4 Gourdin, sors du sac

Le troisième frère était entré en apprentissage chez un tourneur, et, comme c’est un métier tant soit peu artiste, l’apprentissage fut plus long que ne l’avait été celui de ses deux frères.

Il était donc encore chez son patron lorsqu’il reçut une lettre de son père, qui lui annonçait le retour de ses deux frères et le mauvais résultat de leur voyage, et comment tous deux avaient inutilement réclamé à l’hôte, l’un sa table couvre-toi, l’autre son âne qui crache de l’or.

Justement, comme le jeune homme recevait la lettre du vieillard, son apprentissage finissait ; il comprit que, son père étant vieux, infirme et malheureux, il devait retourner près de lui pour aider, autant que possible, à son bien-être, et il prit congé de son patron.

Alors, celui-ci, qui avait été on ne peut plus satisfait de lui, lui remit un sac et lui dit :

– Voilà un sac.

– Mais, dit l’apprenti, il me semble qu’il y a quelque chose dans ce sac.

– Oui, il y a un gourdin.

– Le sac peut m’être utile, dit l’apprenti ; mais que voulez-vous que je fasse du gourdin, qui ne me paraît même pas assez long pour que je m’appuie dessus.

– Écoute, lui dit son maître, si quelqu’un t’a fait du tort, tu n’as qu’à dire : Gourdin, sors du sac ! et aussitôt le gourdin sautera dehors et dansera une si joyeuse bourrée sur les épaules de celui dont tu auras à te plaindre, que, pendant huit jours, il ne pourra bouger ni pieds ni pattes – sans compter que le gourdin ne cessera de frapper que quand tu lui diras : Gourdin, rentre dans le sac !

Le compagnon remercia son maître, jeta le sac sur son épaule ; et si, pendant la route, quelqu’un le menaçait, il se contentait de dire :

– Gourdin, sors du sac !

Et le gourdin, faisant aussitôt son devoir, sautait du sac et battait les habits ou les vestes jusqu’à ce qu’ils tombassent en loques du dos de celui qui les portait.

Ce fut vers le soir que le jeune homme arriva à l’auberge où ses frères avaient été trompés. Il plaça son sac sur ses genoux et commença de raconter tout ce qu’il avait vu de merveilleux dans le monde.

L’aubergiste alors lui demanda s’il connaissait la table couvre-toi, et l’âne qui crache de l’or.

– Oui, dit le jeune homme, j’en ai entendu parler ; mais ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai là dans mon sac.

L’aubergiste n’osa lui demander ce qu’il avait dans son sac.

« Bon ! pensa-t-il, que peut-il donc y avoir dans le sac de ce voyageur ? Il faut qu’il soit rempli de pierres précieuses ! Il est juste que je l’aie, car toute bonne chose se complète par le nombre de trois. »

Quand l’heure du coucher arriva, le tourneur s’étendit tout simplement sur un banc et mit son sac sous la tête en guise d’oreiller.

Or, quand l’aubergiste le crut profondément endormi, il vint tout doucement rôder autour de lui et s’approcha du sac pour voir s’il ne pourrait pas s’en emparer et en mettre un autre à la place, comme il avait fait de la table couvre-toi, et de l’âne qui crache de l’or.

Mais le tourneur s’attendait à cette visite, et, quand il vit l’hôtelier étendre la main, il cria :

– Gourdin, sors du sac !

Et aussitôt le gourdin obéissant sortit, en effet, du sac, sauta sur le voleur et lui rabattit tellement les coutures de son habit, que les os qu’elles recouvraient en étaient tout aplatis. L’aubergiste criait miséricorde ; mais, plus fort l’aubergiste criait, plus fort le gourdin frappait.

Enfin, épuisé non seulement des coups qu’il recevait, mais des cris qu’il poussait, le malheureux tomba à demi mort sur le carreau de la salle.

Alors le tourneur lui dit :

– Je veux bien dire au gourdin de s’arrêter ; mais, si tu ne me rends pas à l’instant même la table couvre-toi et l’âne qui crache de l’or, la danse va recommencer comme de plus belle.

– Je rendrai tout ! je rendrai tout ! s’écria l’aubergiste, mais, au nom du ciel, faites rentrer ce démon dans son sac.

– Soit ; mais marche droit, et fais attention à ne pas chercher à me tromper, car tu en serais le mauvais marchand.

Alors il cria :

– Gourdin, rentre dans ton sac !

Le gourdin obéit et laissa l’aubergiste en paix.

Le lendemain matin, fidèle à sa promesse, l’aubergiste remit au compagnon tourneur la table couvre-toi et l’âne qui crache de l’or.

Celui-ci se mit aussitôt en route, chassant devant lui l’âne qui portait la table et le sac, et, vers midi, il arriva chez son père.

Celui-ci fut fort content de le voir, et, comme à ses autres fils, il lui demanda ce qu’il avait appris dans son compagnonnage.

– Mon cher père, dit le jeune homme, j’ai appris à être tourneur.

– C’est un bel état, dit le vieillard ; et qu’as-tu rapporté de tes voyages ?

– Un morceau précieux.

– Fais voir, dit le père.

Le jeune homme ouvrit son sac.

– Qu’est-ce que cela ? Un gourdin dans un sac ! Par ma foi, tu as fait là une belle trouvaille ! Tu peux en couper un pareil à chaque coin du bois.

– Oh ! que non, mon cher père, attendu que celui-ci obéit à la parole. Je n’ai qu’à lui dire : « Gourdin, sors du sac ! » il sort aussitôt comme un furieux, et se met à battre la charge sur les épaules de celui que je veux régaler, et, si je ne lui disais pas : « Gourdin, rentre dans le sac ! » il continuerait jusqu’à ce que celui sur les épaules duquel il frappe eût rendu l’âme. Voyez plutôt : grâce à mon gourdin, j’ai recouvré la table couvre-toi et l’âne qui crache de l’or, qu’un aubergiste infidèle avait volés à mes frères. Maintenant, invitez tous nos parents ; je veux les régaler comme il faut et leur emplir les poches d’or.

Le vieux tailleur ne se fiait pas trop à cette promesse ; cependant il parvint à rassembler les parents, qui ne s’y fiaient pas plus que lui.

Les deux frères vinrent avec les parents.

Alors le tourneur étendit un drap dans la chambre, amena l’âne qui crache de l’or, et dit à son frère :

– Maintenant, voici ton âne ; tu sais ce que tu as à lui dire.

Le meunier ne dit qu’un mot :

– Brick-le-brit !

Et aussitôt les pièces d’or tombèrent comme une averse, et l’âne ne s’arrêta que quand chacun des assistants en eut tout ce qu’il pouvait porter.

Puis le tourneur alla chercher la table et dit :

– À ton tour, mon bon frère, et parle-lui un peu.

Et à peine le menuisier eut-il dit : Table couvre-toi ! que la table se trouva servie, et avec la vaisselle la plus précieuse.

Alors commença un festin comme jamais le bon vieux tailleur n’en n’avait rêvé de sa vie, et toute la parenté resta réunie à se divertir jusqu’au lendemain matin.

À partir de ce jour-là, le bon vieux tailleur serra dans son armoire son fil et ses aiguilles, son aune et ses pose-carreaux, et vécut avec ses trois fils, joyeusement et dans l’abondance.

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