Lorsque Petit-Jean rentra chez lui, il envoya le même petit garçon, qui déjà y avait été, prier Gros-Jean de lui prêter une seconde fois son boisseau, ayant quelque chose encore à mesurer.
– Comment, s’écria Gros-Jean, est-ce que je ne l’ai pas tué ? Il faut que je m’en assure.
Il porta donc lui-même le boisseau à Petit-Jean.
Il vit tout l’argent que venait de lui mesurer l’aubergiste.
– Où as-tu encore pris tout cet argent ? lui demanda-t-il en ouvrant de grands yeux.
– Écoute, Gros-Jean, dit Petit-Jean, en croyant me tuer, tu as tué ma grand-mère ; alors, moi, j’ai vendu la défunte, et l’on m’en a donné tout l’argent que tu vois.
– On t’a donné tout l’argent que je vois pour ta grand-mère ?
– Oui ; il paraît que les vieilles femmes sont très chères cette année.
– Bon ! dit Gros-Jean, j’ai ma grand-mère qui est idiote ; tout le monde dit : « Quel bonheur pour elle, la pauvre chère femme, si elle pouvait mourir ! » Je vais la tuer et aller la vendre.
Et Gros-Jean rentra chez lui, prit la même hache avec laquelle il avait tué ses chevaux et la grand-mère de Petit-Jean, fendit la tête de sa grand-mère, mit le corps dans sa voiture, et s’en alla tout droit chez l’apothicaire de la ville la plus proche.
Il s’arrêta devant la boutique, et, sans descendre de sa voiture :
– Eh ! monsieur l’apothicaire, cria-t-il ; eh !…
L’apothicaire était à genoux. Que faisait-il à genoux ? L’histoire ne le dit pas.
Il entendit qu’on l’appelait.
– C’est bien, c’est bien, dit-il, j’y vais ; j’ai fini dans un instant.
Mais Gros-Jean était pressé : il descendit de sa voiture, et entra dans la boutique par la porte de la route, juste au moment où l’apothicaire y rentrait par la porte de l’arrière-boutique.
– Que me voulez-vous, mon ami ? demanda-t-il à Gros-Jean.
– Monsieur l’apothicaire, je veux vous vendre ma vieille grand-mère, répondit celui-ci.
– Votre vieille grand-mère ? Eh ! mon cher ami, que voulez-vous que je fasse d’une pareille idiote ?
– Elle ne l’est plus, fit Gros-Jean.
– Comment, elle ne l’est plus ?
– Non, elle est morte.
– Le bon Dieu lui a fait une belle grâce, pauvre chère femme !
– Ce n’est pas le bon Dieu qui lui a fait cette grâce-là, dit Gros-Jean, c’est moi.
– Comment, c’est vous ?
– Oui, je l’ai tuée.
– Pour quoi faire ?
– Pour vendre son corps un boisseau d’argent !
– Un boisseau d’argent, le corps d’une vieille femme ?
– Dame ! c’est le prix que Petit-Jean a vendu celui de sa grand-mère.
– Mon ami, dit l’apothicaire, vous me faites un conte.
– Un conte ?
– Oui ; et c’est fort heureux pour vous ; car, si vous aviez tué votre grand-mère, comme vous le dites – sans compter que vous ne trouveriez pas de son corps un petit écu –, les gendarmes vous prendraient, le juge d’instruction vous ferait votre procès, les juges vous condamneraient et le bourreau vous guillotinerait.
– Bon ! fit Gros-Jean en devenant tout pâle, cela se passerait ainsi, dites-vous ?
– De point en point.
– Vous ne plaisantez pas ?
– Je ne plaisante pas.
– Votre parole d’honneur ?
– Foi d’apothicaire.
– Oh la la ! fit Gros-Jean en remontant dans sa voiture. Heureusement que personne n’a vu la grand-mère.
Puis, se retournant vers l’apothicaire :
– Vous avez raison, dit-il, c’était une farce.
Et il mit son cheval au galop, rentra chez lui, coucha la grand-mère dans son lit, détacha une pierre du plafond, la lui fit tomber sur la tête, et sortit en criant :
– Au secours ! au secours ! la grand-mère vient d’être tuée par accident.
Et, comme Gros-Jean n’avait aucun motif de tuer sa grand-mère, qu’elle était pauvre, que, conséquemment, il n’en héritait pas, on ne fit aucune recherche sur cette mort, la bonne femme ayant, d’ailleurs, quatre-vingt-deux ans, et ayant ainsi vécu plus qu’âge de femme.
Mais, comme on emportait la bonne femme pour l’enterrer :
– Tu vas me payer cela, Petit-Jean ! dit Gros-Jean.
Et, profitant du moment où tout le village suivait le corps de la grand-mère, il prit le plus grand sac qu’il put trouver chez lui, et alla chez Petit-Jean.
– Ah ! ah ! lui dit-il, tu t’es encore moqué de moi, monsieur le drôle ! et c’est la seconde fois. La première fois, tu m’as fait tuer mes chevaux ; la seconde, tu m’as fait tuer ma grand-mère ; mais, cette fois-ci, je te tiens, et tu ne m’attraperas plus.
Et, au moment où Petit-Jean s’en doutait le moins, il lui jeta le sac sur la tête, y fit glisser tout le corps, le lia par le bout, et le chargea sur son dos en lui criant :
– Maintenant, recommande ton âme à Dieu, car je vais te jeter à la rivière.
L’avis ne rassura pas Petit-Jean, qui se doutait bien, d’ailleurs, que Gros-Jean ne le mettait pas dans un sac pour lui faire des marivaudages.
Il y avait loin de la maison de Petit-Jean au fleuve, et Petit-Jean pesait plus qu’une plume ; de sorte que, la route passant près d’une église – et Gros-Jean entendant le son de l’orgue et le chant des fidèles –, il résolut de profiter de la circonstance pour faire une petite prière en passant.
En conséquence, il déposa son sac près de la porte de la rue, et entra dans l’église.
Son imprudence était justifiée par l’impossibilité où était Petit-Jean de sortir du sac, et par la solitude du porche.
– Hélas ! hélas ! soupira Petit-Jean en se tournant et se retournant dans le sac.
Mais il ne put que répéter une troisième fois hélas ! sans arriver à dénouer le lien.
Un conducteur de bestiaux vint à passer par là. C’était un vieux pécheur qui avait eu une jeunesse fort orageuse. Son premier métier, racontait-on, avait été de se mettre à l’affût dans les endroits les plus touffus et les plus écartés de la forêt Noire. Sur la cause qui le poussait à se mettre à l’affût, les avis étaient fort partagés : les uns disaient qu’il n’en voulait qu’aux cerfs, aux daims et aux sangliers du grand-duc de Bade ; les autres disaient qu’il s’attaquait, au contraire, à tout ce qui passait, bêtes et gens, et que, des bêtes, il prenait la peau, et, des gens, la bourse.
Enfin était venu le moment où il avait renoncé à ce métier pour faire celui de marchand de bestiaux. Mais, si honnête que fût sa dernière profession, il était facile de voir que le bonhomme avait un poids sur la conscience, et que, plus il vieillissait, plus le poids devenait lourd.
Or, un des bœufs qu’il conduisait heurta le sac où était Petit-Jean, et le renversa.
– Hélas ! hélas ! dit Petit-Jean, qui croyait que son heure était venue, je suis encore bien jeune pour entrer dans le royaume des cieux !
– Et moi, misérable que je suis, dit le bouvier, je suis trop vieux pour y entrer jamais.
– Qui que tu sois, cria Petit-Jean, ouvre le sac et prends ma place, et, dans un quart d’heure, je te réponds que tu y seras, dans le royaume des cieux !
– Ah ! si je te croyais ! dit le bouvier.
– Foi de Petit-Jean, répondit le prisonnier avec un accent de converti qui ne laissa aucun doute à l’amateur.
Le bouvier dénoua le sac, aida Petit-Jean à s’en dépêtrer, y entra à sa place, priant Petit-Jean de le nouer bien solidement au-dessus de sa tête pour que l’on ne s’aperçût point de la substitution.
Petit-Jean fit un véritable nœud gordien.
– Fais attention aux bêtes ! cria le vieillard, de l’intérieur du sac.
– Sois tranquille, répondit Petit-Jean.
Et il se mit à chasser le troupeau devant lui.
À peine avait-il tourné l’angle de la rue, que Gros-Jean sortit de l’église et remit son sac sur ses épaules. Le vieillard, qui était fort sec, ne pesait guère que les deux tiers de ce que pesait Petit-Jean.
Mais Gros-Jean crut que c’était sa station dans l’église qui lui avait donné des forces.
– Oh ! oh ! dit-il, il est devenu bien léger ; cela provient sans doute de ce que j’ai entendu un cantique.
Et il s’achemina vers le fleuve, choisit un endroit large et profond, et y jeta le sac avec le conducteur de bestiaux, lui criant, croyant toujours s’adresser à Petit-Jean :
– Là, cette fois, tu ne m’attraperas plus.
Et, là-dessus, il s’en revint chez lui, prenant un chemin de traverse qui diminuait la route de près d’une lieue.
Il en résulta que, tout à coup, il vit devant lui Petit-Jean, qui, forcé de suivre le grand chemin à cause de son troupeau, chassait devant lui ses bœufs, ses vaches et ses moutons.
– Qu’est-ce à dire ? s’écria Gros-Jean stupéfait, ne t’ai-je donc pas noyé ?
– Non, répondit Petit-Jean ; tu m’as bien jeté à l’eau, c’est vrai ; mais…
– Mais quoi ?
– Mais, à peine arrivé au fond, le sac s’ouvrit, et je me trouvai au milieu de la plus magnifique prairie du monde.
– Ouais ! fit Gros-Jean.
– Ce n’est pas tout, continua Petit-Jean : une ondine habillée de bleu, avec une couronne de roseaux sur la tête, me prit par la main, et, m’aidant à sortir du sac :
» – Est-ce toi, Petit-Jean ? demanda-t-elle.
» – Oui, mademoiselle, répondis-je ; mais, sans indiscrétion, à qui ai-je l’honneur de parler ?
» – À l’une des filles du roi des eaux, et je suis chargée de t’offrir, de la part de mon père, ce beau troupeau qui paît là tranquillement dans cette vallée.
» Je regardai autour de moi, et je vis non seulement le troupeau que m’offrait la fille du roi des eaux, mais encore bien d’autres choses qui me ravirent en admiration.
– Et lesquelles ?
– D’abord, que le fond du fleuve était une grand-route sur laquelle voyageaient le peuple du fleuve qui se rendait à la mer, et le peuple de la mer qui remontait le fleuve. On ne voyait que des allants et venants, à pied, à cheval, en voiture. La route était bordée d’arbres et de fleurs ; on marchait sur une herbe toute semée de petites fleurs bleues ; les poissons de toutes les couleurs, argent doré, rouges et bleus, nageant dans l’eau, glissant le long des treilles comme des oiseaux dans l’air. Ah ! Gros-Jean, tu n’as pas idée du singulier peuple et du magnifique bétail que cela fait !
– Mais, dit Gros-Jean, si tout est si beau là-bas, pourquoi n’y es-tu pas resté ?
– Attends donc, dit Petit-Jean, la chose à laquelle j’ai fait attention, c’était surtout à la fille du roi des eaux… Alors, comme elle était pleine de bonté pour moi, je lui ai demandé si elle ne voulait pas être ma femme. Elle m’a répondu que ce serait avec grand plaisir, mais que, comme j’avais encore mon père et ma mère, il me fallait la permission de mes parents. C’était trop juste ; alors, je lui ai dit que j’allais l’aller chercher, ce à quoi elle a répondu :
» – Eh bien, pour qu’ils croient à ce que tu leur diras, conduis-leur ce troupeau, et dis-leur que c’est le cadeau que leur fait leur belle-fille.
» Alors je suis parti, conduisant le troupeau à mes parents, et allant chercher mes papiers pour épouser la fille du roi des eaux. Ne me retarde donc pas, Gros-Jean ; car tu dois comprendre que je suis pressé : un plus joli garçon que moi n’aurait qu’à tomber à l’eau, la fille du roi en pourrait devenir amoureuse et l’épouser. Ce serait un beau mariage manqué, tu comprends ? Il est vrai que je pourrais me rabattre sur ses sœurs.
– Elle a donc des sœurs ? demanda Gros-Jean.
– Huit !… Elles sont neuf filles, à ce qu’il paraît.
– Tu peux te vanter d’être né coiffé, dit Gros-Jean.
Petit-Jean se rengorgea sans répondre.
– Et, dit Gros-Jean, si l’on me jetait au fleuve, moi, crois-tu que j’épouserais une des filles du roi des eaux ?
– Oh ! je n’en doute pas, dit Petit-Jean, vu que tu es encore plus beau garçon que moi.
– Eh bien, rends-moi un service, Petit-Jean ?
– Volontiers.
– Comme je sais nager, si je me jetais à l’eau tout seul, je n’irais peut-être pas au fond.
– Ah ! ça, c’est probable.
– Mets-moi dans le sac et jette-moi à l’eau.
– Avec plaisir ; mais tu es trop lourd. Je ne pourrai pas te porter jusque-là comme tu as eu la bonté de le faire pour moi.
– Nous irons à pied jusqu’au pont.
– Ça me retardera bien, Gros-Jean, dit Petit-Jean paraissant hésiter.
– Oui ; mais tu auras obligé un ami.
– C’est vrai, dit Petit-Jean, et cela me décide. Ah ! mais attends donc.
– Quoi ?
– Ne va pas te faire aimer de la mienne !
– Dis-moi son nom.
– Elle s’appelle Coraline.
– Eh bien, sois tranquille.
– Parole d’honneur ?
– Foi de Gros-Jean.
– En ce cas, allons, dit Petit-Jean, mais dépêchons-nous.
– Ce n’est pas moi qui te retarderai, dit Gros-Jean en pressant sa course dans la direction du pont.
Mais, en arrivant sur le pont :
– Ah ! dit Petit-Jean, c’est impossible !
– Pourquoi impossible ?
– Pourquoi ? J’ai oublié le sac au fond de l’eau, et, comme tu sais nager, tu n’iras jamais au fond, et c’est au fond qu’il faut aller pour rencontrer les filles du roi des eaux.
– Il y a un moyen, dit Gros-Jean.
– Lequel ?
– Attache-moi une pierre au cou.
– Oui ; mais tu auras les mains libres, tu te débattras ; vaut mieux retourner à la maison et prendre un sac.
– Ce sera bien du temps perdu.
– Dame ! c’est vrai.
– Écoute, lie-moi les mains derrière le dos.
– C’est juste, dit Petit-Jean.
– La fille du roi des eaux me les déliera.
– Ah ! fit Petit-Jean en secouant la tête avec un soupir, décidément tu es plus fin que moi, Gros-Jean.
– J’en ai toujours eu idée, dit Gros-Jean avec un sourire de vanité. Allons, allons, lie-moi les mains et attache-moi une pierre au cou.
– C’est toi qui m’en pries, n’est-ce pas ?
– Je crois bien que c’est moi qui t’en prie !
– Tu ne feras pas la cour à Coraline ?
– Je m’en garderai bien, dit Gros-Jean avec un sourire narquois.
– Eh bien, puisque cela t’arrange, mon pauvre Gros-Jean, je n’ai rien à te refuser.
Et il lui lia les mains derrière le dos, et il lui attacha une pierre au cou ; après quoi, Gros-Jean monta de lui-même sur le parapet du pont.
– Maintenant, pousse-moi, dit Gros-Jean.
– Tu le veux ?
– Oui.
– Eh bien, bon voyage ! fit Petit-Jean.
Et il poussa Gros-Jean, qui tomba avec un grand bruit dans la rivière, et qui, grâce à ses mains liées derrière le dos et à la pierre qu’il avait au cou, ne reparut jamais.
Quant à Petit-Jean, il revint chez lui avec son troupeau, et, devenu riche, épousa, non pas la fille du roi des eaux Coraline, mais Marguerite, la plus belle fille de tout le village.
D’après Andersen : Le Grand Claus et le Petit Claus, 1835.
– Et la morale de ceci, mes petits enfants, dit Gérard, s’adressant aux deux moutards émerveillés, c’est que le mal arrive toujours à celui qui veut le faire.
» Sur ce, allez vous coucher, mes jeunes amis, attendu que voilà neuf heures qui sonnent.
Et comme neuf heures sonnaient en effet et que l’histoire était finie, sur la promesse d’une autre histoire pour le lendemain, les enfants allèrent se coucher sans difficulté.