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Petit-Jean parlait d’un ton si assuré, que le fermier alla droit au four et en tira le couvercle.

Il resta ébahi ; car il y trouvait tous les bons morceaux et toutes les friandises que sa femme y avait cachés.

Quant à la femme, elle n’osait souffler le mot, et elle s’empressa de couvrir la table de toutes les bonnes choses que le four contenait, et que les deux convives se mirent à entamer à belles dents.

C’était triste de manger cela en buvant de la piquette.

Aussi Petit-Jean mit-il de nouveau le pied sur son sac, et de nouveau le sac fit coinck.

– Bon ! qu’y a-t-il encore ? demanda le fermier tout joyeux de l’excellent repas qu’il faisait sans qu’il lui en coûtât rien.

– Il y a que c’est ce bavard de magicien qui ne veut pas se taire.

– Et pourquoi se tairait-il, lui qui parle si bien ?

Encouragé, le magicien fit coinck.

– Que dit-il ? demanda le fermier, qui ne parlait point cette langue-là.

– Il m’apprend, dit Petit-Jean, que, dans le coin opposé du four, comme pendant au poisson, au pâté et à la dinde rôtie, il a caché trois bouteilles d’excellent vin destiné à les faire passer.

– Va voir, femme, va voir, cria gaiement le fermier.

Et la femme fut forcée d’aller prendre les bouteilles de vin et de verser à boire aux deux convives.

Le fermier buvait beaucoup et devenait très gai ; il aurait bien désiré avoir en sa possession un pareil magicien.

– Est-ce qu’il pourrait faire apparaître le diable ? demanda-t-il à son compagnon de table.

– Ouf ! dit Petit-Jean, vous en demandez long.

– Informez-vous, s’il le peut, hein ? insista le fermier.

– Et vous n’avez pas peur ?

– Moi, allons donc ! quand j’ai une bouteille de vin en tête, je n’ai peur de rien. Le peut-il ? le peut-il ?

– Mon magicien peut tout ce que je veux. N’est-ce pas, demanda Petit-Jean, en regardant sous la table, et en appuyant le pied sur le sac, ce qui fit crier la peau.

– Eh bien ? demanda le fermier plein d’anxiété.

– Eh bien, n’avez-vous pas entendu ?

– Si ; mais je n’ai pas compris.

– Ah ! c’est vrai ; eh bien, il a répondu qu’il ne demandait pas mieux.

– Allons vite, alors.

– Le diable est si laid, cher ami, que nous ferions aussi bien de ne pas le voir.

– Bon ! je ne suis pas une femmelette !

– N’importe ; y a-t-il, par exemple, une chose ou un homme que vous détestiez plus que tout au monde ?

– Oui ; il y a les bedeaux en général, et celui du village de Niederbronn en particulier.

C’était justement le bedeau de Niederbronn qui était caché dans le coffre.

– Eh bien, le diable va vous apparaître sous la forme du bedeau de Niederbronn.

– Soit ; mais qu’il ne m’approche pas de trop près, ou je ne réponds pas de moi.

– C’est bien : en ce cas, dites à votre femme d’aller soulever le couvercle du coffre.

– Claudine ? elle n’osera jamais ! N’est-ce pas, Claudine ?

– Oh ! non, dit-elle.

Et ses dents claquaient les unes contre les autres.

– Alors, dit Petit-Jean, j’y vais aller, moi.

– Ne levez pas trop le couvercle, afin qu’il ne s’échappe pas.

– Oh ! soyez tranquille.

Le fermier allongea le cou ; quant à la fermière, appuyée contre un fauteuil, on eût cru qu’elle allait tomber, tant elle était pâle et tant les genoux lui tremblaient.

Petit-Jean souleva le couvercle du coffre.

– Eh ! voyez, dit-il, si ce n’est pas, de point en point, la ressemblance du bedeau de Niederbronn.

– Hou ! fit le fermier, c’est effrayant !

Il n’y avait garde que le diable essayât de sortir ; il était collé et comme aplati au fond du coffre.

Petit-Jean laissa retomber le couvercle.

– Et, là-dessus, buvons, dit-il. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais rien ne m’altère comme de voir le diable ?

Et les deux amis, se faisant remplir leurs verres par Claudine, qui leur versait à boire tout en tremblant, choquèrent leurs verres en donnant le diable aux bedeaux et les bedeaux au diable.

– C’est égal, dit le fermier à Petit-Jean, tu devrais bien me vendre ton magicien.

– Oh ! dit Petit-Jean, impossible ! songez donc de quelle utilité il m’est.

– Demande-moi ce que tu en voudras.

Puis, tout bas :

– Je suis riche, va, plus riche qu’on ne croit.

– Oui ; mais, moi, je ne vous l’aurai pas plus tôt vendu, dit Petit-Jean, que je serai pauvre.

– Et si je te le paye assez cher pour t’enrichir ? Tiens, je te donne tout un boisseau plein d’argent.

– Écoute, dit Petit-Jean, comme tu as été bon pour moi, comme tu m’as recueilli quand j’étais à la belle étoile, eh bien, ce que je ne ferais pour personne, je le ferai pour toi. Tu auras mon magicien pour un boisseau d’argent, tant qu’il en pourra tenir.

– Ça va.

– Attends.

– Quoi ?

– Je veux ce vieux coffre par-dessus le marché.

– Avec plaisir ! le diable n’aurait qu’à y être encore.

– Vas-y voir.

– Ah ! par ma foi, non, j’en ai assez ! il est trop laid.

Le fermier donna à Petit-Jean un boisseau d’argent bien empilé, et Petit-Jean lui donna la peau du cheval dans son sac.

Le fermier prêta une charrette et deux chevaux pour emporter l’argent et le coffre, tant il était content du marché.

– Adieu, Nicolas ! dit Petit-Jean.

Et il partit avec la charrette, les deux chevaux, l’argent et le coffre, où était encore le bedeau.

À la sortie du bois se trouvait une rivière large et profonde ; arrivé au beau milieu, Petit-Jean dit :

– J’ai, par ma foi, eu tort de demander ce vieux coffre à Nicolas. Il n’est bon à rien, et, tout vide qu’il est, il pèse tant, qu’on le croirait plein de pierres. Je vais le jeter à l’eau ; s’il surnage et qu’il arrive à la maison, tant mieux ; s’il coule au fond, ma foi, tant pis, cela m’est égal.

Et, saisissant la caisse d’une main, il la souleva comme pour la jeter à l’eau.

Petit-Jean faisait ainsi par malice, afin d’effrayer le bedeau.

Et, en effet, le bedeau eut grand peur, si grand peur, qu’il s’écria :

– Arrête, Petit-Jean, arrête un instant, morbleu ! et laisse-moi sortir d’abord.

– Ah ouiche ! fit Petit-Jean en s’asseyant sur le coffre, non pas ; puisque le diable est encore dedans, noyons le diable, et tout ira bien sur la terre.

– Je ne suis pas le diable, cria le malheureux prisonnier ; je suis le bedeau de Niederbronn. Ne me noie pas, Petit-Jean, et je te donnerai un boisseau plein d’argent.

– Fais-moi ton billet, dit Petit-Jean en passant un crayon et du papier au bedeau à travers la serrure du coffre.

Cinq minutes après, le billet sortait du coffre par la même voie qu’il y était entré.

– Voilà, dit le bedeau.

Petit-Jean lut :

« Je reconnais devoir à Petit-Jean un boisseau plein d’argent… »

– Tu as oublié bien empilé, dit Petit-Jean.

– Je m’y engage, je m’y engage, dit le bedeau.

– Alors, continua Petit-Jean, bien empilé ?

– Oui.

« … Que je lui mesurerai aussitôt qu’il m’aura ramené sain et sauf à la maison. »

La date y était, et, au-dessous de la date, la signature ; le billet était en règle.

Petit-Jean ouvrit le coffre, le bedeau sauta dehors, et tous deux jetèrent le coffre à l’eau.

Une fois que la charrette eut atteint l’autre bord, le chemin alla tout seul jusqu’au village de Niederbronn.

Petit-Jean déposa le bedeau à sa porte et descendit avec lui.

Le bedeau lui mesura un boisseau d’argent bien empilé.

Petit-Jean noua les bouts de manche de sa veste, et dans sa veste mit les deux boisseaux d’argent.

Après quoi, il rentra chez lui.

« Par ma foi, se dit-il, voilà mon cheval bien payé. »

Et il vida son argent au milieu de sa chambre.

– Voilà qui va mettre Gros-Jean de triste humeur, ajouta-t-il, quand il saura combien il m’a rendu service en tuant mon pauvre cheval ! Mais il me semble que mes deux coquins ont mesuré l’argent bien chichement.

Et, appelant un petit garçon, il l’envoya chez Gros-Jean pour lui demander, de sa part, un boisseau à mesurer.

« Que diable peut-il bien avoir à mesurer, qu’il me prie de lui prêter un boisseau ? » se demanda Gros-Jean.

Et, pour savoir à quoi s’en tenir, il enduisit le fond du boisseau avec de la poix, afin qu’il y restât attaché quelque fragment de la chose mesurée.

L’événement ne manqua point d’arriver comme l’avait prévu Gros-Jean. Petit-Jean, qui ne se doutait point de la malice, ou qui, s’il s’en doutait, n’était point fâché de faire connaître sa bonne fortune à Gros-Jean, Petit-Jean ne regarda point au fond du boisseau ; de sorte que Gros-Jean y trouva collées trois pièces neuves de huit groschen d’argent.

– Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ? dit Gros-Jean. Petit-Jean est-il devenu si riche, qu’il mesure l’argent au boisseau ?

Et il courut chez Petit-Jean.

L’argent était encore à terre.

– Où donc as-tu trouvé tout cet argent ? dit Gros-Jean ébahi.

– C’est le prix de la peau de mon cheval, que j’ai vendue hier au soir, dit Petit-Jean.

– Foi d’homme ?

– Foi d’homme !

Petit-Jean ne mentait pas.

Il est vrai qu’il y avait l’argent du bedeau mêlé à l’argent du fermier. Mais c’était toujours de l’argent venant de la peau de son cheval.

– On te l’a bien payée, il me semble.

– Elles sont hors de prix ! Quel service tu m’as rendu, sans t’en douter, de me tuer une bête qui, vivante, ne valait pas dix écus, et qui, morte, m’en a rapporté plus de trois mille.

– Et à qui l’as-tu vendue ?

– Au fermier qui demeure à la lisière de la forêt. Si tu as quelque chose à lui vendre, informe-toi de Nicolas.

– Oui, dit Gros-Jean, j’ai justement quelque chose à lui vendre.

– Ouais ! fit Petit-Jean, comme cela tombe bien. Il m’a prêté sa charrette et ses deux chevaux par-dessus le marché. Toi qui as de l’avoine et du foin que tes granges en regorgent, donne-leur à manger et reconduis-lui chevaux et charrette. Il te revaudra cela.

– Ça va, dit Gros-Jean.

Et il emmena la charrette.

En rentrant, il prit une hache, s’en alla droit à son écurie, tua ses quatre chevaux, les dépouilla, fit sécher leurs peaux sur la haie, et, mettant les quatre peaux dans la voiture, il prit le chemin de la ville.

C’était justement jour de marché.

– Des peaux de chevaux ! criait Gros-Jean.

Les cordonniers et les tanneurs accouraient.

– Combien les peaux ? demandaient-ils.

– Deux boisseaux d’argent bien empilés, la pièce, répondait Gros-Jean.

On crut d’abord que Gros-Jean était ivre.

Mais, comme il se tenait parfaitement sur ses jambes, que sa voix n’était pas le moins du monde avinée, on vit bien qu’il parlait sérieusement.

– Es-tu fou ? lui dirent les tanneurs et les cordonniers, et crois-tu que nous avons de l’argent au boisseau ?

– Des peaux de chevaux à vendre ! des peaux de chevaux à vendre ! continuait de crier Gros-Jean.

Et à tous ceux qui lui demandaient le prix de ses peaux, il continuait de répondre :

– Deux boisseaux d’argent bien empilés, la pièce.

– Il veut se moquer de nous ! s’écrièrent les cordonniers.

– Et de nous aussi ! dirent les tanneurs.

Et, prenant, les tanneurs leurs tabliers de cuir, et les cordonniers leurs trépieds, ils se mirent à rosser Gros-Jean d’importance.

Gros-Jean cria au secours.

Au nombre des curieux qui accoururent à ses cris était le fermier Nicolas.

Il ne reconnut que deux choses : ses chevaux et sa voiture.

Puis, se rappelant qu’il avait été la dupe de celui à qui il avait prêté sa charrette et ses chevaux :

– Ah ! bandit ! s’écria-t-il, ah ! coquin ! ah ! escroc !

Et, à son tour, il tomba sur Gros-Jean à grands coups de manche de fouet.

Pour le coup, Gros-Jean abandonna la partie, et, laissant les deux chevaux et la charrette de Nicolas et les quatre peaux à lui, il s’enfuit hors de la ville à toutes jambes, mais pas si vite, qu’il ne fût cruellement meurtri.

– Ah ! oui-da ! dit-il en rentrant chez lui, Petit-Jean me paiera cela ; je le tuerai !

 

L’heure sonna, c’était neuf heures.

– Mes enfants, dit Gérard, il est temps de se coucher.

– Oh ! dirent les enfants, nous voulons savoir si Gros-Jean a tué Petit-Jean.

– Vous le saurez demain, mais pour ce soir, bonne nuit, mes jolis amours.

Et la bonne prenant les enfants, alla les coucher, moitié riant moitié pleurnichant.

 

Le lendemain à l’heure accoutumée Gérard reprit son récit.

– Vous vous rappelez, mes chers enfants, qu’en rentrant chez lui tout furieux Gros-Jean s’écria : « Petit-Jean me paiera cela, je le tuerai. »

– Oui, oui, dirent les enfants, qui tremblaient qu’en effet Gros-Jean ne tuât Petit-Jean.

– Eh bien, mes enfants, reprit Gérard…

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