1

Il y avait une fois, dans un village dont je ne me rappelle plus le nom, deux individus qui s’appelaient l’un comme l’autre, c’est-à-dire Jean.

Mais l’un possédait quatre chevaux, tandis que l’autre ne possédait qu’un seul cheval.

Afin de les distinguer l’un de l’autre, on avait nommé le propriétaire des quatre chevaux Gros-Jean, tandis que l’on appelait Petit-Jean celui qui n’avait qu’un seul cheval – ce qui vous indique en passant, mes jeunes amis, que ce n’est ni l’intelligence ni la taille qui vous font Petit-Jean ou Gros-Jean, mais que c’est tout bonnement la fortune…

Par suite d’une convention conclue entre les deux villageois, Petit-Jean devait labourer les terres de Gros-Jean et lui prêter son unique cheval pendant les six jours de la semaine, tandis que Gros-Jean, par réciprocité, devait aider Petit-Jean en lui prêtant ses quatre chevaux pour labourer son champ unique, mais cela seulement une fois par semaine, le dimanche.

Un autre que Petit-Jean se fût plaint de travailler le jour où tout le monde se repose ; mais Petit-Jean était un joyeux compagnon, ne répugnant point à la fatigue.

Aussi il fallait le voir ! Ce jour-là, c’était son triomphe. Il se carrait fièrement devant son attelage de cinq chevaux, faisant claquer son fouet, et flic et flac ! car, pendant tout un jour, il se figurait que les cinq chevaux lui appartenaient.

Le soleil brillait, les cloches appelaient les fidèles à l’église, et paysans et paysannes passaient, le livre de prières sous le bras et en grande toilette, devant le champ de Petit-Jean, pour aller entendre le service divin.

Et Petit-Jean, courbé sur sa charrue, se redressant pour saluer ses amis, était là, joyeux et fier, avec ses cinq chevaux labourant son champ.

– Flic ! flac ! et allez donc, mes cinq chevaux ! criait gaiement Petit-Jean.

– Tu ne devrais pas parler ainsi, dit Gros-Jean, qui, au lieu de l’aider dans sa besogne comme c’était chose convenue, le regardait travailler en se croisant les bras.

– Et pourquoi ne devrais-je point parler ainsi ? demanda Petit-Jean.

– Mais parce que, de ces cinq chevaux, un seul t’appartient ; les quatre autres sont à moi, ce me semble.

– C’est vrai, répondait sans envie Petit-Jean.

Mais, malgré cet aveu, aussitôt qu’un ami, une connaissance ou même un étranger passait et le regardait travailler, Petit-Jean oubliait cette défense et recommençait de plus belle à faire claquer son fouet, flic, flac, et à crier :

– Oh ! allez donc, mes cinq chevaux !

– Je t’ai prévenu, lui dit Gros-Jean, qu’il me déplaisait que tu dises : Mes cinq chevaux ! Je te préviens de nouveau, mais c’est la dernière fois ; si cela t’arrive encore, tu verras un peu ce que je ferai.

– Ça ne m’arrivera plus, dit Petit-Jean.

Mais à peine le monde recommença-t-il à passer en le saluant amicalement de la tête, que le démon de la vanité le prit à la gorge, et que, au risque de ce qui pouvait lui arriver de la part de Gros-Jean, le voilà de nouveau faisant claquer son fouet, flic, flac, et criant de toutes ses forces :

– Oh ! allez donc, mes cinq chevaux !

– Attends, attends, je vais te les faire aller, tes cinq chevaux, dit Gros-Jean.

Et, prenant un caillou, il le lança si rudement au milieu du front du cheval de Petit-Jean, que le cheval s’abattit et mourut sur le coup.

– Hélas ! voilà que je n’ai plus de cheval, maintenant ! dit Petit-Jean.

Et il se mit à pleurer.

Mais c’était un garçon peu mélancolique de sa nature, et il comprit que les larmes ne remédieraient à rien. Il essuya donc ses yeux avec la manche de sa chemise, tira son couteau de sa poche, et, comme son cheval n’avait plus rien de bon que la peau, il se mit en devoir de le dépouiller.

Le cheval dépouillé, Petit-Jean étendit sa peau sur une haie jusqu’à ce qu’elle fût sèche.

Puis, une fois séchée, il la mit dans un sac et chargea le sac sur son épaule.

Son intention était d’aller vendre la peau à la ville.

Il y avait loin du village de Petit-Jean à la ville. Avant d’y arriver, il fallait traverser un grand bois bien sombre. Au milieu du bois, un orage le surprit ; il s’égara, et la nuit vint avant qu’il eût pu retrouver sa route.

À force de marcher, il arriva cependant à la lisière de la forêt et aperçut une ferme.

Il s’en approcha tout joyeux, espérant y trouver un gîte.

Les volets étaient fermés à l’extérieur, mais la lumière brillait à travers leurs fentes.

Petit-Jean frappa à la porte.

La fermière ouvrit.

Petit-Jean exposa poliment sa demande ; mais cette politesse ne toucha point la fermière.

– Passez votre chemin, mon ami, dit-elle. Mon mari est absent, et, en son absence, je ne reçois point d’étrangers.

– Il me faudra donc passer la nuit à la belle étoile ? dit Petit-Jean avec un gros soupir.

Mais, si attendrissant que fût le soupir de Petit-Jean, la paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez.

Petit-Jean regarda tout autour de lui, car il était bien décidé à ne pas aller plus loin.

Il y avait près de la maison une meule de foin, et, entre la meule et la maison, un petit hangar avec un toit de chaume plat.

« Tiens, pensa Petit-Jean en voyant le toit de chaume, voilà un lit tout trouvé ; j’étendrai la peau de mon cheval sur le toit, je m’étendrai sur la peau de mon cheval, je me couvrirai de mon sac et je dormirai mieux que ce mauvais Gros-Jean, qui m’a tué ma pauvre bête. »

Alors, levant les yeux en l’air :

– Seulement, pourvu que la cigogne ne vienne pas me piquer les yeux avec son long bec tandis que je dormirai, dit Petit-Jean, c’est tout ce que je demande.

Et, en effet, il y avait un nid de cigognes sur la cheminée qui dominait le hangar, et, sur cette cheminée, la mère ou le père cigogne se tenait debout sur une patte.

Cette observation faite, Petit-Jean monta sur le toit, étendit sa peau et s’étendit dessus, se couvrit de son sac et se tourna et retourna pour creuser son lit.

En se tournant et retournant, un jet de lumière lui tira l’œil.

Ce jet de lumière venait d’un volet entrebâillé.

Par l’entrebâillement du volet, Petit-Jean put voir ce qui se passait dans la chambre de la ferme.

Après ce que lui avait dit la fermière, ce qu’il vit ne laissa point que de l’étonner…

Il vit une grande table, et sur cette table étaient un poisson magnifique, une dinde rôtie, un pâté et toutes sortes de vins excellents.

À cette table étaient assis la femme du fermier et le bedeau du village qu’habitait Petit-Jean.

Ils étaient seuls, et la fermière servait à son convive du poisson, qui était son mets favori, et lui versait force rasades, en l’invitant à boire à sa soif et même au-delà.

– Ah çà ! ah çà, dit Petit-Jean ; mais c’est donc une fête. Bon ! voilà la fermière qui se lève ; que va-t-elle chercher encore ? Des gâteaux ! des tartes à la crème ! Il n’est pas malheureux, notre bedeau, peste !

Alors, sur la route, il entendit quelqu’un qui s’approchait et qui marchait vers la ferme.

C’était le mari de la fermière qui revenait chez lui.

Petit-Jean ne le connaissait point ; mais il devina cela en le voyant se diriger vers la porte de la ferme et y frapper à coups redoublés.

Il n’y avait qu’un maître qui pût frapper ainsi.

C’était un brave homme que ce fermier ; mais il avait une étrange manie : c’était de ne pouvoir regarder en face un bedeau sans entrer dans des fureurs qui tenaient de la rage.

Ajoutons que le bedeau, connaissant cette antipathie du mari pour les bedeaux en général et pour lui en particulier, était venu dire bonjour à la femme justement parce qu’il savait le mari absent. Il en résultait que la bonne paysanne, pour le remercier de son honnêteté, lui avait servi ce qu’elle avait de meilleur.

Or, quand les deux convives entendirent frapper à la porte, et que, à la manière dont on frappait, ils eurent reconnu la main du maître, ils s’effrayèrent si grandement, que la femme pria le bedeau de se cacher dans un grand coffre vide qui se trouvait dans un coin de la salle.

Le bedeau, qui tremblait de tous les membres, ne se fit pas prier, et, tandis que la femme en soulevait le couvercle, il enjamba le coffre et se blottit au fond.

La femme laissa retomber le couvercle.

Elle eût bien voulu fermer le coffre à la clef ; mais, depuis longtemps, la clef était perdue ; et, ne prévoyant point de quelle utilité ce coffre lui pouvait être, la fermière n’en avait point fait refaire une autre.

Elle se contenta donc de jeter sur le coffre tout ce qu’elle trouva sous sa main, et, courant à la table, elle prit le poisson, le dindon, le pâté, les gâteaux, les tartes et les crèmes, et fourra tout dans le four.

Car vous comprenez bien que, si son mari eût vu tout cela, il n’eût point manqué de demander d’où venait cette bombance.

– Ah ! soupira tout haut de son toit Petit-Jean, en voyant la gueule du four s’ouvrir toute grande et engloutir ce magnifique repas, ah ! bienheureux four !

Le fermier, qui frappait toujours à la porte, entendit ce soupir.

– Eh ! là-haut, demanda-t-il, est-ce qu’il y a quelqu’un ?

– Il y a moi, répondit Petit-Jean.

– Qui, toi ?

– Petit-Jean.

– Que fais-tu là-haut ?

– Par ma foi, monsieur le fermier, j’essaye de dormir ; mais cela n’est pas facile, et je soupirais justement après le sommeil.

– Et pourquoi n’es-tu pas dans la grange ou dans le grenier à foin ?

– Parce que votre femme, qui est une femme prudente, m’a répondu que, en votre absence, elle ne recevait pas d’étranger.

– Ah ! ah ! dit le fermier satisfait ; ma grosse Claudine, je la reconnais bien là. Mais viens avec moi, et tu seras bien reçu, je te le promets.

– Eh ! eh ! eh ! fit Petit-Jean en remettant sa peau dans son sac, son sac sur son épaule, et en se laissant glisser sur le talus du toit, il me semble qu’elle ne vous ouvre pas vite, votre grosse Claudine.

– Elle est couchée, elle dort, la pauvre créature, et elle a le premier sommeil très dur. Mais tiens, la voilà, je l’entends.

Enfin, la porte s’ouvrit.

– Eh ! c’est toi, mon pauvre Nicolas ! s’écria la fermière en sautant au cou de son mari ; est-ce qu’il y a longtemps que tu frappes ?

Et elle étouffait si bien le pauvre homme en le serrant contre son cœur et en l’embrassant, que ce ne fut qu’au bout d’un instant que celui-ci put lui répondre.

– Dame ! dix minutes ou un quart d’heure.

– Un quart d’heure ! oh ! mon pauvre homme, s’écria Claudine, comme tu dois avoir froid et être fatigué. Viens vite te coucher et dormir.

– Oh ! oh ! fit Nicolas, pas tout de suite ainsi. J’ai encore plus faim que je n’ai froid et sommeil, et j’espère bien souper avant de me mettre au lit, sans compter que voilà un garçon qui ne demande pas mieux que de souper avec moi. N’est-ce pas, Petit-Jean ?

– Ah ! dame ! monsieur Nicolas, dit Petit-Jean, je n’aurais pas osé vous le demander ; mais, puisque vous m’invitez, cela me fera plaisir et honneur.

Puis, se tournant vers la fermière, comme s’il la voyait pour la première fois :

– Madame, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonsoir.

– Bonsoir, bonsoir, dit la fermière, qui eût autant aimé que Petit-Jean fût à cent lieues de là, non pas qu’elle eût l’idée que Petit-Jean eût rien vu, mais parce qu’elle pensait que, si une fois son mari se mettait à table avec lui, on ne pourrait plus les faire lever ni l’un ni l’autre ; ce qui serait une chose bien ennuyeuse pour le pauvre bedeau, enfermé dans son coffre.

Mais elle avisa un autre moyen pour qu’ils ne tinssent pas trop longtemps la table : c’était de ne mettre sur la table qu’un gros plat de légumes cuits à l’eau, sans beurre ni lard, et qui restait du dîner des charretiers.

Le fermier, qui avait faim, mangeait de grand appétit et sans se plaindre, parce qu’il ne soupçonnait point autre chose dans la maison, et que, dans ce plat de légumes à l’eau, il ne voyait rien que le fait d’une bonne ménagère.

Mais il n’en était point ainsi de Petit-Jean, qui avait vu le poisson, la dinde rôtie, le pâté, les gâteaux, les tartes et les crèmes, et qui savait qu’il n’avait que la porte du four à enlever pour retrouver tout cela.

Petit-Jean avait fourré sous la table le sac où était la peau de son cheval, qu’il allait vendre à la ville. Il avait le pied sur le sac, et, comme le plat de légumes ne lui revenait point et qu’il ruminait un moyen de faire sortir du four toutes les friandises qu’il contenait, il appuya machinalement son pied sur le sac.

– Coinck ! fit la peau.

– Chut ! dit le fermier.

– Quoi ? demanda Petit-Jean.

On fit silence.

Petit-Jean appuya de nouveau son pied sur le sac.

– Coinck ! répéta la peau gémissant pour la seconde fois.

Le fermier vit bien d’où venait le bruit.

– Qu’as-tu donc dans ton sac ? demanda-t-il à Petit-Jean.

– Oh ! ne faites pas attention, dit Petit-Jean ; c’est un magicien.

– Comment, un magicien ?

– Oui.

– Tu as un magicien dans ton sac ?

– Pourquoi pas ?

– Et c’est lui qui se plaint ?

– C’est lui qui me parle.

– Et que te dit-il ?

– Il me dit dans sa langue de ne pas manger ces affreux légumes sans beurre ni lard, attendu qu’il a mis dans le four toutes sortes de bonnes choses destinées à notre souper.

– Saprelotte ! dit le paysan, si c’était vrai, ce serait un brave homme que ton magicien.

– Allez-y voir vous-même.

– Et s’il ment ?

– Vous en serez pour une courte peine ; mais mon magicien ne ment jamais.

 

– Mes petits enfants, dit Gérard, voilà neuf heures qui sonnent et votre maman me fait signe qu’il est temps de vous coucher.

– Oh ! encore, encore, dirent les enfants.

– Demain, si vous avez bien travaillé, bien lu, bien écrit, bien fait vos devoirs, nous reprendrons le conte où nous le laissons ce soir.

Et sans vouloir entendre à rien, Gérard remit le petit Paul aux mains de sa mère, et l’on appela la bonne, qui présidait au coucher des enfants.

Ceux-ci consentirent à rentrer dans leur chambre, mais ce ne fut qu’à la condition expresse qu’ils auraient le lendemain la suite de Petit-Jean et de Gros-Jean.

Gérard donna sa parole, fit avec son pouce une croix sur ses lèvres, et cracha par-dessus le tout, ce qui est pour les enfants un engagement bien autrement formel qu’une lettre de change.

 

Le lendemain, à la même heure, Gérard reprit :

Share on Twitter Share on Facebook