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Lorsque la petite sirène passa sa tête blonde au-dessus des flots unis comme un miroir, le soleil venait de se coucher, le ciel était de pourpre à l’occident, et sur toute l’étendue du firmament, les nuages reflétaient des teintes roses et dorées. Un seul navire était en vue : c’était un beau yacht, marchant ou plutôt se balançant sous deux voiles, son grand hunier et son foc. À l’horizon du ciel azuré montait Vénus, pareille à un bluet de flammes ; l’air était calme ; la mer, comme nous l’avons dit, n’avait pas une ride.

Aucun bruit n’eût troublé le silence de l’immensité s’il n’y eût pas eu fête sur le yacht : on y chantait, on y faisait de la musique. Et, quand la nuit fut tout à fait tombée, on hissa à tous les agrès des centaines de lanternes de couleur, tandis qu’au-dessus d’elles, suivant toutes les lignes des cordages, se déployaient les pavillons de toutes les nations.

La petite sirène nagea jusqu’à la hauteur des fenêtres du tillac, et put voir ce qui se passait dans l’intérieur du bâtiment.

Il y avait toute une noble société en grande toilette ; mais ce qu’il y avait de plus beau, c’était un jeune prince, avec de grands yeux noirs et des cheveux flottants ; à peine avait-il seize ans, et c’était sa fête que l’on célébrait à bord. Les matelots, à qui l’on avait donné double ration, dansaient sur le pont, et lorsque le jeune prince y monta, des hourras cent fois répétés et des milliers de chandelles romaines et de bombes saluèrent sa présence, sillonnant et éclairant la nuit.

La fille des eaux en fut si effrayée, qu’elle plongea sous l’eau ; mais elle ne tarda point à reparaître. Un instant, au milieu du feu d’artifice qui s’éteignait dans les vagues, elle crut que toutes les étoiles du ciel pleuvaient autour d’elle. Jamais elle n’avait vu pareil spectacle ; tous ces soleils de toutes les couleurs se reflétaient dans la mer calme et limpide ; le navire lui-même, centre de toute cette lumière, était éclairé comme en plein jour.

Le jeune prince était charmant ; il donnait la main à tout le monde, et souriait, tandis que les instruments remplissaient la nuit d’harmonie.

La nuit s’avançait ; mais la petite sirène ne pouvait détacher ses yeux du prince ni du bâtiment ; enfin, vers deux heures du matin, les lanternes furent éteintes et les fusées cessèrent.

La fille des eaux se laissa mollement balancer par la vague, et continua de regarder ce qui se passait dans le bâtiment.

Peu à peu, la brise s’éleva, le bâtiment hissa ses voiles et commença de marcher ; mais bientôt le vent souffla avec assez de violence pour que l’on fût obligé de carguer les hautes voiles et de prendre des ris dans les basses. À peine cette dernière manœuvre était-elle exécutée que le tonnerre se fit entendre dans le lointain, et que les vagues devinrent menaçantes ; mais comme s’il était, lui aussi, le roi de la mer, le beau yacht s’élevait sur la montagne liquide, et plongeait dans l’abîme, mais pour se redresser aussitôt, et gravir une autre montagne, au milieu de laquelle il semblait perdu dans les brumes.

La petite sirène trouvait la chose très amusante, mais les marins pensaient autrement. Le navire craquait de tous les côtés, la carène gémissait comme un être animé qui comprend le péril ; enfin, tordu par une trombe, le grand mât fut brisé comme un roseau et tomba avec un bruit épouvantable. Enfin une voie d’eau se déclara, et aux cris de joie à peine éteints succédèrent des clameurs d’angoisse.

Alors la petite sirène s’aperçut seulement que le navire était en danger et qu’elle-même devait faire attention aux poutres et aux planches que l’on jetait à l’eau.

Il faisait si noir qu’elle ne pouvait rien distinguer, sinon à la lueur des éclairs qui, au reste, se succédaient presque sans interruption. Pendant qu’ils brillaient, il faisait aussi clair qu’en plein jour, et elle put voir le jeune prince debout sur la dunette du navire au moment où il se fendait en deux, et où, la proue la première, il s’engloutissait dans l’abîme.

La première pensée de la petite sirène fut que, le prince étant dans l’eau, il allait descendre au palais de son père ; mais presque aussitôt, réfléchissant que les hommes ne peuvent vivre dans la mer, et que nécessairement le jeune prince allait se noyer, elle se sentit frissonner de tout son corps, à l’idée de revoir cadavre celui qu’elle venait de voir si vivant et si beau ; si bien que, quoiqu’elle se parlât à elle-même, elle s’écria tout haut :

– Non, non, il ne faut pas qu’il meure !

Et, sans s’inquiéter des débris du vaisseau qui se heurtaient avec violence et qui pouvaient l’écraser, elle nagea vers l’endroit où elle avait vu disparaître le jeune prince, plongea à diverses reprises, et enfin, à la lueur d’un éclair, l’aperçut qui, à bout de forces, fermait les yeux et allait s’abandonner à l’abîme.

Elle s’élança vers lui, le soutint doucement, lui tint la tête hors de l’eau, et le dirigea vers l’île la plus prochaine.

Mais le prince avait toujours les yeux fermés.

Cependant l’orage avait cessé ; l’horizon, qui s’empourprait, annonçait le retour du soleil, et sous les premiers rayons du jour la mer se calmait peu à peu.

La petite sirène tenait toujours dans ses bras le prince, qui ne rouvrait pas les yeux ; elle écarta doucement les cheveux collés sur son beau front et y appuya ses lèvres ; mais, malgré ce baiser virginal, le jeune prince demeura évanoui.

Elle aperçut enfin l’île vers laquelle elle se dirigeait : des maisons blanchissaient sous les grands arbres, et au milieu d’elles un édifice, qui semblait un palais. La petite sirène nagea vers le rivage et, tirant le jeune prince à terre, le coucha sur un frais gazon émaillé de mille fleurs et à l’ombre d’un beau palmier.

Puis, voyant venir de son côté une troupe de jeunes filles la tête couronnée de fleurs, et le corps enveloppé de manteaux en soie d’aloès, elle rentra dans la mer, mais, s’arrêtant à quelque distance, se cacha derrière un rocher, se couvrant la tête et le corps d’écume, pour qu’on ne la vît point ; puis, ces précautions prises, elle attendit ce qui allait se passer.

Une des jeunes filles, qui paraissait être la maîtresse de ses compagnes, se détacha du groupe tout en cueillant des fleurs, et marcha droit au prince, qu’elle ne voyait pas.

Tout à coup elle l’aperçut.

Son premier mouvement fut de fuir effrayée, mais bientôt ce sentiment fit place à une douce pitié. Elle s’approcha doucement et craintive encore ; puis, s’apercevant que le jeune prince était sans connaissance, elle se mit à genoux près de lui, et lui prodigua les premiers secours.

Le prince entrouvrit les yeux, entrevit la jeune fille, puis les referma, comme si cet effort l’avait épuisé. Une seconde fois il les rouvrit, mais cette fois encore ils se refermèrent.

Alors, voyant ses efforts impuissants, comprenant qu’il lui fallait appeler à son aide le secours de la science, la jeune fille le quitta, et bientôt des hommes envoyés par elle vinrent prendre le jeune prince et le transportèrent dans le vaste édifice dont nous avons parlé, et qui n’était autre que le palais même d’où était parti le beau jeune homme.

À cette vue, la sirène se sentit si affligée, qu’elle plongea sous l’eau et qu’elle s’en retourna tristement au château de son père.

Elle avait toujours été calme et pensive ; mais, à partir de ce moment, elle le devint bien davantage ; ses sœurs, étonnées de sa tristesse et de sa rêverie, lui demandèrent ce qu’elle avait vu là-haut ; mais elle ne répondit rien.

Mais presque tous les soirs, elle remonta jusqu’à l’endroit où elle avait quitté le prince. Elle vit comment les fleurs devenaient des fruits, comment les fruits, après avoir mûri, étaient récoltés ; comment la neige tombée pendant l’hiver sur les hautes montagnes fondait aux mois de mai et de juin ; mais elle n’aperçut pas le prince, et, chaque matin, elle redescendait au palais de son père plus triste qu’elle ne l’avait quitté. Sa seule consolation était de s’asseoir dans son petit jardin et d’entourer de ses bras la belle statue de marbre blanc qui ressemblait au prince ; mais elle ne s’occupait plus de ses fleurs, qui poussant à l’abandon, croissaient à travers les allées, grimpaient autour du tronc et des branches des arbres, si bien que le petit jardin si bien tenu autrefois était devenu un bois impénétrable, dans lequel pas une seule allée n’était praticable, si ce n’est celle qui conduisait à la statue de marbre blanc.

Enfin, ne pouvant plus se contenir, la petite sirène confia son secret à l’une de ses sœurs. Aussitôt, les quatre autres sœurs l’apprirent, mais personne, excepté cinq ou six sirènes de la suite des princesses, qui n’en parlèrent qu’à leurs amies les plus intimes, n’en eut connaissance.

Une d’entre elles était même plus avancée que la jeune princesse. Elle savait que le beau jeune homme était le fils du roi de l’île où la petite sirène l’avait conduit ; elle avait vu la fête sous le navire, et elle indiqua à ses compagnes le point de la mer où l’île était située.

Alors les autres princesses lui dirent :

– Allons-y toutes ensemble, petite sœur.

Et se tenant enlacées, guidées par la sirène qui était si bien instruite, elles montèrent toutes à la surface de la mer.

Bientôt elles furent en vue de l’île ; alors elles nagèrent vers une charmante petite baie, tout entourée de pandanus, de mimosas et de palétuviers ; puis, à travers une trouée ménagée évidemment pour le plaisir des yeux, elles virent le palais du prince.

Il était construit d’une pierre jaune et brillante, avec de grands escaliers de marbre, par lesquels on descendait dans un jardin qui s’étendait jusqu’à la mer. De magnifiques coupoles dorées s’élevaient au-dessus des toits, et entre les colonnes qui entouraient tout l’édifice, on voyait des statues de marbre pareilles à celles qui ornaient le jardin de la petite princesse, mais si belles, mais si bien faites, qu’elles paraissaient vivantes. Enfin, à travers les vitres transparentes des hautes fenêtres, on voyait, dans de magnifiques salons, de riches rideaux de soie et des tapisseries ornées de grandes figures qui faisaient plaisir à admirer.

Au milieu de la plus grande des salles, il y avait un jet d’eau qui s’élançait jusqu’au plafond dans une coupole de verre, à travers laquelle le soleil se reflétait dans l’eau, et formait un arc-en-ciel, dont la base se perdait dans les tiges des belles plantes qui croissaient au milieu du bassin.

Maintenant, la petite sirène savait où demeurait son bien-aimé prince, et mainte et mainte nuit elle montait à la surface de l’eau et s’approchait, en nageant, plus près du rivage qu’aucune autre sirène n’avait encore osé le faire.

Un jour, en s’aventurant plus encore, elle découvrit un canal étroit qui s’avançait jusque sous un grand balcon de marbre, lequel projetait son ombre sur l’eau, et à sa suprême joie, sur le balcon elle aperçut le jeune prince, qui, croyant être seul, regardait la mer étincelante sous un magnifique clair de lune.

Puis, un autre soir, elle le vit voguer dans une magnifique gondole, avec de la musique et des lanternes de toutes couleurs ; elle se mit alors dans son sillage, se cachant derrière son voile argenté, et le prince, qui la vit de loin, crut que c’était un des cygnes de ses bassins qui se hasardait à la mer.

Une autre nuit, elle vit des pêcheurs qui péchaient aux flambeaux ; elle s’approcha d’eux jusqu’à entendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient du prince et en disaient beaucoup de bien ; alors elle se réjouissait de lui avoir sauvé la vie, la nuit où il roulait au milieu des vagues : elle se souvenait combien sa tête avait reposé doucement sur son sein et combien elle l’avait embrassé avec amour. Mais, hélas ! une pensée sombre attristait la jeune princesse, c’est que lui ignorait tout cela et qu’il ne pouvait rêver d’elle comme elle rêvait de lui.

Elle continua à aimer de plus en plus la terre et ses habitants : le monde des hommes lui semblait bien plus beau et bien plus grand que le sien. Ils pouvaient, à l’aide de leurs navires, glisser sur les eaux presque aussi rapidement qu’elle avec ses nageoires et sa queue de poisson. Puis ce qu’elle ne pouvait pas, ils le pouvaient, eux, soit à pied, soit à cheval, soit en voiture, franchir les montagnes, s’élever au-dessus des nuages, traverser les forêts et les champs, aller enfin bien au-delà de l’horizon, qui, au lieu d’être morne comme celui de la mer, s’étendait multiple et varié.

Ah ! c’était ce que l’on voyait au-delà de ces horizons de la terre que la petite sirène eût bien voulu connaître. Elle interrogeait ses sœurs, mais ses sœurs, aussi ignorantes qu’elle à ce sujet, ne savaient que lui répondre.

Alors elle questionna la vieille reine douairière, qui connaissait le monde d’en haut et qui lui nomma tous les pays qui s’étendaient au-dessus de la mer.

– Mais, demanda la jeune fille, lorsque les hommes ne se noient pas, ils doivent vivre éternellement ?

– Non, répondit la vieille reine, ils meurent comme nous, et la durée de leur vie, au contraire, est encore plus courte que la nôtre. Nous vivons, existence moyenne, trois cents ans, et lorsque nous mourons notre corps se dissout en écume et monte à la surface de la mer. Si bien que nous n’avons pas même une tombe où nous reposions au milieu de ceux qui nous sont chers. Une fois morts, nous n’avons pas même d’âme immortelle et ne reprenons jamais une nouvelle vie. Si bien que nous ressemblons au vert roseau qui, une fois brisé, ne peut plus reverdir. Les hommes, au contraire, ont une âme qui émanée de Dieu, vit éternellement, même après que, leur courte vie achevée, le corps qu’elle habitait retourne à la terre. Alors elle monte, à travers l’air limpide, vers les brillantes étoiles, de même que du fond de la mer nous nous élevons à la surface de l’eau ; là elle trouve des jardins magnifiques, inconnus aux vivants, et où elle jouit éternellement de la présence de Dieu.

– Et pourquoi n’avons-nous donc pas une âme immortelle ? demanda la petite sirène attristée. Quant à moi, je sais que je donnerais volontiers les trois siècles qui me restent à vivre pour devenir un être humain, ne fût-ce qu’un seul jour, et espérer avoir ainsi ma part dans le monde céleste.

– Tu ne dois point penser à cela, dit la vieille reine ; car nous sommes ici-bas bien meilleurs, et surtout bien plus heureux que les hommes ne le sont là-haut.

– Ainsi donc, reprit mélancoliquement la jeune fille, se parlant plus encore à elle-même qu’à la vieille reine, ainsi donc je mourrai et flotterai, blanche écume, sur la surface des mers ; ainsi donc, une fois morte, je n’entendrai plus l’harmonie des vagues, et ne verrai plus les belles fleurs, ni le soleil d’or quand il se lève, de pourpre quand il se couche. Que pourrais-je donc faire, ô mon Dieu ! pour obtenir de vous une âme immortelle, pareille à celle des hommes !

– Il n’y a qu’un moyen, répliqua la vieille reine.

– Oh ! lequel, dites, dites ? s’écria la jeune princesse.

– Si un homme t’aimait tant que tu lui devinsses plus qu’une sœur, plus qu’une mère, plus qu’un père, si toutes ses pensées, si tout son amour étaient en toi, si le prêtre mettait sa main droite dans la tienne, si vous échangiez le serment de fidélité dans ce monde et dans l’autre, alors son âme passerait dans ton corps, et tu aurais ainsi une part dans la béatitude des hommes.

– Mais alors lui n’en aurait plus, d’âme !

La vieille reine sourit.

– Mon enfant, dit-elle, l’âme est infinie, comme elle est immortelle. Qui a une âme peut donner une part de son âme et cependant la garder tout entière. Mais ne te leurre pas d’un vain espoir ; cela ne peut jamais arriver. Ce qui, au fond de la mer, est magnifique, c’est-à-dire ta queue de poisson, serait sur la terre une affreuse difformité. Que veux-tu ? les pauvres hommes n’en savent pas davantage et n’y voient pas plus loin, et ils préfèrent ces deux stupides supports qu’ils nomment des jambes, à cette gracieuse queue de poisson resplendissante d’écailles de toutes nuances.

Mais la petite sirène se mit à soupirer et, malgré l’éloge qu’en faisait sa grand-mère, regarda tristement sa queue de poisson.

– Allons, allons, dit la vieille reine, qui ne comprenait rien à la tristesse de sa petite-fille. Rions, nageons et sautons pendant les trois cents ans que nous avons à vivre. Vraiment, c’est bien assez long, et il arrive même un âge où l’on trouve que cela l’est trop. Quant à l’âme, puisque le Dieu des hommes nous l’a refusée, passons-nous-en ; une fois morts nous n’en dormirons que mieux ; en attendant, il y a ce soir bal à la cour.

Il y avait bal, en effet.

Ce bal était quelque chose dont l’imagination des hommes ne saurait se faire une idée. La muraille et le plafond de la salle étaient faits d’un verre épais mais transparent, des milliers de coquillages gigantesques, les uns d’un rose tendre, les autres d’un vert nacré, ceux-ci ayant toutes les nuances de l’iris, ceux-là toutes celles de l’opale, étaient rangés autour de la salle, dont ils formaient les parois. Un feu bleuâtre les éclairait, et comme les murailles étaient transparentes comme nous avons dit, la mer en était éclairée à un quart de lieue à la ronde, et l’on pouvait voir les innombrables poissons, grands et petits, qui venaient, attirés par la clarté, coller leurs museaux contre les murs de verre, et qui paraissaient, les uns d’un rouge de pourpre, les autres couverts d’une cuirasse d’argent ou d’or. Enfin au milieu de la salle, qui formait un carré qui pouvait bien avoir une lieue sur chacune de ses faces, coulait un fleuve immense où les habitants de la mer, mâles et femelles, dansaient en s’accompagnant les uns de lyres faites avec des écailles de tortue, les autres de leur propre chant, et tout cela avec de si douces voix, avec une si harmonieuse musique, que quiconque les eût entendus eût avoué qu’Ulysse avait été le plus sage des hommes de boucher avec de la cire les oreilles de ses matelots, afin qu’ils n’entendissent point le chant des sirènes.

Si triste qu’elle fût, et peut-être même parce qu’elle était triste, la petite sirène chanta mieux qu’elle n’avait jamais chanté, et toute la cour applaudit des mains et de la queue. Un moment elle se sentit une grande joie au cœur, car si modeste qu’elle fût, force lui fut bien de croire qu’elle avait la plus belle voix que puissent jamais entendre les habitants de la terre, puisqu’elle avait la plus belle voix qu’eussent jamais entendue les habitants des eaux ; mais ce triomphe même la fit se ressouvenir du monde d’en haut ; elle pensa à son jeune prince, dont la figure était si belle, dont la tournure était si noble, et tout cela se mêlant au chagrin de n’avoir point une âme immortelle, elle fut prise d’un si grand besoin de solitude qu’elle se glissa hors du château, et tandis qu’à l’intérieur de la salle de bal tout était joie et chant, elle s’assit tristement dans son petit jardin. De là elle entendit le son des trompes, dont la joyeuse fanfare traversait les profondeurs de l’eau, et elle se dit :

« Maintenant, il navigue à coup sûr à la surface de la mer, celui qui a toutes mes pensées, et entre les mains de qui je voudrais pouvoir remettre le bonheur de ma vie mortelle et immortelle. Eh bien ! je veux tout risquer pour obtenir son amour, puisque son amour peut être mon âme. Donc, pendant que mes sœurs dansent dans le palais, je vais aller trouver la sorcière des eaux, dont j’ai toujours eu si peur, car on la dit fort savante, et peut-être pourra-t-elle m’aider et me conseiller. »

Alors la petite sirène sortit de son jardin, et nagea vers le tourbillon derrière lequel la sorcière demeurait. Non seulement jamais elle n’avait fait ce trajet, mais elle avait toujours évité de venir de ce côté.

En effet, là, pas de fleurs ; là, pas d’herbes marines ; rien que l’eau troublée et le sol nu, un sol de sable gris sous l’eau qui tourbillonnait avec un effroyable fracas, pareil à celui que feraient cent roues de moulin, et qui entraînait tout dans son mouvement de rotation.

Or, il fallait que la petite sirène traversât tout cet effroyable désordre de la nature pour arriver chez la sorcière des eaux ; il n’y avait pas d’autre chemin.

Mais, le tourbillon traversé, on était encore loin d’être arrivé chez la vieille magicienne : il fallait alors suivre une longue bande de limon chaud et bouillonnant, que la sorcière appelait sa tourbière, et derrière laquelle, au milieu d’un bois étrange, était située sa demeure. Tous les arbres et tous les arbustes de ce bois étaient des polypes, moitié plantes, moitié animaux ; chaque tronc avait l’air d’une hydre à cent têtes, qui sortait hors de terre ; chaque branche un long bras décharné, avec des doigts qui ressemblaient à des sangsues enroulées, et dont chaque membre se mouvait depuis la racine jusqu’au faîte. Tout ce qu’ils pouvaient saisir ils l’attiraient à eux, l’entouraient de leurs replis et ne le rendaient jamais.

La petite sirène, en touchant la lisière de la hideuse forêt, s’arrêta épouvantée : son cœur battait d’angoisse, et elle fut sur le point de retourner sur ses pas, mais elle pensa au jeune prince, à l’âme des hommes, et le courage lui revint. Elle attacha ses longs cheveux flottants sur sa tête, afin que les polypes ne pussent pas les saisir ; elle croisa les deux mains sur son cœur, afin d’offrir le moins de prise possible, et glissa ainsi comme les poissons glissent dans l’eau, à travers les affreux polypes, qui étendaient vers elles leurs longs bras et leurs doigts armés à la fois d’un ongle pour retenir leur proie, et d’une bouche pour la sucer ; entre ces bras étaient de nombreux squelettes, aux ossements blancs comme de l’ivoire ; ces ossements étaient ceux des marins qui avaient péri dans les tempêtes, et qui avaient coulé à fond, des gouvernails, des caisses, des squelettes d’animaux de terre, et même celui d’une petite sirène se distinguaient entre les tiges de ces arbres monstrueux, qui formaient au fond de la mer une vallée plus terrible que celle des Bohom-Upas, à Java.

Enfin, elle arriva au centre de la forêt. Là, au milieu d’une clairière marécageuse, se tordaient de gros et gras serpents de mer, montrant leur ventre marbré de taches d’un jaune pâle, d’un blanc livide et d’un noir terreux.

Au milieu des serpents s’élevait, construite avec des ossements humains, la maison de celle que la petite sirène venait chercher.

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