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Si jamais vous avez vu la mer, mes chers petits enfants, vous avez dû remarquer que plus l’eau est profonde, plus elle est bleue.

Mais encore faut-il pour cela que le ciel soit bleu, car la mer n’est qu’un grand miroir étendu par le bon Dieu sur la terre, pour réfléchir le ciel.

Or, plus on avance vers les hautes latitudes, c’est-à-dire vers l’équateur, plus le ciel est bleu, et par conséquent plus la mer est bleue.

Là aussi, elle est plus profonde, si profonde qu’il y a certains endroits dont on n’a pas encore pu trouver le fond, quoiqu’on y ait jeté des lignes de plus de mille mètres de longueur, ce qui suppose douze ou quinze clochers comme celui de la ville ou du village que vous habitez, mis au-dessus les uns des autres.

Au fond de ces abîmes insondables, vit ce que l’on appelle le peuple de la mer.

Ce peuple de la mer se compose, outre les poissons que vous connaissez et que tous les jours on sert sur la table de vos parents, tels que le merlan, la raie, le hareng, la sardine, le thon, d’une foule d’animaux que vous ne connaissez pas, depuis l’immense encornet, dont nul n’a jamais pu déterminer la forme ni la longueur, jusqu’à l’impalpable méduse, que la baleine broie par milliards avec ses fanons, qui ne sont rien autre chose que ses dents, et qui servent à faire des buses aux corsets de vos mamans.

Il ne faudrait pas croire, chers enfants, qu’au fond de ces gouffres, la mer présente un lit de sable mouillé pareil à celui qu’elle découvre quand elle se retire de la plage de Dieppe ou de Trouville. Non, vous seriez dans l’erreur. Les plantes qui montent quelquefois jusqu’à la surface de l’eau prouvent que ces profondeurs disparaissent sous une gigantesque végétation près de laquelle les fougères antédiluviennes de quatre-vingts et de cent pieds de long, qu’on retrouve dans les carrières de Montmartre, ne sont que de faibles brins d’herbe.

Seulement, de même que le palmier, cet arbre des plages africaines, dont les poètes ont fait le symbole de la grâce, plie et ondule selon tous les caprices du vent, de même ces forêts aux troncs mobiles suivent tous les mouvements de la mer.

Et, de même que les oiseaux de nos forêts voltigent à travers le feuillage, des arbres terrestres, faisant reluire aux rayons du soleil leur plumage aux mille couleurs, de même les poissons glissent à travers les tiges et les feuilles des arbres marins, lançant à travers le voile transparent et azuré qui les couvre des éclairs d’or et d’argent.

Au milieu du plus grand de tous les océans, c’est-à-dire de l’océan Pacifique, entre les îles Chatham et la péninsule de Banck, juste à nos antipodes, se trouve le palais du roi de la mer. Les murs en sont de corail rouge, noir et rose ; les fenêtres en sont d’ambre fin, transparent et pur ; et les toits, au lieu de tuiles, sont faits de ces belles écailles noires, bleues et vertes, comme vous en voyez aux montres des marchands de curiosités du Havre et de Marseille.

Le roi qui habitait ce palais au moment où se passèrent les événements que nous allons raconter, était veuf depuis longtemps, et comme il avait eu de grands chagrins avec sa femme, il n’avait pas voulu se remarier.

Sa maison royale était tenue par sa mère, excellente femme du reste, mais ayant un grand défaut, celui d’être très orgueilleuse. C’est pourquoi elle portait douze huîtres perlières sur la queue de sa robe, tandis que jusqu’à elle, les plus grandes dames de l’empire et la défunte reine elle-même n’en avaient jamais porté que six.

Mais son grand mérite aux yeux du roi régnant, celui que ne lui contestaient pas même ses ennemis, c’était la grande affection qu’elle portait aux princesses de la mer, ses petites-filles.

Il est vrai que c’étaient six charmantes princesses ; mais on était obligé de convenir que la plus jeune était la plus belle. Elle avait la peau fine et transparente comme une feuille de rose. Ses yeux étaient bleus comme l’azur céleste ; mais, ainsi que ses sœurs, c’était une sirène, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas de pieds et que son corps, à partir des hanches, se terminait par une queue de poisson.

Les princesses pouvaient jouer pendant tout le temps que durait le jour, dans les grandes salles du palais, où croissaient des fleurs aussi riches de couleurs qu’aucune de celles qui s’épanouissent sur la terre. Elles faisaient ouvrir les fenêtres d’ambre, et les poissons entraient pour se mêler à leurs jeux, à peu près comme font chez nous les hirondelles quand elles s’amusent à effleurer nos fenêtres ouvertes ; seulement, nos hirondelles, d’habitude, restent farouches, tandis que les poissons venaient manger jusque dans les mains des princesses.

Il y avait devant le palais un grand jardin d’arbres dont les tiges étaient de corail et les feuilles d’émeraude. Ils portaient des grenades de rubis et des oranges d’or.

Les allées en étaient couvertes de sable fin d’un si beau bleu, que l’on eût cru que c’était de la poussière de saphir.

En général, tout, dans ce monde de la mer, était recouvert d’un reflet azuré ; c’était à croire que le ciel s’étendait sous les pieds comme au-dessus de la tête.

Dans les temps de calme, on voyait parfaitement le soleil. Il ressemblait alors à une énorme fleur violette, du calice de laquelle sortiraient des flots de lumière.

Chacune des jeunes princesses avait un coin dans ce jardin où elle pouvait planter ce qu’elle voulait.

L’une donnait à son jardin la forme d’une baleine, l’autre celle d’un homard ; mais quant à la plus jeune princesse, elle faisait le sien rond comme le soleil, et le plantait de fleurs violettes comme lui.

C’était au reste une enfant étrange, calme et réfléchie ; tandis que ses sœurs se paraient des bijoux provenant des vaisseaux qui faisaient naufrage, elle n’avait recueilli de toutes les richesses que renferme le fond de la mer qu’une belle statue de marbre représentant un jeune homme.

C’était un chef-d’œuvre de sculpture grecque que le gouverneur de Melbourne avait fait venir de Londres pour en parer son palais, et qui, par suite du naufrage du vaisseau qui la portait, était tombée en la possession de la jeune princesse.

Elle avait interrogé sa grand-mère sur l’origine de cet animal à deux pieds qui lui était inconnu, et sa grand-mère lui avait répondu que cet animal était un homme, et que la terre était peuplée d’animaux de la même espèce.

Alors elle avait placé sa statue debout sur un rocher qui s’élevait au milieu de son jardin. Elle avait planté près d’elle un saule pleureur rose, qui, laissant tomber autour de lui ses branches gracieuses, lui faisait une ombre violette ; mais l’explication donnée par la vieille reine à la jeune princesse n’avait point suffi à celle-ci. Elle revenait éternellement sur le monde des hommes, faisant raconter à sa grand-mère tout ce qu’elle savait des navires, des villes, des hommes et des animaux de cette terre inconnue, qu’elle avait si grande envie de voir. Ce qui lui semblait particulièrement beau et extraordinaire surtout, c’est que les fleurs terrestres avaient des parfums, tandis que celles de la mer ne sentaient rien. Un autre sujet d’étonnement pour elle, c’est que les forêts et les jardins terrestres étaient peuplés d’oiseaux aux mille ramages différents, tandis que ses poissons à elle étaient muets.

– Quand vous aurez atteint votre quinzième année, ma fille, lui disait pour la consoler la vieille reine, on vous donnera la permission de monter à la surface de la mer, la nuit, au clair de la lune, de vous asseoir sur un écueil et de regarder les navires passer.

– Mais les bois, mais les villes dont vous me parlez, grand-mère ? disait la jeune princesse.

– Vous les verrez au fond des ports, dans les échancrures des îles ; mais ne vous en approchez jamais, car une fois sur la terre des hommes, vous perdriez tout votre pouvoir, et il vous arriverait malheur.

L’année suivante, une des jeunes princesses devait atteindre sa quinzième année, et par conséquent monter à la surface de la mer ; mais comme il y avait une année de différence entre chaque sœur, la plus jeune avait encore cinq ans à attendre avant que son tour arrivât.

Au reste, les jeunes princesses s’étaient promis de tout se raconter car la vieille reine n’en disait jamais assez, et ses petites-filles comprenaient que leur grand-mère leur cachait beaucoup de choses.

Mais pas une ne désirait plus en être à sa quinzième année que la plus jeune, probablement parce qu’elle avait davantage à attendre et qu’elle était d’un caractère calme et réfléchi.

Mainte nuit, debout à sa fenêtre ouverte, elle regardait passer les poissons silencieux et brillants, elle perçait du regard l’azur foncé des vagues, et regardait les étoiles et la lune, qui lui paraissaient bien pâles il est vrai, mais aussi bien plus grandes qu’elles ne nous apparaissent à nous. Si parfois un nuage noir ou plutôt un corps opaque les dérobait à sa vue, elle savait que c’était quelque baleine qui passait entre elle et la surface de la mer, ou quelque vaisseau entre la surface de la mer et le ciel.

Et ceux qui glissaient sur le vaisseau ne s’imaginaient certes pas qu’il y avait au fond de la mer une jeune princesse qui tendait ses petites mains blanches vers la cale de leur navire.

Cependant, comme nous l’avons dit, l’aînée des princesses avait atteint quinze ans et pouvait monter à la surface de la mer.

Lorsqu’elle revint, elle avait cent choses plus merveilleuses les unes que les autres à raconter. Mais ce qu’elle avait vu de plus beau, disait-elle, c’était, tandis qu’elle était assise sur un banc de sable, de voir, au clair de la lune, étinceler au fond d’un golfe les mille lumières d’une grande ville, d’entendre le bruit des voitures, le son des cloches, et tous les cris et toutes les rumeurs de la terre.

Il ne faut pas demander si la plus jeune des princesses ouvrait les yeux et les oreilles pendant ce récit ; et lorsque, la nuit suivante, elle contempla la lune à travers les eaux bleues, il lui sembla y voir cette grande ville dont lui avait parlé sa sœur, et elle aussi crut entendre le bruit des voitures, le son des cloches, et les cris et les rumeurs descendre jusqu’à elle.

L’année suivante, la seconde sœur obtint à son tour la permission de monter à la surface de la mer et de nager où elle voudrait ; elle arriva au sommet d’une vague au moment du coucher du soleil, et ce fut ce qu’elle trouva de plus beau dans la création.

– Le ciel était d’or et de pourpre, disait-elle, et quant aux nuages, aucune parole ne pouvait peindre la vivacité de leurs couleurs.

L’année suivante, ce fut le tour de la troisième sœur ; elle ne s’en tint point à la mer, elle remonta un large fleuve, elle vit des collines superbes, des vignes magnifiques ; des châteaux et des forteresses lui apparurent à travers de splendides forêts ; elle s’approcha si près du bord qu’elle entendit le chant des oiseaux.

Dans une petite crique, elle rencontra tout un essaim de petits enfants et des hommes ; ils étaient complètement nus et s’ébattaient en nageant dans l’eau. Elle voulut jouer avec eux ; mais à peine eurent-ils aperçu ses cheveux tressés avec des coraux, des perles et des algues, et le bas de son corps couvert d’écaillés, qu’ils s’enfuirent épouvantés ; elle voulait les suivre jusqu’au rivage : mais alors une bête noire, couverte de poils, vint à elle et se mit à aboyer contre elle avec un tel acharnement, qu’effrayée à son tour, elle regagna la pleine mer.

Mais, revenue près de ses jeunes sœurs, elle ne pouvait oublier ni les bois magnifiques, ni les riantes collines, ni les forteresses, ni les châteaux, ni surtout les petits enfants, qui nageaient dans la rivière sans avoir une queue de poisson.

La quatrième sœur n’alla point si loin : soit que son caractère fût moins aventureux, soit que ses désirs fussent moins difficiles à contenter, elle s’assit sur un rocher au milieu de la mer, vit de loin des vaisseaux qui lui semblèrent des mouettes, et le ciel qui lui parut une immense cloche de verre. Au lieu d’une volée gazouillante de petits enfants nageant dans une crique, elle vit une bande de baleines qui lançaient l’eau par leurs évents et dont chacune faisait deux trombes qui tombaient en se recourbant.

Selon elle, on ne pouvait rien voir de plus beau.

Vint le tour de la cinquième sœur. Son anniversaire à elle tombait en plein hiver ; elle vit donc, elle, ce que les autres n’avaient pas vu. La mer était verte comme une gigantesque émeraude. Et de tous côtés voguaient d’immenses glaçons et flottaient des pics de glace qui semblaient des clochers en diamant. Elle s’assit sur l’une de ces îles mouvantes, et de là elle vit une tempête qui brisa comme verre le plus gros de ces glaçons ; des vaisseaux du plus haut bord dansaient comme des lièges, et les plus fiers avaient cargué toutes leurs voiles et semblaient bien petits sur l’océan furieux.

Lorsque l’aînée des sœurs avait eu quinze ans et pour la première fois était montée à la surface de la mer, toutes, à son retour, nous l’avons dit, étaient accourues vers elle, l’avaient interrogée et, transportées de curiosité et d’étonnement, avaient écouté ses récits ; mais maintenant que cinq d’entre elles, parvenues à l’âge de quinze ans, avaient la permission de faire ce qu’elles voulaient, elles ne paraissaient plus s’en soucier, et toutes les cinq finirent par s’accorder pour dire que c’était encore chez elles, au fond de la mer, qu’était le plus beau spectacle qu’elles eussent jamais vu.

Que voulez-vous, mes chers enfants, on est si bien chez soi !

Souvent, à la tombée de la nuit, les cinq sœurs aînées se prenaient par le bras et montaient par une seule file à la surface de l’eau. Là s’il y avait tempête dans les airs, et si un navire emporté par la tempête passait devant elles, elles se mettaient à chanter de leur plus douce voix, invitant les matelots à venir avec elles au fond des flots leur racontant les merveilles qu’ils y verraient.

Les matelots entendaient leurs chants mélodieux à travers le brouillard et la pluie ; ils voyaient, à travers la lueur de l’éclair, leurs bras blancs, leurs cous de cygne et leurs queues de poisson reluisantes comme de l’or, et ils se bouchaient les oreilles en criant :

– Les sirènes ! les sirènes ! au large ! au large !

Et ils s’éloignaient des filles de la mer aussi rapidement que le permettaient les vents et les flots.

Et quand les cinq sœurs partaient ainsi ensemble, la pauvre petite princesse restait seule dans son palais de corail, aux fenêtres d’ambre, les suivant du regard et prête à pleurer. Mais les enfants de la mer n’ont point de larmes, ce qui fait qu’ils souffrent bien plus que nous.

– Oh ! si j’avais quinze ans, disait-elle, je sens que je préférerais de beaucoup à notre royaume humide le monde d’en haut, la terre et les hommes qui l’habitent.

Enfin elle atteignit sa quinzième année.

– Ah ! lui dit la grand-mère, te voilà jeune fille à ton tour ; viens, que je te fasse ta toilette comme je l’ai faite à tes sœurs le jour où elles ont monté à la surface de la mer.

Et elle lui mit sur la tête une couronne de lis, dont chaque fleur était une perle découpée, puis elle lui fit attacher huit grosses huîtres sur la queue pour indiquer son haut rang.

La petite princesse criait que les épingles lui faisaient grand mal, mais la vieille reine lui répondait :

– Il faut souffrir pour être belle, mon enfant.

Hélas ! elle eût volontiers déposé tout ce luxe, et remplacé sa lourde couronne par quelques-unes de ces fleurs de pourpre qui lui allaient si bien. Mais c’était la volonté de la grand-mère qu’elle fût parée ainsi, et, nous l’avons dit, quand la grand-mère avait dit : Je veux, il fallait obéir.

– Adieu ! dit-elle enfin.

Et elle monta à la surface des vagues, légère et transparente comme une bulle d’air.

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