Le moine de Sant’Antimo

La nation napolitaine, toute proportion gardée et en raison de l’état politique de l’Italie actuelle, n’est ni une nation militaire comme la Prusse ni une nation guerrière comme la France : c’est une nation passionnée. Le Napolitain insulté dans son honneur, exalté par son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec un courage admirable. À Naples, un duel est aussi vite et aussi bravement accepté que partout ailleurs : et s’il varie sur les préliminaires qui appartiennent à des habitudes de localités, le dénouement en est toujours mené à bout aussi vigoureusement qu’à Paris, à Saint-Pétersbourg ou à Londres. Citons quelques faits.

Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges de Naples, se prend de querelle avec un colonel ; le rendez-vous est indiqué à Castellamare, l’arme choisie est le sabre. Le colonel français se rend sur le terrain à cheval ; Rocca Romana prend un fiacre, arrive au lieu désigné où l’attend son adversaire ; le colonel rappelle à Rocca Romana qu’une des conditions du duel est qu’il aura lieu à cheval. – C’est vrai, répond Rocca Romana, je l’avais oublié ; mais qu’à cela ne tienne, l’oubli est facile à réparer. Aussitôt il dételle un des chevaux de son fiacre, saute sur le dos de l’animal, combat sans selle et sans bride et tue son adversaire.

À l’époque de la Restauration, c’est-à-dire vers 1815, Ferdinand, grand-père du roi actuel, de retour à Naples, qu’il avait quitté depuis dix ou douze ans, voulut rétablir les gardes du corps. En conséquence, on recruta cette troupe privilégiée dans les premières familles des deux royaumes, et on les divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deux siciliennes.

J’ai dit dans le Spéronare, et à l’article de Palerme, quelle est l’antipathie profonde qui sépare les deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et les Napolitains ne se trouvèrent pas plutôt en contact, surtout à cette époque où les haines politiques étaient encore toutes chaudes, que les querelles commencèrent d’éclater. Quelques duels sans conséquence eurent lieu d’abord, mais bientôt on résolut de confier en quelque sorte la cause des deux peuples à deux champions choisis parmi leurs enfants. On y voulait voir non seulement une haine accomplie, mais une superstitieuse révélation de l’avenir. Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le prince Mirelli, Napolitain. Ce choix fait, et accepté par les adversaires, on décida qu’ils se battraient au pistolet à vingt pas, et jusqu’à blessure grave de l’un ou de l’autre champion.

Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allons nous occuper particulièrement.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere, Dudone di Conza, dont parle le Tasse. Il était riche, il était beau, il était poète ; il avait par conséquent reçu du ciel toutes les chances d’une vie heureuse ; mais un mauvais présage avait attristé son entrée dans la vie. Mirelli était né au village de Sant’Antimo, fief de sa famille. À peine eût-on su que sa mère était accouchée d’un fils, que l’ordre fut envoyé à la chapelle d’un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer cet heureux événement à toute la population. Le sacristain était absent ; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile à cet exercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et au plus haut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, il lâcha son point d’appui, tomba dans le chœur et se brisa les deux cuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pas moins du chœur à la porte, où il appela au secours ; on vint à son aide, on le transporta dans sa cellule ; mais quelque soin qu’on prît de lui, il expira le lendemain.

Cet événement avait fait une grande sensation dans la famille, et cette histoire, souvent racontée au jeune Mirelli, s’était profondément gravée dans son esprit. Cependant il en parlait rarement.

Voilà l’homme que les Napolitains avaient choisi pour leur champion.

Quant au marquis Crescimani, c’était un homme digne en tout point d’être opposé à Mirelli, quoique les qualités qu’il avait reçues du ciel fussent peut-être moins brillantes que celles de son jeune adversaire.

Au jour et à l’heure dits, les deux champions se trouvèrent en présence : ni l’un ni l’autre n’était animé d’aucune haine personnelle, et ils avaient vécu jusque-là au contraire plutôt en amis qu’en ennemis.

En arrivant au rendez-vous, ils marchèrent l’un à l’autre en souriant, se serrèrent la main et se mirent à causer de choses indifférentes, tandis que les témoins réglaient les conditions du combat.

Le moment arrivé, ils s’éloignèrent de vingt pas, reçurent leurs armes toutes chargées, se saluèrent en souriant, puis, au signal donné, tirèrent tous les deux l’un sur l’autre : aucun des deux coups ne porta.

Pendant qu’on rechargeait les armes, Mirelli et Crescimani échangèrent quelques paroles sur leur maladresse mutuelle, mais sans quitter leur place. On leur remit les pistolets chargés de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cette fois, comme l’autre, ils se manquèrent tous deux.

Enfin, à la troisième décharge Mirelli tomba.

Une balle l’avait percé à jour au-dessus des deux hanches ; on le crut mort, mais lorsqu’on s’approcha de lui, on vit qu’il n’était que blessé. Il est vrai que la blessure était terrible ; la balle lui avait traversé tout le corps, et avait en passant ouvert le tube intestinal.

On fit approcher une voiture pour transporter le blessé chez lui ; on voulut le soutenir pour l’aider à y monter ; mais il écarta de la main ceux qui lui offraient leur secours, et, se relevant vivement par un effort incroyable sur lui-même, il s’élança dans la voiture en disant :

– Allons donc ! il ne sera pas dit que j’aie eu besoin d’être soutenu pour monter, fût-ce dans mon corbillard !

À peine fut-il entré dans la voiture que la douleur reprit le dessus, et il s’évanouit. Arrivé chez lui, il voulut descendre comme il était monté ; mais on ne le souffrit point. Deux amis le prirent à bras et le portèrent sur son lit.

On envoya chercher le meilleur chirurgien de Naples, le docteur Penza ; c’était un homme qui s’était fait dans la science un nom européen. Le docteur sonda la blessure et dit qu’il ne répondait de rien, mais qu’en tout cas la cure serait longue et horriblement douloureuse.

– Faites ce que vous voudrez, docteur, dit Mirelli. Marius n’a pas jeté un cri pendant qu’on lui disséquait la jambe, je serai muet comme Marius.

– Oui, dit le docteur ; mais lorsque le chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulut jamais lui donner la gauche. N’allez pas me laisser entreprendre une opération et m’arrêter au milieu.

– Vous irez jusqu’au bout, docteur, soyez tranquille, répondit Mirelli ; mon corps vous appartient, et vous pouvez l’anatomiser tout à votre aise.

Sur cette assurance le docteur commença.

Mirelli tint sa parole ; mais à mesure que la nuit s’approcha, il parut plus agité, plus inquiet, il avait une fièvre terrible. Sa mère le gardait avec deux de ses amis. Vers les onze heures, il s’endormit, mais au premier coup de minuit il se réveilla. Alors sans paraître voir ceux qui étaient là, il s’appuya sur son coude et parut écouter. Il était pâle comme un mort, mais ses yeux étaient ardents de délire. Peu à peu ses regards se fixèrent sur une porte qui donnait dans un grand salon. Sa mère se leva et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose.

– Non, rien, répondit Mirelli, c’est lui qui vient.

– Qui, lui ? demanda sa mère avec inquiétude.

– Entendez-vous le traînement de sa robe dans le salon ? s’écria le malade. L’entendez-vous ? Tenez, il vient, il s’approche ; voyez ; la porte s’ouvre… sans que personne la pousse… Le voilà… le voilà !… il entre… il se traîne sur ses cuisses brisées… il vient droit à mon lit. Lève ton froc, moine, lève ton froc, que je voie ton visage. Que veux-tu ?… parle… voyons !… viens-tu pour me chercher ?… d’où sors-tu ?… de la terre… Tenez, voyez-vous ?… il lève les deux mains ; il les frappe l’une contre l’autre ; elles rendent un son creux, comme si elles n’avaient plus de chair… Eh bien ! oui, je t’écoute, parle !

Et Mirelli, au lieu de chercher à fuir la terrible vision, s’approchait au bord de son lit comme pour entendre ses paroles ; mais au bout de quelques secondes d’attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d’un homme qui écoute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit en murmurant :

– Le moine de Sant’Antimo !

C’est alors qu’on se rappela seulement cet événement arrivé le jour de sa naissance, c’est-à-dire vingt-cinq ans auparavant, et qui, conservé toujours vivant dans la pensée du jeune homme, prenait corps au milieu de son délire.

Le lendemain, soit que Mirelli eût oublié l’apparition, soit qu’il ne voulût donner aucun détail, il répondit à toutes les questions qui lui furent faites qu’il ignorait complètement ce qu’on voulait lui dire.

Pendant trois mois, l’apparition infernale se renouvela chaque nuit, détruisant ainsi en quelques minutes les progrès que le reste du temps le blessé faisait vers la guérison. Mirelli ressemblait à un spectre lui-même. Enfin une nuit il demanda instamment à rester seul, avec tant d’insistance que sa mère et ses amis ne purent s’opposer à sa volonté. À neuf heures, tout le monde ayant quitté sa chambre, il mit son épée sous le chevet de son lit et attendit. Sans qu’il le sût, un de ses amis était caché dans une chambre voisine, voyant par une porte vitrée et prêt à porter secours au malade s’il en avait besoin. À dix heures il s’endormit comme d’habitude, mais au premier coup de minuit il s’éveilla. Aussitôt on le vit se soulever sur son lit et regarder la porte de son regard fixe et ardent ; un instant après il essuya son front, d’où la sueur ruisselait ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête, un sourire passa sur ses lèvres : puis, saisissant son épée, il la tira hors du fourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s’il eût voulu poignarder quelqu’un avec la pointe de sa lame, et, jetant un cri, il tomba évanoui sur le plancher.

L’ami qui était en sentinelle accourut et porta Mirelli sur son lit ; celui-ci serrait si fortement la garde de son épée qu’on ne put la lui arracher de la main.

Le lendemain, il fit venir le supérieur de Sant’Antimo et lui demanda, dans le cas où il mourrait des suites de sa blessure, à être enterré dans le cloître du couvent, réclamant la faveur, en supposant qu’il en échappât cette fois, pour l’époque où sa mort arriverait, quelle que fût cette époque et en quelque lieu qu’il expirât. Puis il raconta à ses amis qu’il avait résolu la veille de se débarrasser du fantôme en luttant corps à corps, mais qu’ayant été vaincu, il lui avait promis enfin de se faire enterrer dans son couvent ; promesse qu’il n’avait pas voulu lui accorder jusque-là, tant il lui répugnait de paraître céder à une crainte, même religieuse et surnaturelle.

À partir de ce moment, la vision disparut, et neuf mois après Mirelli était complètement guéri.

Share on Twitter Share on Facebook