que faire de mes yeux. »

– T’a-t-elle dit que Bernard lui eût parlé ?

– Non, elle ne m’a pas dit ça.

– Eh bien !

– Attendons ! Es-tu pressé, mon Dieu !… Mais elle a ajouté : « Madame Watrin, nous irons vous faire une visite un de ces jours avec mon père ; mais tâchez que monsieur Bernard ne soit point là, je serais trop embarrassée, car, de mon côté, je le trouve très bien, votre fils ! »

– Oui, dit Guillaume en haussant les épaules, et ça te fait plaisir, à toi ? Ça a caressé ton amour-propre, qu’une belle demoiselle de la ville, la fille du maire, te dise qu’elle trouvait Bernard joli garçon ?

– Mais sans doute !

– Et voilà que ta tête a battu la campagne, et que ton imagination a fait toutes sortes de plans là-dessus !

– Pourquoi pas ?

– Et tu as vu Bernard gendre de monsieur le maire !

– Dame ! s’il épousait sa fille…

– Tiens, dit Guillaume ôtant sa casquette d’une main et saisissant de l’autre une poignée de ses cheveux gris comme s’il voulait les arracher ; tiens, vois-tu, j’ai connu des bécasses, des oies, des grues qui étaient plus malignes que toi !… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! si ça ne fait pas mal d’entendre dire des choses pareilles ! Enfin, n’importe ! puisque je suis condamné à ça, faisons notre temps.

– Cependant, continua la mère, exactement comme si Guillaume n’eût rien dit, si j’ajoutais que monsieur Raisin lui-même m’a arrêtée, pas plus tard qu’hier, comme je revenais de faire mon marché, et m’a dit : « Madame Watrin, j’ai entendu parler de vos gibelottes, et j’irai un jour, sans façon, en manger avec vous et le père Guillaume. »

– Mais tu ne vois donc pas le motif de tout ça ? s’écria le vieux, tirant, ainsi que c’était son habitude quand il s’échauffait, des bouffées de fumée de sa pipe, et commençant à disparaître, comme Jupiter tonnant, dans un nuage de vapeur.

– Non, répondit Marianne, ne comprenant pas que l’on pût voir dans les paroles qu’elle avait rapportées autre chose que ce qu’elles semblaient dire.

– Eh bien ! je vais te l’expliquer, moi.

Et l’explication devant être longue, comme dans toutes les circonstances solennelles, le père Guillaume ôta sa pipe de sa bouche, passa sa main derrière son dos, et, les dents plus serrées encore que d’habitude :

– C’est un malin, vois-tu, que monsieur le maire, moitié Normand, moitié Picard, qui a de l’honnêteté tout juste ce qu’il en faut pour ne pas être pendu. Eh bien ! il espère qu’en te faisant parler de ton fils par sa fille, en te parlant lui-même de tes gibelottes, tu me tireras mon bonnet de coton jusque sur les yeux, de sorte que, s’il met à terre quelque hêtre, ou s’il abat quelque chêne qui ne soit pas de son lot, je n’y ferai point attention… Ah ! mais pas de ça, monsieur le maire ! Coupez les foins de votre commune pour nourrir vos chevaux, ça ne me regarde pas ; mais vous aurez beau me faire tous les compliments que vous voudrez, vous n’abattrez pas dans votre lot un soliveau de plus qu’il ne vous en a été vendu !

Sans être vaincue, Marianne fit un mouvement de tête qui signifiait qu’il pouvait bien y avoir, au bout du compte, quelque chose de vrai dans ce que le vieux disait là.

– Soit ! n’en parlons plus, alors, fit-elle avec un soupir ; mais tu ne nieras pas, au moins, que le Parisien ne soit amoureux de Catherine ?

– Allons ! s’écria Guillaume faisant un geste comme pour briser sa pipe contre terre, voilà que nous tombons de fièvre en chaud mal !

– Pourquoi ça ? demanda la mère.

– As-tu fini ?

– Non.

– Tiens, fit Guillaume en mettant la main à son gousset, je t’achète un petit écu ce qui te reste à dire… à la condition que tu ne le diras pas !

– Enfin, as-tu quelque chose contre lui ?

Guillaume tira de sa poche la pièce de monnaie.

– Le marché est-il fait ? demanda-t-il.

– Un beau garçon ! poursuivit la vieille avec cet entêtement dont François, en buvant à sa santé, lui avait souhaité de se corriger.

– Trop beau ! répondit Guillaume.

– Riche ! insista Marianne.

– Trop riche !

– Galant !

– Trop galant, morbleu ! trop galant ! Il pourrait lui en coûter le bout de ses oreilles, sinon ses oreilles tout entières, pour sa galanterie !

– Je ne te comprends pas.

– N’importe ! ça m’est bien égal : du moment où je me comprends, ça me suffit.

– Conviens, au moins, dit Marianne en se retournant, que ce serait un beau parti pour Catherine.

– Pour Catherine ? reprit le père ; d’abord, rien n’est trop beau pour Catherine !

La vieille fit un mouvement de tête presque dédaigneux.

– Elle n’est cependant pas d’une défaite facile ! dit-elle.

– Bon ! voilà que tu vas dire qu’elle n’est pas belle ?

– Jésus ! s’écria la mère, elle est belle comme le jour !

– Qu’elle n’est pas sage ?

– La Sainte-Vierge n’est pas plus pure qu’elle !

– Qu’elle n’est pas riche ?

– Dame ! avec la permission de Bernard, elle aura la moitié de ce que nous avons.

– Oh ! dit Guillaume riant de son rire silencieux, et tu peux être tranquille, Bernard ne refusera pas la permission !

– Non, dit la vieille secouant la tête, ce n’est point tout ça.

– Qu’est-ce que c’est donc, alors ?

– C’est l’histoire de la religion, dit Marianne avec un soupir.

– Ah ! oui, parce que Catherine est protestante comme son pauvre père… La même chanson, toujours !

– Dame ! il n’y a pas beaucoup de gens qui verront avec plaisir entrer une hérétique dans leur famille.

– Une hérétique comme Catherine ? Alors, moi, je suis tout le contraire des autres : je remercie chaque matin le bon Dieu qu’elle soit de la nôtre !

– Il n’y a pas de différence entre les hérétiques ! continua Marianne avec une assurance qui eût fait honneur à un théologien du seizième siècle.

– Ah ! tu sais ça, toi ?

– Dans son dernier sermon, que j’ai entendu, monseigneur l’évêque de Soissons a dit que tous les hérétiques étaient damnés !

– Eh ! je me moque de ce que dit l’évêque de Soissons comme de la cendre de ce tabac, dit Guillaume en cognant, pour le vider, son brûle-gueule sur l’ongle de son pouce. Est-ce que l’abbé Grégoire ne nous dit pas, lui, non seulement dans son dernier sermon, mais encore dans tous ses sermons, que les bons cœurs sont élus ?

– Oui, reprit la vieille avec acharnement, mais l’évêque en doit savoir plus que lui, puisqu’il est évêque, et que l’abbé Grégoire n’est qu’abbé !

– Ah ! dit Guillaume, qui, pendant ce temps, ayant débourré et rebourré sa pipe, paraissait désireux de la fumer tranquille ; et maintenant, as-tu dit tout ce que tu avais à dire ?

– Oui, quoique ça n’empêche pas que j’aime Catherine, vois-tu ?

– Je le sais.

– Comme ma propre fille !

– Je n’en doute pas.

– Et que celui qui viendrait me dire du mal d’elle, ou qui essaierait de lui faire le moindre déplaisir, serait mal venu de moi !

– Bravo !… maintenant, un conseil, la mère !

– Lequel ?

– Tu as assez parlé.

– Moi ?

– Oui, c’est mon avis… Eh bien ! ne parle plus que je ne te questionne… ou, mille millions de sacrements !…

– C’est parce que j’aime Catherine comme j’aime Bernard justement que j’ai fait ce que j’ai fait, continua la vieille, qui paraissait avoir, comme madame de Sévigné, gardé pour le post-scriptum ce qu’elle avait de plus intéressant à dire.

– Ah ! morbleu ! s’écria Guillaume presque effrayé, voilà que tu ne t’es pas contentée de dire, voilà que tu as fait… Eh bien ! voyons un peu ce que tu as fait ?

Et Guillaume, réintégrant sa pipe, non allumée, mais bourrée jusqu’à la gueule, dans l’arcade dentaire qui lui servait de tenailles, se croisa les bras et attendit.

– Parce que, si Bernard pouvait épouser mademoiselle Euphrosine, et le Parisien Catherine… continua la vieille, coupant, avec une science oratoire dont on l’eût crue incapable, la phrase sur un sens suspendu.

– Voyons, qu’as-tu fait ? demanda Guillaume, qui semblait décidé à ne pas se laisser surprendre par les artifices du langage.

– Ce jour-là, continua Marianne, le père Guillaume serait forcé de reconnaître que je ne suis pas une bécasse, une oie sauvage, une grue !

– Oh ! quant à ça, je le reconnais tout de suite ; les bécasses, les oies sauvages et les grues sont des oiseaux de passage, tandis qu’il y a vingt-six ans que tu me fais enrager, printemps, été, automne et hiver !… Voyons, accouche ! Qu’as-tu fait ?

– J’ai dit à monsieur le maire, qui me complimentait sur mes gibelottes : « Eh bien ! monsieur le maire, c’est demain double fête à la maison : fête pour la fête de Corcy, de la paroisse duquel nous relevons ; fête pour le retour de ma nièce Catherine… Venez donc manger une gibelotte à la maison, avec mademoiselle Euphrosine et monsieur Louis Chollet ; et, après le dîner, eh bien ! s’il fait beau, nous irons tous ensemble faire un tour à la fête. »

– Ce qu’il a accepté, n’est-ce pas ? dit Guillaume avec une crispation de mâchoires qui fit craquer le tuyau de son brûle-gueule et le diminua de deux centimètres.

– Sans fierté !

– Oh ! vieille cigogne ! s’écria le garde chef avec désespoir ; elle sait que je ne peux pas le voir, son maire ; elle sait que je ne peux pas la sentir, sa bégueule d’Euphrosine ; elle sait que je l’évente d’une lieue, son Parisien ! Eh bien ! elle les invite à dîner chez moi ! Quand cela ? un jour de fête !

– Enfin, dit la vieille, enchantée d’avoir avoué le méfait qui lui pesait sur le cœur, ils sont invités !

– Oui, ils sont invités ! dit Guillaume rageant.

– On ne peut pas les désinviter, n’est-ce pas ?

– Non, par malheur ! Mais je sais quelqu’un qui digérera mal son dîner, ou plutôt qui ne le digérera pas du tout… Adieu !

– Où vas-tu ? s’écria la vieille.

– J’ai entendu le fusil de François ; je vas voir si le sanglier est mort.

– Vieux ! fit Marianne d’un air suppliant.

– Non !

– Si j’ai eu tort…

Et la pauvre bonne femme joignit les mains.

– Tu as eu tort !

– Pardonne-moi, Guillaume, j’ai agi dans une bonne intention.

– Dans une bonne intention ?

– Oui.

– De bonnes intentions, l’enfer en est pavé !

– Écoute donc !

– Laisse-moi tranquille, ou…

Et Guillaume leva la main.

– Oh ! dit Marianne résolue, ça m’est bien égal ! je ne veux pas que tu sortes ainsi ; je ne veux pas que tu me quittes en colère ; vieux, à notre âge surtout, quand on se sépare, Dieu sait si l’on se revoit.

Et deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Marianne.

Guillaume vit ces larmes. Les larmes étaient rares dans la maison du vieux garde chef ! Il haussa les épaules, et, faisant un pas vers sa femme :

– Grosse bête, avec ta colère ! dit-il ; je suis en colère contre le maire, et non contre ma vieille !

– Ah ! fit la mère.

– Voyons, embrasse-moi, radoteuse ! continua Guillaume en serrant sa vieille compagne sur sa poitrine, mais en levant la tête pour ne pas compromettre son brûle-gueule.

– C’est égal, murmura Marianne, qui, rassurée quant au fond, n’était pas fâchée d’épiloguer un peu sur le détail, tu m’as appelée vieille cigogne !

– Eh bien ! après ? dit Guillaume ; est-ce que la cigogne n’est pas un oiseau de bon augure ? Est-ce qu’elle ne porte pas bonheur aux maisons où elle fait son nid ?… Eh bien ! tu as fait ton nid dans cette maison, et tu lui portes bonheur ; voilà ce que je voulais dire.

– Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?

En effet, le bruit d’une carriole, qui quittait le pavé de la route pour venir s’arrêter devant la porte de la Maison-Neuve, distrayait l’oreille du vieux garde, en même temps que se faisait entendre une jeune et joyeuse voix qui criait :

– Papa Guillaume ! maman Marianne ! c’est moi ! me voilà !

Et, à ces mots, une belle jeune fille de dix-neuf ans s’élançait du marchepied de la carriole, et retombait sur le seuil de la maison.

– Catherine !… s’écrièrent ensemble le garde chef et sa femme en s’avançant vers la nouvelle venue et lui tendant les bras.

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