Or, le hasard voulut que, tandis que Gros-Jean méditait sa mauvaise action, la vieille grand-mère de Petit-Jean, qui venait d’atteindre sa quatre-vingtième année, mourût dans la chambre qu’elle occupait à côté de celle de son fils.
Elle avait été bien méchante pour le pauvre Petit-Jean, l’avait bien battu, bien fouetté, bien mis au pain et à l’eau sans qu’il le méritât ; mais, comme Petit-Jean avait un excellent cœur, cela ne l’empêcha point d’être fort affligé de cette mort, à laquelle, vu le grand âge de la défunte, il devait cependant bien s’attendre.
Prenant donc la vieille femme dans son lit glacé, il la mit dans son lit à lui, qui était tout chaud, afin de voir si cette chaleur ne la rendrait point à la vie.
Lui se mit dans un coin obscur sur une chaise, et s’arrangea pour dormir ainsi qu’il avait déjà fait maintes fois.
Mais, comme on le pense bien, il ne dormait pas très fort ; il en résulta que, pendant la nuit, entendant la porte s’ouvrir, il se réveilla et ouvrit les yeux.
Alors il vit une chose effrayante.
Il vit Gros-Jean, pâle comme un mort, entrant sur la pointe du pied, une hache à la main.
Comme celui-ci savait où était le lit de Petit-Jean, quoique la chambre ne fût éclairée que par la lune, il alla droit au lit, et fendit le crâne de la grand-mère d’un coup de hache, croyant frapper sur Petit-Jean.
– Tiens, dit-il, tu ne te moqueras plus de moi.
Et il retourna dans son logis.
« Oh ! que voilà un méchant homme, pensa Petit-Jean, il a voulu me tuer ! Comme c’est heureux pour la grand-mère qu’elle fût déjà morte ; sans cela, il l’eût, ma foi ! assommée toute roide. »
Pendant le reste de la nuit, comme Petit-Jean ne voulait pas ou plutôt n’osait pas dormir, il rumina un plan qu’il exécuta lorsque le jour fut venu.
Il mit à sa grand-mère ses habits de fête, cacha sous son plus beau bonnet la blessure que Gros-Jean lui avait faite au front, emprunta un cheval à son voisin de gauche, l’attela à une charrette que lui prêta son voisin de droite, y plaça la grand-mère adossée aux ridelles, afin qu’elle ne pût pas tomber en route, et partit ainsi pour la forêt.
Vers les neuf heures, il s’arrêta devant une grande auberge pour y manger quelque chose.
L’aubergiste avait beaucoup, beaucoup d’argent – plus d’argent que le fermier, plus d’argent que le bedeau. Au commencement de sa carrière, le père de Petit-Jean, pour l’aider à fonder son auberge, lui avait prêté une grosse somme d’argent dont il avait négligé de lui faire faire une reconnaissance.
Son père mort, Petit-Jean, qui savait que cette somme était due, avait été la réclamer à l’aubergiste ; mais celui-ci avait mis l’extrémité du pouce de sa main droite au bout de son nez, et, avec les quatre autres doigts, il avait simulé le mouvement de rotation des ailes d’un moulin à vent ; ce qui dans tous les pays du monde veut dire : « Si tu as compté là-dessus, mon garçon, tu as compté sans ton hôte. »
Petit-Jean ne se tint point pour battu et insista ; mais l’aubergiste fit un autre geste non moins expressif que le premier, d’autant plus qu’à celui-là il employa les deux mains.
De la main droite, il prit un nerf de bœuf, et, de la gauche, montra la porte à son créancier.
Or, comme Petit-Jean le connaissait pour un homme d’une extrême violence, et qu’il ne se sentait pas de force à lutter avec lui, il prit le chemin qui lui était indiqué et disparut.
Depuis ce jour, Petit-Jean avait revu dix fois l’aubergiste, mais sans lui parler jamais de rien, ce qui n’empêchait point qu’il n’eût sur le cœur, comme on dit, la somme que l’aubergiste devait à son père.
Or, nous l’avons dit, vers neuf heures du matin, Petit-Jean s’arrêta devant la porte de cet homme violent et de mauvaise foi.
Il entra gaiement dans l’auberge.
– Bonjour, Petit-Jean, lui dit l’aubergiste. Peste ! te voilà de bonne heure en route ; on voit bien que tu n’as pas le sou, mon pauvre garçon.
– C’est vrai, répondit Petit-Jean, je suis de bonne heure en route, car je conduis la grand-mère à la ville ; quant à ce qui est de n’avoir pas le sou, vous vous trompez, car voilà une pièce de deux groschen d’argent. Donnez-moi donc une bouteille de vin de la Moselle et deux verres, afin que nous puissions boire un coup, moi et la vieille bonne femme.
L’hôtelier regarda la pièce de deux groschen, et, voyant qu’elle était de bon argent, il la mit dans sa poche, quitte à en rendre la monnaie plus tard, et descendit chercher à la cave la bouteille demandée.
L’aubergiste déboucha la bouteille et remplit les deux verres.
Petit-Jean porta le sien à ses lèvres.
– Eh ! lui dit l’aubergiste, ne portes-tu pas celui-là à ta grand-mère ?
– Bon ! dit Petit-Jean, m’est avis que vous avez plus soif qu’elle, maître Claus.
– Le fait est, dit l’aubergiste, que je suis altéré.
– Eh bien, mais à vous l’autre, dit Petit-Jean en choquant son verre à moitié vide contre le verre plein.
L’aubergiste n’attendit pas une seconde invitation. Il aimait fort boire son vin quand il était payé par un autre que lui ; aussi prit-il le verre et l’avala-t-il tout d’un trait.
– Ah ! dit Petit-Jean, vous l’avez avalé si vite, qu’il n’a pas dû vous désaltérer beaucoup ; à un autre, maître Claus.
Et il lui remplit une seconde fois son verre, que maître Claus vida cette fois avec un peu plus de lenteur, mais avec non moins de plaisir.
C’étaient de grands verres, de sorte que la bouteille y avait passé.
– Tiens, c’est drôle, dit maître Claus en la mirant au jour, la bouteille est déjà vide !
– Eh bien, dit Petit-Jean, au lieu de me rendre la monnaie de mes deux groschen, allez donc chercher une autre bouteille, ou plutôt deux ; car, si je compte bien, vous gardant ma monnaie, ce sont deux bouteilles qui me reviennent.
– Peste ! tu sais ton compte, garçon, dit l’aubergiste.
– Dame ! répondit Petit-Jean, quand on ne peut pas compter beaucoup, il faut compter juste.
– Bien dit, garçon, bien dit, fit l’aubergiste en descendant à sa cave, d’où un instant après il sortait avec deux bouteilles.
De ces deux bouteilles, l’aubergiste but tout le contenu sauf un verre ; de sorte que le sang lui montait aux yeux et que les yeux lui sortaient de la tête.
En même temps, il serrait les poings, jurant que, si quelqu’un lui cherchait querelle en ce moment, ce quelqu’un-là passerait un mauvais quart d’heure.
Mais Petit-Jean n’avait aucune envie de chercher querelle à l’aubergiste.
Il n’était pas venu pour cela.
L’aubergiste allait se verser le dernier verre qui restait dans la troisième bouteille, mais Petit-Jean l’arrêta.
– Et la vieille grand-mère, dit-il, ne faut-il pas qu’elle ait son verre ? il me semble qu’il y a assez longtemps qu’elle l’espère.
– Tu as raison, dit l’aubergiste en vidant la bouteille dans le verre ; tiens, porte-lui cela.
– Oh ! fit Petit-Jean en faisant semblant de trébucher, je n’ai pas les jambes assez solides ; faites-moi le plaisir de le lui porter, maître Claus, vous qui êtes un crâne.
– Ah ! mauvais clampin, dit maître Claus, qui renonce pour si peu. Eh bien, oui, on va lui porter son verre de vin, à ta vieille grand-mère ; et, s’il ne la réchauffe pas, c’est qu’elle a un glaçon dans le ventre.
Et maître Claus alla à la vieille grand-mère, qui se tenait assise dans la voiture.
– Tenez, la mère, dit-il, voilà un verre de vin de Moselle que votre petit-fils vous envoie. Avalez-moi cela, et vous m’en direz des nouvelles.
Mais la bonne femme ne répondit mot et resta immobile.
– Ohé ! ne m’entendez-vous pas ? cria l’hôte le plus fort qu’il put. Je vous dis que voilà un verre de vin de Moselle que votre petit-fils vous envoie.
Mais, si fort qu’il eût crié cette fois, la vieille ne répondit pas plus que la première.
Et une troisième fois il répéta les mêmes paroles en criant plus haut encore ; et, comme la bonne femme ne bougeait ni ne répondait :
– Ah ! vieille entêtée, dit-il, je vais t’apprendre à te moquer de moi.
Et il lui jeta le verre d’hydromel à la tête.
Le coup fut si violent, que la bonne femme en perdit l’équilibre, et, glissant le long des ridelles, tomba sur le côté.
– Ah ! s’écria Petit-Jean, qui avait suivi l’aubergiste sur la pointe du pied, voilà que tu as tué ma grand-mère ; regarde un peu le trou que tu lui as fait au front.
Et il lui sauta au collet en disant :
– Je t’arrête !
– C’est un gros malheur ! s’écria l’aubergiste dégrisé en levant les mains au ciel. Hélas ! tout cela vient de ma vivacité, mais le cœur n’y était pour rien. Il faut me pardonner, petit, en considération de ce qu’elle était bien vieille et qu’elle n’aurait pas tardé à mourir de sa belle mort.
– Malheureux ! dit Petit-Jean, elle eût vécu deux cents ans ; tu vois qu’elle était à la fleur de l’âge. Chez le juge ! chez le juge !
– Petit-Jean, tais-toi, dit l’aubergiste, et je te donnerai un plein boisseau d’argent.
– Bien empilé ? demanda Petit-Jean.
– Bien empilé, répondit l’aubergiste.
– Eh bien, va donc pour un boisseau d’argent, dit Petit-Jean mais, en conscience, la grand-mère valait plus que cela.
Et Petit-Jean reçut de l’aubergiste un boisseau d’argent bien empilé et fit enterrer sa grand-mère très convenablement.
Le boisseau d’argent faisait moitié plus que la somme que le père de Petit-Jean avait prêtée à maître Claus.
Mais il est bon de se souvenir que les intérêts couraient depuis dix ans.
– Mes enfants, dit Gérard, voilà cinq minutes que neuf heures sont sonnées. Demain, vous aurez, je vous le promets, la fin de l’histoire de Petit-Jean et de Gros-Jean.
Sur cette promesse, les enfants se retirèrent sans souffler le mot, excepté pour dire bonsoir à leur papa, à leur maman, à Gérard et à moi.