X Mademoiselle Euphrosine Raisin

La jeune fille que précédait cette pompeuse annonce entra majestueusement dans la maison du vieux garde chef, n’ayant pas l’air de douter un instant du grand honneur qu’elle faisait à cette pauvre maison en franchissant son humble seuil.

Il était incontestable qu’elle était belle, mais de cette beauté peu sympathique qui est faite d’un mélange d’orgueil et de vulgarité pétris avec cette fraîcheur de la jeunesse que les jeunes gens du peuple intitulent si justement la beauté du diable.

Elle était mise avec cette exagération d’ornements qui indique l’élégante provinciale.

Elle entra, jeta un regard autour d’elle, cherchant évidemment deux personnes absentes : Bernard et Catherine.

La mère Watrin demeura comme ravie de cette beauté solaire qui apparaissait, à neuf heures du matin, aussi parée qu’elle l’eût été, le soir, dans un bal, à la lumière de cinq cents bougies !

Puis, se précipitant sur une chaise qu’elle poussa du côté de la belle visiteuse :

– Oh ! ma chère demoiselle, s’écria-t-elle.

– Bonjour, chère madame Watrin, répondit d’un air protecteur mademoiselle Euphrosine en faisant signe qu’elle resterait debout.

– Comment ! c’est vous ! continua la mère, vous dans notre pauvre petite maison !… Mais asseyez-vous donc… Dame ! les chaises ne sont pas rembourrées comme chez vous. N’importe ! asseyez-vous toujours, je vous en prie !… Et moi qui ne suis pas habillée ! Dame ! je ne m’attendais pas à vous voir si matin !

– Vous nous excuserez, répondit Euphrosine, ma chère madame Watrin, mais on est toujours pressé de voir les gens que l’on aime.

– Oh ! vous êtes bien bonne !… En vérité, je suis toute confuse !

– Bah ! dit mademoiselle Euphrosine en écartant sa mante et en laissant voir une toilette de cour, vous savez que je ne tiens pas à la cérémonie, et moi-même, vous voyez !

– Je vois, dit la mère Watrin éblouie, que vous êtes belle comme un ange et parée comme une châsse… mais ce n’est point ma faute si je suis en retard : c’est que la fillette nous est arrivée ce matin de Paris.

– N’est-ce point de votre nièce, de la petite Catherine que vous voulez parler ? demanda négligemment mademoiselle Euphrosine.

– Oui, d’elle-même… mais nous nous trompons en l’appelant, moi, la fillette, et vous la petite Catherine : c’est véritablement une grande fille, et qui a la tête de plus que moi !

– Ah ! tant mieux ! fit mademoiselle Euphrosine, je l’aime beaucoup votre nièce !

– Bien de l’honneur pour elle, mademoiselle ! répondit la mère Watrin en faisant la révérence.

– Quel mauvais temps ! continua la jeune citadine, en passant d’un sujet à un autre, comme il convenait à un esprit aussi élevé que le sien ; comprenez-vous, pour un jour de mai !

Puis, en manière de phrase incidente :

– À propos, continua-t-elle, où est donc monsieur Bernard ? À la chasse, probablement. N’ai-je pas entendu dire que l’inspecteur avait bien voulu vous accorder la permission de tuer un sanglier à l’occasion de la fête de Corcy ?

– Oui, et aussi du retour de Catherine.

– Ah ! vous croyez que l’inspecteur s’est inquiété de ce retour ?

Et mademoiselle Euphrosine fit une petite moue qui voulait dire : « Il faut que son inspection ne l’occupe pas beaucoup pour qu’il ait le temps de songer à de pareilles niaiseries ! »

La vieille sentit instinctivement le mauvais vouloir de mademoiselle Euphrosine, et se raccrochant au côté de la conversation qu’elle devinait lui être le plus agréable :

– Bernard, disiez-vous ? Vous demandiez où est Bernard ? En vérité, je n’en sais rien. Il devrait être ici, puisque vous y êtes… Sais-tu où il est, toi, Mathieu ?

– Moi ? répondit Mathieu ; et comment voulez-vous que je sache ça ?

– Mais il est sans doute près de sa cousine ! dit aigrement mademoiselle Euphrosine.

– Oh ! non, non, non ! fit vivement la vieille.

– Et… est-elle embellie, votre nièce ? demanda mademoiselle Raisin.

– Ma nièce ?

– Oui.

– Embellie ?

– Je vous le demande.

– Elle est… elle est gentille, répondit la mère Watrin embarrassée.

– Je suis enchantée qu’elle soit revenue, continua mademoiselle Euphrosine reprenant ses airs protecteurs. Pourvu que Paris ne lui ait pas donné des habitudes au-dessus de sa position !

– Oh ! non, il n’y a pas de danger ! Vous savez qu’elle était à Paris pour y apprendre l’état de lingère et de faiseuse de modes ?

– Et vous croyez qu’elle n’aura pas appris autre chose à Paris ? Tant mieux !… mais qu’avez-vous donc, madame Watrin ? vous semblez inquiète.

– Oh ! ne faites pas attention, mademoiselle… Cependant, si vous le permettiez, j’appellerais Catherine, qui vous tiendrait compagnie tandis que j’irais…

Et madame Watrin jeta un coup d’œil désespéré sur son humble costume, qui était celui de tous les jours.

– Faites comme vous voudrez, répondit mademoiselle Euphrosine avec un laisser-aller plein de dignité. Quant à moi, je serai charmée de la voir, cette chère petite.

À peine la mère Watrin eut-elle reçu cette permission, que, se tournant vers l’escalier :

– Catherine ! Catherine ! cria-t-elle, descends vite, mon enfant ! descends !… C’est mademoiselle Euphrosine qui est là.

Catherine parut à l’instant même sur le palier.

– Descends, mon enfant ! descends ! dit la mère Watrin.

Catherine descendit silencieuse.

– Maintenant, mademoiselle, vous permettez ? demanda Marianne en se tournant vers la fille du maire.

– Comment donc ! allez ! allez !

Et jetant à la dérobée un coup d’œil sur Catherine, tandis que la vieille se retirait en faisant force révérences :

– Mais, ajouta tout bas mademoiselle Euphrosine en fronçant le sourcil, elle est plus que gentille, cette petite ! Que disait donc la mère Watrin ?

Catherine, pendant ce temps, s’avançait sans embarras ni sans modestie affectée, et, s’arrêtant devant mademoiselle Euphrosine, qui la regardait de son air le plus digne :

– Pardon ! mademoiselle, dit-elle avec une simplicité parfaite, mais j’ignorais que vous fussiez ici ; sans quoi je me serais empressée de descendre et de vous présenter mes hommages.

– Oh ! murmura mademoiselle Euphrosine se parlant à elle-même, et néanmoins se parlant assez haut pour que Catherine ne perdît pas un mot de son monologue, que vous fussiez… empressée de descendre… présenter mes hommages… Mais, en vérité, c’est tout à fait une Parisienne, et il faudra la marier avec monsieur Chollet ; les deux feront la paire.

Puis, se tournant vers Catherine :

– Mademoiselle, dit-elle d’un air goguenard, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

– Ma tante a-t-elle songé à s’informer si vous aviez besoin de quelque chose, mademoiselle ? demanda Catherine sans paraître s’apercevoir le moins du monde de l’intention malveillante que la fille du maire avait mise dans ses paroles.

– Oui, mademoiselle, mais je n’avais besoin de rien.

Puis, ayant l’air de faire cesser ces relations d’égale à égale :

– Avez-vous apporté de nouveaux patrons de Paris ? demanda-t-elle.

– J’ai essayé, dans le mois qui a précédé mon retour, de réunir ce qu’il y avait de plus nouveau, oui, mademoiselle.

– Vous avez appris à faire des bonnets, là-bas ?

– Des bonnets et des chapeaux.

– Chez qui étiez-vous ? Chez madame Baudrand ou chez madame Barenne ?

– J’étais dans une maison plus modeste, mademoiselle ; mais j’espère, cependant, n’en pas savoir plus mal mon état.

– C’est ce que nous verrons, répondit mademoiselle Euphrosine de son air protecteur : aussitôt que vous serez installée dans votre magasin de la place de la Fontaine, je vous enverrai quelques vieux bonnets à refaire, et un chapeau de l’an dernier à retoucher.

– Merci, mademoiselle ! dit en s’inclinant Catherine. Mais, tout à coup, la jeune fille redressa la tête, écouta et tressaillit.

Il lui semblait avoir entendu prononcer son nom.

En effet, une voix bien connue de son cœur criait du dehors, et tout en se rapprochant avec rapidité :

– Catherine !… où est donc Catherine ?

En même temps, couvert de poussière, le front ruisselant de sueur, Bernard s’élançait dans la chambre.

– Ah ! cria-t-il en apercevant Catherine, avec l’accent d’un homme longtemps submergé qui revient sur l’eau et reprend sa respiration, ah ! mon Dieu ! c’est donc toi !… Enfin ! enfin !

Et il tomba sur une chaise, tout en tenant les mains de la jeune fille.

– Bernard ! cher Bernard ! s’écria Catherine en lui présentant ses joues.

Au cri jeté par son fils, la mère Watrin était entrée, et, en voyant, d’un côté, mademoiselle Euphrosine seule, debout, la figure crispée, et, de l’autre, ce groupe isolé du monde et tout entier à son bonheur, elle avait compris son erreur à l’égard des sentiments amoureux de son fils pour mademoiselle Raisin, et, toute blessée de voir sa perspicacité si complètement mise en défaut :

– Eh bien ! Bernard ! s’écria-t-elle, eh bien ! est-ce donc là une manière de vivre ?

Mais lui, sans écouter sa mère, et sans s’apercevoir de la présence de mademoiselle Euphrosine :

– Ah ! Catherine, dit-il, si tu savais ce que j’ai souffert, va ! Je croyais… j’ai craint… mais rien, te voilà ! Tu as pris par Meaux et La Ferté-Milon, n’est-ce pas ? Je sais cela ; François me l’a dit, de sorte que tu as voyagé toute la nuit, et fait trois lieues en carriole ! Pauvre chère enfant ! ah ! que je suis donc content, que je suis donc heureux de te revoir !

– Mais ! garçon, mais, garçon ! répéta la mère avec indignation, tu ne fais donc pas attention à mademoiselle Euphrosine ?

– Ah ! pardon ! dit Bernard, levant sa tête étonnée du côte de la jeune fille ; c’est vrai… excusez-moi : je ne vous voyais pas… Votre serviteur !

Puis, revenant à Catherine :

– Est-elle grande ! est-elle belle ! Mais regardez donc, ma mère ! regardez donc !

– Avez-vous fait bonne chasse, monsieur Bernard ? demanda Euphrosine.

La voix parvint à l’oreille de Bernard comme un son vague dont il parvint cependant à saisir le sens.

– Moi ? non… oui… si… je ne sais pas, dit-il ; qui est-ce qui a chassé ?… Tenez, excusez-moi, je perds la tête, tant je suis joyeux ! J’ai été au-devant de Catherine, voilà ce que j’ai fait !

– Et vous ne l’avez pas rencontrée, à ce qu’il paraît ? répliqua Euphrosine.

– Non, par bonheur ! s’écria Bernard.

– Par bonheur ?

– Oh ! oui, oui… Cette fois je sais ce que je dis !

– Si vous savez ce que vous dites, monsieur Bernard, reprit Euphrosine en étendant le bras, comme pour chercher un appui, moi, je ne sais ce que j’ai… je ne me trouve pas bien !

Mais Bernard était si occupé de Catherine, elle lui souriait si tendrement, elle le remerciait par de si doux serrements de main de cette agitation dont il venait de donner des preuves, qu’il n’entendit point ce que disait Euphrosine, et ne vit point sa pâleur et son tremblement vrais ou supposés.

Il n’en fut pas de même de la mère Watrin, qui ne perdait pas de vue mademoiselle Euphrosine.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! Bernard ! s’écria-t-elle, n’entends-tu pas que mademoiselle ne se trouve pas bien ?

– Oh ! oui, sans doute, dit Bernard, il fait trop chaud ici !… Mère, donne le bras à mademoiselle Euphrosine, et toi, François, porte un fauteuil dehors.

– Voilà le fauteuil demandé ! dit François.

– Non, non, dit Euphrosine, cela ne sera rien.

– Oh ! si fait ! insista la mère Watrin ; vous êtes toute pâle, chère demoiselle, et l’on dirait que vous allez vous évanouir !

– C’est de l’air, dit Bernard, de l’air qu’il faut à mademoiselle !

– Si, au moins, vous me donniez le bras, monsieur Bernard, dit Euphrosine d’un air languissant.

Bernard vit qu’il n’y avait point à reculer.

– Comment donc, mademoiselle, dit-il, avec le plus grand plaisir !

Et tout bas à Catherine :

– Reste là, je reviens !

Puis, prenant Euphrosine par le bras et l’entraînant plus vite que son apparente faiblesse ne semblait le permettre :

– Venez, mademoiselle, venez ! dit-il, tandis que François, obéissant de son côté à l’ordre reçu, les suivait en disant :

– Voilà le fauteuil !

Et que la mère Watrin ajoutait :

– Et du vinaigre pour vous frotter les tempes.

Catherine resta seule.

Ce qui venait de se passer, l’empressement réel de Bernard, le feint évanouissement d’Euphrosine, avaient parlé plus clair à ses yeux et surtout à son cœur que n’eussent pu le faire toutes les explications et tous les serments du monde.

– Ah ! maintenant, dit-elle, mère Marianne peut me dire tout ce qu’elle voudra, je suis bien tranquille !

À peine achevait-elle ces mots, que Bernard rentrait et se jetait à ses genoux. En même temps, François, tirant la porte du dehors, les isolait avec leur amour et leur bonheur.

– Oh ! Catherine, s’écriait Bernard en embrassant les genoux de la jeune fille, que je t’aime ! que je suis heureux !…

Catherine abaissa sa tête ; les yeux des deux jeunes gens disaient si bien tout ce qu’ils avaient à dire, que sans prononcer une seule parole, leurs haleines se confondirent et leurs lèvres se touchèrent.

Leurs deux poitrines jetèrent ensemble deux cris de joie qui n’en firent qu’un seul, et ils demeurèrent, le regard voilé, plongés dans un si doux ravissement qu’ils ne virent pas la tête haineuse de Mathieu qui s’allongeait par la porte entrouverte de la cuisine, et n’entendirent pas sa voix stridente qui murmurait :

– Ah ! monsieur Bernard, vous m’avez donné un soufflet ; ce soufflet-là vous coûtera cher !…

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