3

C’est dans ce hideux sanctuaire que la sorcière était assise ; elle donnait à manger dans sa bouche à un énorme crapaud, absolument comme chez nous une jeune fille tend avec ses lèvres un morceau de sucre à un petit serin ; elle appelait les plus gros et les plus visqueux de tous les serpents, ses favoris, et elle les laissait s’enrouler autour de son col et se jouer sur sa poitrine.

Au bruit que fit la petite sirène en entrant, elle leva la tête ; la princesse allait parler, mais la vieille sorcière ne lui en donna point le temps.

– Je sais ce que tu veux, lui dit-elle, et il est inutile que tu me l’apprennes ; c’est, au reste, bien stupide de ta part ; car si je fais selon ta volonté, cela te portera malheur, ma belle princesse. Tu voudrais, je le sais, échanger ta queue de poisson contre deux supports comme les hommes en ont pour marcher, afin que le prince puisse devenir amoureux de toi, et que tu obtiennes par lui une âme immortelle.

Et la sorcière se mit à rire aux éclats, de telle façon que le crapaud tomba de son épaule et que les serpents effrayés s’enfuirent.

– Ma foi, tu arrives bien à propos au reste, ajouta la sorcière, à partir de demain au lever du soleil, je perds ma puissance et n’aurais pu t’aider que dans un an. Je vais donc te préparer une boisson avec laquelle, avant que le soleil ne se lève, tu nageras vers la terre, tu t’assoiras sur le rivage et tu la boiras. Alors ta queue disparaîtra, et il te poussera en place ce que les hommes appellent des jambes. Au reste, les tiennes seront les plus mignonnes et les mieux faites qui se puissent voir, étant faites par moi ; de plus, tu conserveras ta marche ondulante, et aucune danseuse ne pourra se mouvoir aussi légèrement que toi, mais aussi à chaque pas que tu feras, il te semblera que tu marches sur des lames tranchantes ou sur des pointes aiguës, et quoique ton sang ne coule pas, tu éprouveras les mêmes douleurs que si ton sang coulait.

« Si tu veux souffrir tout cela, je t’aiderai.

– Oui, dit résolument la jeune fille des eaux, car elle pensait au jeune prince et à l’âme immortelle ; oui, je le veux.

– Réfléchis, dit la sorcière, ce que je te dis est sérieux, quand une fois tu auras obtenu la forme humaine, jamais plus tu ne pourras redevenir sirène. Jamais plus tu ne pourras retourner près de tes sœurs à travers les profondeurs des eaux, ni retourner au château de ton père, et si tu n’obtiens pas l’amour du jeune prince, c’est-à-dire s’il n’oublie pas pour toi son père et sa mère, que corps et âme il ne se donne pas à toi, si le prêtre n’unit pas vos deux mains afin que vous deveniez mari et femme, tu n’obtiens pas non plus une âme immortelle, et le premier jour où il sera marié avec une autre, ton cœur se brisera, et tu seras changée en écume sur la surface de la mer.

– Que tout cela s’accomplisse ainsi que tu le dis, répliqua la petite sirène avec fermeté, mais en devenant pâle comme une morte.

– Ce n’est pas le tout, dit la sorcière, tu comprends bien que je ne rends pas de pareils services gratis : et sois prévenue à l’avance, je ne demande pas peu. Tu as la plus jolie voix de toutes les filles des eaux, et c’est surtout avec cette voix mielleuse que tu comptes faire la conquête du prince. Eh bien, cette voix, il me la faut ; je veux ce que tu possèdes de mieux en échange de ma précieuse boisson, et je dis précieuse, attendu que je dois y verser de mon propre sang, afin que la boisson, destinée à te couper la queue, devienne tranchante comme un rasoir.

– Mais si vous me prenez ma voix, que me restera-t-il ? demanda tristement la pauvre petite sirène.

– Ta belle forme, ta marche gracieuse, tes yeux splendides ; c’est bien assez, Dieu merci, pour tourner la tête aux hommes. Eh bien ! tu te tais ! aurais-tu perdu courage ?

– Non, répondit la jeune princesse, je suis, au contraire, plus résolue que jamais.

– Eh bien alors, tire-moi ta petite langue, je la couperai en guise de payement, et alors tu auras ma précieuse boisson.

– Soit ! répondit la sirène.

Et la sorcière mit sa marmite sur le feu, afin d’y préparer sa boisson enchantée.

– La propreté est une belle chose ! dit-elle ; et elle prit une poignée de serpents avec laquelle elle nettoya la marmite, puis elle se perça la poitrine, et y laissa tomber quelques gouttes de son sang noir.

Comme la marmite était presque rouge, ces gouttes de sang furent immédiatement réduites en vapeur, et cette vapeur simulait d’étranges formes ; alors la sorcière y versa de l’eau de la mer, mêla à cette eau des plantes qui ne poussent que dans les profondeurs de l’Océan, y jeta d’autres ingrédients complètement inconnus à la science humaine, et lorsque le tout commença de bouillir, le bruit de cette ébullition ressemblait aux grognements d’un crocodile qui pleure.

Enfin la boisson fut prête, et à l’œil il était impossible de faire aucune différence entre elle et l’eau la plus limpide qui eût coulé d’un rocher.

– Tiens, prends ! dit la sorcière ; mais donne-moi ta langue en échange.

Sans dire un mot, sans pousser une plainte, sans manifester un regret, la petite sirène se laissa couper la langue par la sorcière, et en échange elle reçut la boisson enchantée.

– Si les polypes te saisissent en t’en allant, lui cria la sorcière lorsqu’elle fut à une dizaine de pas de son repaire, tu leur jetteras, sur un endroit quelconque du corps, une seule goutte de ma boisson, et à l’instant même leurs bras et leurs doigts se détacheront de toi.

Mais la petite sirène n’eut pas même besoin de recourir à ce moyen, car à son approche les polypes s’écartèrent, effrayés de l’éclat du flacon, qui brillait dans sa main comme une étoile.

Elle traversa ainsi, sans accident aucun, le bois, le marais, le tourbillon.

Alors elle put voir le château de son père. On avait éteint toutes les lumières dans la grande salle de danse, et probablement tout le monde dormait. Mais la petite sirène ne se hasarda d’en réveiller aucun habitant, car, sa langue coupée, elle était muette, et au moment de les quitter pour toujours, elle n’eût pu leur dire adieu. Seulement, on eût dit que le jour de sa mort était déjà venu et que son cœur allait éclater.

Seulement, elle se glissa dans le jardin, cueillit une fleur de chacun des jardins de ses sœurs, envoya sur ses jolis doigts mille baisers vers le palais où dormaient son père et la vieille reine, et monta à travers les eaux azurées jusqu’à la surface de la mer.

Le soleil n’était pas encore levé lorsqu’elle aperçut le palais du prince, et qu’en se traînant elle gravit les premières marches de l’escalier de marbre. La lune brillait au ciel, et toute la terre semblait endormie.

La petite sirène se tourna vers le balcon où elle avait plusieurs fois vu paraître le prince, elle murmura tout bas les deux mots : Je t’aime ! qu’elle ne pouvait plus dire tout haut, et elle avala la liqueur enchantée.

Au même instant il lui sembla qu’un glaive lui traversait le corps, et elle tomba sans connaissance.

Lorsqu’elle revint à elle, le soleil venait de se lever à l’Orient et resplendissait au ciel comme un œil de flamme. Elle éprouvait une douleur aiguë et qu’elle eût trouvée insupportable si, en levant les yeux, elle n’eût vu devant elle le jeune prince. Il fixait sur elle ses yeux noirs comme du jais, et cela si amoureusement qu’elle dut baisser les siens et que ce regard pénétra jusqu’au fond de son âme. Ce fut alors seulement qu’elle s’aperçut qu’elle n’avait plus sa queue de poisson, mais les plus charmantes jambes et les plus jolis petits pieds qu’une fille des hommes ait jamais possédés. Seulement en même temps elle vit qu’elle était nue, et elle s’enveloppa de son épaisse chevelure comme d’un voile.

Le prince lui demanda qui elle était, et comment elle était venue là ; mais elle, ne pouvant lui répondre, le regarda avec ses grands yeux bleu foncé, et cela si tendrement, qu’il n’y eût pas eu à se méprendre à leur expression, quand même, en le regardant, elle n’eût pas mis la main sur son cœur.

Alors il la prit par la main et la conduisit dans son palais : à chaque pas qu’elle faisait, il lui semblait, ainsi que la sorcière l’avait prédit, qu’elle marchait sur des fers de lance et sur des couteaux tranchants ; mais elle souffrait volontiers cette douleur, si grande qu’elle fût, et à la main du prince elle marchait si légère, qu’on eût dit non pas une jeune fille, mais une vapeur flottante, si bien que tous ceux qui la voyaient passer s’émerveillaient de sa marche gracieuse et ondulante.

On lui donna des habits magnifiques, de soie et de satin ; elle était la plus belle parmi toutes les jeunes filles. Mais elle était muette et ne pouvait plus ni chanter ni parler. De belles esclaves, achetées dans toutes les parties du monde, entrèrent et chantèrent devant le jeune prince, et le roi et la reine. L’une chanta mieux que les autres, et le jeune prince battit des mains et lui sourit. Ces applaudissements et ce sourire affligèrent fort la petite sirène, car elle eût chanté bien mieux que celle qui avait le mieux chanté, si elle n’avait pas fait le sacrifice de sa voix à la sorcière des eaux.

Alors elle pensa tristement :

« Oh ! s’il savait que, rien que pour être près de lui, j’ai donné à tout jamais ma belle voix ! »

Puis, après avoir chanté, les esclaves dansèrent des danses charmantes, accompagnées d’un excellent orchestre : alors la petite sirène se leva, car, on se le rappelle, elle dansait aussi bien qu’elle chantait. Elle se dressa sur la pointe de ses petits pieds, et elle commença de glisser sur le parquet avec une grâce et une légèreté inconnues chez les hommes ; à chacun de ses mouvements on lui découvrait une beauté de plus, et ses yeux parlaient au cœur presque aussi éloquemment que l’eût fait sa voix et bien mieux que ne l’avait fait le chant des esclaves.

Tout le monde était enchanté, surtout le prince, qui l’appelait son petit enfant trouvé, et encouragée par les éloges de celui qu’elle aimait, elle dansa de mieux en mieux, bien que, chaque fois que ses pieds touchaient la terre, il lui semblât que des pointes aiguës lui déchirassent les chairs. Lorsque le ballet fut fini, le prince lui dit qu’elle resterait toujours près de lui, et elle obtint la permission de se coucher devant sa porte, sur un coussin de velours.

Et comme de jour en jour il s’attachait davantage à elle, il lui fit faire un costume d’homme, pour qu’elle pût l’accompagner à cheval. Ils parcouraient ainsi les bois pleins des émanations matinales ou des fraîches senteurs du soir. Les branches les plus basses caressaient leurs épaules quand ils passaient, et les oiseaux chantaient au-dessus de leurs têtes en jouant dans la verte feuillée. Elle gravissait avec le prince les plus hautes montagnes, et quoique le sang coulât de ses pieds délicats, au point que ce sang laissât une trace derrière elle, elle le suivait en souriant, jusqu’à ce qu’ils vissent au-dessous d’eux les nuages fuir comme des essaims d’oiseaux qui s’envolent vers les contrées étrangères.

Puis quand, la nuit, tout le monde dormait auprès du prince, elle sortait du palais, gagnait l’escalier de marbre, le descendait légère et silencieuse comme un fantôme, et rafraîchissait ses pieds brûlants dans l’eau froide de la mer.

Alors elle pensait à ceux qui habitaient les profondeurs de l’Océan.

Une nuit, ses sœurs montèrent à la surface de la mer, se tenant enlacées comme c’était leur habitude ; elles vinrent à elle, glissant à la surface des eaux et chantant tristement. Elle leur fit signe, et elles la reconnurent. Alors elles vinrent jusqu’à l’escalier de marbre, s’assirent autour d’elle et lui racontèrent combien toutes elles avaient été affligées. Alors elles revinrent chaque nuit, et chaque nuit, tandis que le prince dormait, la petite sirène venait au bord de la mer.

Une fois, elle vit au loin la vieille grand-mère, qui depuis bien des années n’était pas venue à la surface des eaux. Le roi des mers était près d’elle, avec sa couronne sur la tête. Ils tendaient leurs bras vers elle ; mais, quelque signe qu’elle leur fît, ils ne voulurent pas s’approcher du rivage.

Au reste, de jour en jour, elle devenait plus chère au jeune prince ; seulement, il ne l’aimait point comme on aime sa maîtresse ou sa femme, mais comme on aime une bonne et aimable enfant ; si bien que jamais l’idée ne lui venait de l’épouser, et cependant il fallait qu’elle devînt sa femme, ou alors il lui fallait dire adieu à cette âme immortelle, et le jour des noces du jeune prince avec une autre, elle serait changée en écume et flotterait à la surface de la mer.

– Est-ce que tu ne me préfères pas à toutes les autres ? semblaient dire au jeune prince les beaux yeux de la petite sirène, quand il la serrait entre ses bras et baisait son front pur et uni comme le marbre.

Et son regard était si expressif que le jeune prince la comprenait.

– Oui, lui répondait-il, tu m’es la plus chère des jeunes esclaves qui m’entourent, car tu as le meilleur cœur de toutes, tu m’es la plus dévouée, et tu me rappelles une belle jeune fille que je vis une fois et que probablement je ne reverrai plus. J’avais été faire une promenade sur un navire. L’ouragan nous surprit au milieu d’une fête, le navire sombra et les vagues me jetèrent sur le rivage, non loin d’un temple sacré, dont plusieurs jeunes filles faisaient le service intérieur. La plus jeune, la plus belle de toutes me trouva évanoui sur le rivage et, à force de soins, me fit revenir à moi. Je la vis comme dans un rêve, car mes yeux ne s’ouvrirent que pour se refermer presque aussitôt. Qu’est-elle devenue ? je n’en sais rien. C’était la seule que je pusse aimer et que j’aimerai jamais d’amour en ce monde. Mais tu lui ressembles, chère petite, et tu es dans mon cœur comme l’ombre de son image, aussi ne me séparerai-je jamais de toi.

Mais il y avait loin de cette promesse plus amicale qu’amoureuse de ne jamais se séparer d’elle à ce qu’ambitionnait la petite sirène, c’est-à-dire que le prince mettrait sa main dans sa main, l’épouserait en face d’un prêtre et la préférerait à son père et à sa mère.

Aussi pensait-elle en elle-même :

« Hélas ! Il ne sait pas que c’est moi qui lui ai sauvé la vie. Il ignore que c’est moi qui l’ai porté à travers les vagues, soulevant sa tête hors de l’eau, que c’est moi qui l’ai déposé sur l’endroit du rivage où l’herbe était la plus douce et la mousse la plus épaisse, que j’ai vu le temple, la jeune fille qui en sortait, et que j’étais cachée, jalouse, derrière une vague, tandis que celle qu’il me préfère essayait vainement de le rappeler à la vie que je lui avais conservée. »

Et la petite sirène, qui ne pouvait point parler, soupira, les larmes aux yeux.

« Celle qu’il aime appartient sans doute au temple sacré ; sans doute elle a fait des vœux éternels qui la séparent du monde, et jamais plus il ne la reverra ; je suis auprès de lui, moi, je le vois chaque jour, je l’aime, et après celui d’être aimée de lui, l’aimer est encore le plus grand des bonheurs. »

Et les jours s’écoulaient, et la petite sirène avait atteint sa dix-huitième année.

De son côté, le jeune prince avait vingt-cinq ans.

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