Le tailleur de Catanzaro

Rien n’est plus promptement visité qu’une ville de Calabre ; excepté les éternels temples de Pestum qui restent obstinément debout à l’entrée de cette province, il n’y a pas un seul monument à voir de la pointe de Palinure au cap de Spartinento ; les hommes ont bien essayé, comme partout ailleurs, d’y enraciner la pierre, mais Dieu ne l’a jamais souffert. De temps en temps il prend la Calabre à deux mains, et comme un vanneur fait avec du blé, il secoue rochers, villes et villages. Cela dure plus ou moins longtemps ; puis, lorsqu’il s’arrête, tout est changé d’aspect sur une surface de soixante-dix lieues de long et de trente ou quarante de large. Où il y avait des montagnes il y a des lacs, où il y avait des lacs il y a des montagnes, et où il y avait des villes il n’y a généralement plus rien du tout. Alors, ce qui reste de la population, pareil à une fourmilière dont un voyageur en passant a détruit l’édifice, se remet à l’œuvre ; chacun charrie son moellon, chacun traîne sa poutre ; puis, tant bien que mal et autant que possible, à la place où était l’ancienne ville, on bâtit une ville nouvelle qui, comme chacune des villes qui l’ont précédée, durera ce qu’elle pourra. On comprend qu’avec cette éternelle éventualité de destruction, on s’occupe peu de bâtir selon les règles de l’un des six ordres reconnus par les architectes. Vous pouvez donc, à moins que vous n’ayez quelque recherche historique, géologique ou botanique à faire, arriver le soir dans une ville quelconque de la Calabre, et en partir le lendemain matin : vous n’aurez rien laissé derrière vous qui mérite la peine d’être vu. Mais, ce qui est digne d’attention dans un pareil voyage, c’est l’aspect sauvage du pays, les costumes pittoresques de ses habitants, la vigueur de ses forêts, l’âpreté de ses rochers, et les mille accidents de ses chemins. Or, tout cela se voit dans le jour, tout cela se rencontre sur les routes ; et un voyageur qui, avec une tente et des mulets, irait de Pestum à Reggio sans entrer dans une seule ville, aurait mieux vu la Calabre que celui qui, en suivant la grande route par étapes de trois lieues, aurait séjourné dans chaque ville et dans chaque village.

Nous ne cherchâmes donc aucunement à voir les curiosités de Palma, mais bien à nous assurer la meilleure chambre et les draps les plus blancs de l’auberge de l’Aigle d’Or, où, pour se venger de nous sans doute, nous conduisit notre guide ; puis, les premières précautions prises, nous fîmes une espèce de toilette pour aller porter à son adresse une lettre que nous avait prié de remettre en passant et en mains propres notre brave capitaine. Cette lettre était destinée à monsieur Piglia, l’un des plus riches négociants en huile de la Calabre.

Nous trouvâmes dans monsieur Piglia non seulement le négociant pas fier dont nous avait parlé Pietro, mais encore un homme fort distingué. Il nous reçut comme eût pu le faire un de ses aïeux de la Grande-Grèce, c’est-à-dire en mettant à notre disposition sa maison et sa table. À cette proposition courtoise, ma tentation d’accepter l’une et l’autre fut grande, je l’avoue : j’avais presque oublié les auberges de la Sicile, et je n’étais pas encore familiarisé avec celles de Calabre, de sorte que la vue de la nôtre m’avait un peu terrifié ; nous n’en refusâmes pas moins le gîte, retenus par une fausse honte ; mais heureusement il n’y eut pas moyen d’en faire autant du déjeuner offert pour le lendemain. Nous objectâmes bien à la vérité la difficulté d’arriver le lendemain soir à Monteleone si nous partions trop tard à Palma, mais monsieur Piglia détruisit à l’instant même l’objection en nous disant de faire partir le lendemain, dès le matin, le muletier et les mules pour Gioja, et en se chargeant de nous conduire jusqu’à cette ville en voiture, de manière à ce que, trouvant les hommes et les bêtes bien reposés, nous puissions repartir à l’instant même. La grâce avec laquelle nous était faite l’invitation, plus encore que la logique du raisonnement, nous décida à accepter, et il fut convenu que le lendemain, à neuf heures du matin, nous nous mettrions à table, et qu’à dix heures nous monterions en voiture.

Une nouvelle surprise nous attendait en rentrant à l’hôtel : outre toutes les chances que nos chambres par elles-mêmes nous offraient de ne pas dormir, il y avait un bal de noces dans l’établissement. Cela me rappela notre fête de la veille si singulièrement interrompue, notre chorégraphe Agnolo, et la danse du Tailleur. L’idée me vint alors, puisque j’étais forcé de veiller, vu le bruit infernal qui se faisait dans la maison, d’utiliser au moins ma veille. Je fis monter le maître de l’hôtel, et je lui demandai si lui ou quelqu’un de sa connaissance savait, dans tous ses détails, l’histoire du maître de Térence le tailleur. Mon hôte me répondit qu’il la savait à merveille, mais qu’il avait quelque chose à m’offrir de mieux qu’un récit verbal : c’était la complainte imprimée qui racontait cette lamentable aventure. La complainte était une trouvaille : aussi déclarai-je que j’en donnerais la somme exorbitante d’un carlin si l’on pouvait me la procurer à l’instant même ; cinq minutes après j’étais possesseur du précieux imprimé. Il est orné d’une gravure coloriée représentant le diable jouant du violon, et maître Térence dansant sur son établi.

Voici l’anecdote :

C’était par un beau soir d’automne ; maître Térence, tailleur à Catanzaro, s’était pris de dispute avec la signora Judith sa femme, à propos d’un macaroni que, depuis quinze ans que les deux conjoints étaient unis, elle tenait à faire d’une certaine façon, tandis que maître Térence préférait le voir faire d’une autre. Or, depuis quinze ans, tous les soirs à la même heure la même dispute se renouvelait à propos de la même cause.

Mais cette fois la dispute avait été si loin, qu’au moment où maître Térence s’accroupissait sur son établi pour travailler encore deux petites heures, tandis que sa femme au contraire employait ces deux heures à prendre un à-compte sur sa nuit, qu’elle dormait d’habitude fort grassement : or, dis-je, la dispute avait été si loin, qu’en se retirant dans sa chambre, Judith avait, par manière d’adieu, lancé à son mari une pelote toute garnie d’épingles, et que le projectile, dirigé par une main aussi sûre que celle d’Hippolyte, avait atteint le pauvre tailleur entre les deux sourcils. Il en était résulté une douleur subite, accompagnée d’un rapide dégorgement de la glande lacrymale ; ce qui avait porté l’exaspération du pauvre homme au point de s’écrier :

– Oh ! que je donnerais de choses au diable pour qu’il me débarrassât de toi !

– Eh ! que lui donnerais-tu bien, ivrogne ? s’écria en rouvrant la porte la signora Judith, qui avait entendu l’apostrophe.

– Je lui donnerais, s’écria le pauvre tailleur, je lui donnerais cette paire de culottes que je fais pour don Girolamo, curé de Simmari !

– Malheureux ! répondit Judith en faisant un nouveau geste de menace qui fit que, autant par sentiment de la douleur passée que par crainte de la douleur à venir, le pauvre diable ferma les yeux et porta les deux mains à son visage ; malheureux ! tu ferais bien mieux de glorifier le nom du Seigneur, qui t’a donné une femme qui est la patience même, que d’invoquer le nom de Satan.

Et, soit qu’elle fût intimidée du souhait de son mari, soit que, généreuse dans sa victoire, elle ne voulût point battre un homme à terre, elle referma la porte de sa chambre assez brusquement pour que maître Térence ne doutât point qu’il y eût maintenant un pouce de bois entre lui et son ennemie.

Cela n’empêcha point que maître Térence, qui, à défaut du courage du lion, avait la prudence du serpent, ne restât un instant immobile et la figure couverte des deux mains que Dieu lui avait données comme armes offensives, et que par une disposition naturelle de la douceur de son caractère, il avait converties en armes défensives. Cependant, au bout de quelques secondes, n’entendant aucun bruit et n’éprouvant aucun choc, il se hasarda à regarder entre ses doigts d’abord, et puis à ôter une main, puis l’autre, puis enfin à porter la vue sur les différentes parties de l’appartement. Judith était bien entrée dans sa chambre, et le pauvre tailleur respira en pensant que, jusqu’au lendemain matin, il était au moins débarrassé.

Mais son étonnement fut grand lorsqu’en ramenant ses yeux sur les culottes de don Girolamo, qui reposaient sur ses genoux, déjà à moitié exécutées, il aperçut en face de lui, assis au pied de son établi, un petit vieillard de bonne mine, habillé tout de noir, et qui le regardait d’un air goguenard, les deux coudes appuyés sur l’établi et le menton dans ses deux mains.

Le petit vieillard et maître Térence se regardèrent un instant face à face ; puis maître Térence rompant le premier le silence :

– Pardon, Votre Excellence, lui dit-il, mais puis-je savoir ce que vous attendez là ?

– Ce que j’attends ! demanda le petit vieillard ; tu dois bien t’en douter.

– Non, le diable m’emporte ! répondit Térence.

À ce mot : le diable m’emporte, il eût fallu voir la joie du petit vieillard ; ses yeux brillèrent comme braise, sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles, et l’on entendit derrière lui quelque chose qui allait et venait en balayant le plancher.

– Ce que j’attends, dit-il, ce que j’attends.

– Oui, reprit Térence.

– Eh bien ! j’attends mes culottes.

– Comment, vos culottes ?

– Sans doute.

– Mais vous ne m’avez pas commandé de culottes, vous.

– Non ; mais tu m’en as offert, et je les accepte.

– Moi ! s’écria Térence stupéfait ; moi, je vous ai offert des culottes ? lesquelles ?

– Celles-là, dit le vieillard en montrant du doigt celles auxquelles le tailleur travaillait.

– Celles-là ? reprit maître Térence de plus en plus étonné ; mais celles-là appartiennent à don Girolamo, curé de Simmari.

– C’est-à-dire qu’elles appartenaient à don Girolamo il y a un quart d’heure, mais maintenant elles sont à moi.

– À vous ? reprit maître Térence de plus en plus ébahi.

– Sans doute ; n’as-tu pas dit, il y a dix minutes, que tu donnerais bien ces culottes pour être débarrassé de ta femme ?

– Je l’ai dit, je l’ai dit, et je le répète.

– Eh bien ! j’accepte le marché ; moyennant ces culottes, je te débarrasse de ta femme.

– Vraiment ?

– Parole d’honneur !

– Et quand cela ?

– Aussitôt que je les aurai entre les jambes.

– Oh ! mon gentilhomme, s’écria Térence en pressant le vieillard sur son cœur, permettez-moi de vous embrasser.

– Volontiers, dit le vieillard en serrant à son tour si fortement le tailleur dans ses bras, que celui-ci faillit tomber à la renverse étouffé, et fut un instant à se remettre. Eh bien ! qu’as-tu donc ? demanda le vieillard.

– Que Votre Excellence m’excuse, dit le tailleur qui n’osait se plaindre, mais je crois que c’est la joie. J’ai failli me trouver mal.

– Un petit verre de cette liqueur, cela te remettra, dit le vieillard en tirant de sa poche une bouteille et deux verres.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Térence la bouche ouverte et les yeux étincelant de joie.

– Goûtez toujours, dit le vieillard.

– C’est de confiance, reprit Térence.

Et il porta le verre à sa bouche, avala la liqueur d’un trait, et fit claquer sa langue en amateur satisfait.

– Diable ! dit-il.

Soit satisfaction de voir sa liqueur appréciée, soit que l’exclamation par laquelle le tailleur lui avait rendu justice plût au petit vieillard, ses yeux brillèrent de nouveau, sa bouche se fendit derechef, et l’on entendit, comme la première fois, ce petit frôlement qui était évidemment chez lui une marque de satisfaction. Quant à maître Térence, il semblait qu’il venait de boire un verre de l’élixir de longue vie, tant il se sentait gai, alerte, dispos et valeureux.

– Ainsi vous êtes venu pour cela, ô digne gentilhomme que vous êtes ! et vous vous contenterez d’une paire de culottes ! C’est pour rien ; et aussitôt qu’elles seront faites vous emmènerez ma femme, vraiment ?

– Eh bien ! que fais-tu ? dit le vieillard ; tu te reposes ?

– Eh non ! vous le voyez bien, j’enfile mon aiguille. Tenez, c’est ce qui retardera la livraison de vos culottes ; rien qu’à enfiler son aiguille un tailleur perd deux heures par jour. Ah ! la voilà enfin.

Et maître Térence se mit à coudre avec une telle ardeur qu’on ne voyait pas aller la main, si bien que l’ouvrage avançait avec une rapidité miraculeuse ; mais ce qu’il y avait de plus étonnant dans tout cela, ce qui de temps en temps faisait pousser une exclamation de surprise à maître Térence, c’est que, quoique les points se succédassent avec une rapidité à laquelle lui-même ne comprenait rien, le fil restait toujours de la même longueur ; si bien qu’avec ce fil, il pouvait, sans avoir besoin de renfiler son aiguille, achever, non seulement les culottes du vieillard, mais encore coudre toutes les culottes du royaume des Deux-Siciles. Ce phénomène lui donna à penser, et pour la première fois il lui vint à l’idée que le petit vieillard qui était devant lui pourrait bien ne pas être ce qu’il paraissait.

– Diable ! diable ! fit-il tout en tirant son aiguille plus rapidement qu’il n’avait fait encore.

Mais cette fois, probablement, le vieillard saisit la nuance de doute qui se trouvait dans la voix de maître Térence, et aussitôt, empoignant la bouteille au collet :

– Encore une goutte de cet élixir, mon maître, dit-il en remplissant le verre de Térence.

– Volontiers, répondit le tailleur, qui avait trouvé la liqueur trop superfine pour ne pas y revenir avec plaisir ; et il avala le second verre avec la même sensualité que le premier. Voilà de fameux rosolio, dit-il ; où diable se fait-il ?

Comme ces paroles avaient été dites avec un tout autre accent que celles qui avaient inquiété le vieillard, ses yeux se remirent à briller, sa bouche se refendit, et l’on entendit de nouveau ce singulier frôlement qu’avait déjà remarqué le tailleur.

Mais cette fois maître Térence était loin de s’en inquiéter ; l’effet de la liqueur avait été plus souverain encore que la première fois, et l’étranger qu’il avait sous les yeux lui paraissait, quel qu’il fût, venu dans l’intention de lui rendre un trop grand service pour qu’il le chicanât sur l’endroit d’où il venait.

– Où l’on fait cette liqueur ? dit l’étranger.

– Où ? demanda Térence.

– Eh bien ! dans l’endroit même où je compte emmener ta femme.

Térence cligna de l’œil et regarda le vieillard d’un air qui voulait dire : Bon ! je comprends. Et il se remit à l’ouvrage ; mais au bout d’un instant le vieillard étendit la main.

– Eh bien ! eh bien ! lui dit-il, que fais-tu ?

– Ce que je fais ?

– Oui, tu fermes le fond de mes culottes.

– Sans doute, je le ferme.

– Alors, par où passerai-je ma queue ?

– Comment, votre queue ?

– Certainement, ma queue.

– Ah ! c’est donc votre queue qui fait sous la table ce petit frôlement ?

– Juste : c’est une mauvaise habitude qu’elle a prise de s’agiter ainsi d’elle-même quand je suis content.

– En ce cas, dit le tailleur en riant de toute son âme, au lieu de s’effrayer comme il l’aurait dû d’une si singulière réponse ; en ce cas, je sais qui vous êtes ; et, du moment que vous avez une queue, je ne serais pas étonné que vous eussiez aussi le pied fourchu, hein ?

– Sans doute, dit le petit vieillard, regarde plutôt.

Et levant la jambe, il la passa à travers l’établi comme s’il n’eût eu à percer qu’un simple papier, et montra un pied aussi fourchu que celui d’un bouc.

– Bon ! dit le tailleur, bon ! Judith n’a qu’à bien se tenir.

Et il continua de travailler avec une telle promptitude, qu’au bout d’un instant les culottes se trouvèrent faites.

– Où vas-tu ? demanda le vieillard.

– Je vais rallumer le feu afin de chauffer mon fer à presser, et de donner un dernier coup aux coutures de vos culottes.

– Oh ! Si c’est pour cela ce n’est pas la peine de te déranger.

Et il tira de la même poche dont il avait déjà tiré les verres et la bouteille un éclair qui s’en alla en serpentant allumer un fagot posé sur les chenets, et qui, s’enlevant par la cheminée, illumina pendant quelques secondes tous les environs. Le feu se mit à pétiller, et en une seconde le fer rougit.

– Eh ! eh ! s’écria le tailleur, que faites-vous donc ? vous allez faire brûler vos culottes.

– Il n’y a pas de danger, dit le vieillard ; comme je savais d’avance qu’elles me reviendraient, j’ai fait faire l’étoffe en laine d’amiante.

– Alors c’est autre chose, dit Térence en laissant glisser ses jambes le long de l’établi.

– Où vas-tu ? demanda le vieillard.

– Chercher mon fer.

– Attends.

– Comment, que j’attende ?

– Sans doute ; est-ce qu’un homme de ton mérite est fait pour se déranger pour un fer !

– Mais il faut bien que j’aille à lui, puisqu’il ne peut venir à moi.

– Bah ! dit le vieillard ; parce que tu ne sais pas le faire venir.

Alors il tira de sa poche un violon et un archet, et fit entendre quelques accords.

À la première note, le fer s’agita en cadence et vint en dansant jusqu’au pied de l’établi ; arrivé là, le vieillard tira de l’instrument un accord plus aigu, et le fer sauta sur l’établi.

– Diable ! fit Térence, voilà un instrument au son duquel on doit bien danser.

– Achève mes culottes, dit le vieillard, et je t’en jouerai un air après.

Le tailleur saisit le fer avec une poignée, retourna les culottes, étendit les coutures sur un rouleau de bois, et les aplatit avec tant d’ardeur qu’elles avaient disparu, et que les culottes semblaient d’une seule pièce. Puis lorsqu’il eut fini :

– Tenez, dit-il au vieillard, vous pouvez vous vanter d’avoir là une paire de culottes comme aucun tailleur de la Calabre n’est capable de vous en faire. Il est vrai aussi, ajouta-t-il à demi-voix, que, si vous êtes homme de parole, vous allez me rendre un service que vous seul pouvez me rendre.

Le diable prit les culottes, les examina d’un air de satisfaction qui ne laissait rien à désirer à l’amour-propre de maître Térence. Puis, après avoir eu la précaution de passer sa queue par le trou ménagé à cet effet, il les fit glisser du bout de ses pieds à leur place naturelle, sans avoir eu la peine d’ôter les anciennes, attendu que, comptant sans doute sur celles-là, il s’était contenté de passer simplement un habit et un gilet ; puis il serra la boucle de la ceinture, boutonna les jarretières, et se regarda avec satisfaction dans le miroir cassé que maître Térence mettait à la disposition de ses pratiques pour qu’elles jugeassent incontinent du talent de leur honorable habilleur. Les culottes allaient comme si, au lieu de prendre mesure sur don Girolamo, on l’avait prise sur le vieillard lui-même.

– Maintenant, dit le vieillard après avoir fait trois ou quatre pliés à la manière des maîtres de danse, pour assouplir le vêtement au moule qu’il recouvrait ; maintenant tu as tenu ta parole, à mon tour de tenir la mienne : et, prenant son violon et son archet, il se mit à jouer un cotillon si vif et si dansant, qu’au premier accord maître Térence se trouva debout sur son établi, comme si la main de l’ange qui portait Habacuc l’avait soulevé par les cheveux, et qu’aussitôt il se mit à sauter avec une frénésie dont, même à l’époque où il passait pour un beau danseur, il n’avait jamais eu l’idée. Mais ce ne fut pas tout, ce délire chorégraphique fut aussitôt partagé par tous les objets qui se trouvaient dans la chambre, la pelle donna la main aux pincettes et les tabourets aux chaises ; les ciseaux ouvrirent leurs jambes, les épingles et les aiguilles se dressèrent sur leurs pointes, et un ballet général commença, dont maître Térence était le principal acteur, et dont tous les objets environnants étaient les accessoires. Pendant ce temps, le vieillard se tenait au milieu de la chambre, battant la mesure de son pied fourchu, et indiquant d’une voix grêle les figures les plus fantastiques, qui étaient à l’instant même exécutées par le tailleur et ses acolytes, et pressant toujours la mesure de façon que non seulement maître Térence paraissait hors de lui-même, mais encore que la pelle et les pincettes étaient rouges comme si elles sortaient du feu, que les chaises et les tabourets s’échevelaient, et que l’eau coulait le long des ciseaux, des épingles et des aiguilles, comme s’ils étaient en nage ; enfin, à un dernier accord plus violent que les autres, la tête de maître Térence alla frapper le plafond avec une telle violence, que toute la maison en fut ébranlée, et que la porte de la chambre à coucher s’ouvrant, la signora Judith parut sur le seuil.

Soit que le terme du ballet fût arrivé, soit que cette apparition stupéfiât le vieillard lui-même, à la vue de la digne femme la musique cessa. Aussitôt maître Térence retomba assis sur son établi, la pelle et les pincettes se couchèrent à côté l’une de l’autre, les tabourets et les chaises se raffermirent sur leurs quatre pieds, les ciseaux rapprochèrent leurs jambes, les épingles se renfoncèrent dans leur pelote, et les aiguilles rentrèrent dans leur étui.

Un silence de mort succéda à l’horrible brouhaha qui depuis un quart d’heure se faisait entendre.

Quant à Judith, la pauvre femme, comme on le comprend bien, était stupéfaite de colère en voyant que son mari profitait de son sommeil pour donner bal chez lui. Mais elle n’était pas femme à contenir sa rage et à rester figée en face d’un pareil outrage : elle sauta sur les pincettes afin d’étriller vigoureusement son mari ; mais, comme de son côté maître Térence était familiarisé avec son caractère, en même temps qu’elle saisissait l’arme avec laquelle elle comptait corriger le délinquant, il sautait, lui, à bas de son établi, et, saisissant le diable par sa longue queue, il se fit un rempart de son allié. Malheureusement Judith n’était pas femme à compter ses ennemis, et, comme dans certains moments il fallait qu’elle frappât n’importe sur qui, elle alla droit au vieillard qui la regardait faire de son air goguenard, et, levant sur lui la pincette, elle lui en donna de toute sa force un coup sur le front ; mais ce coup, au grand étonnement de Judith, n’eut d’autre résultat que de faire jaillir de l’endroit frappé une longue corne noire. Judith redoubla et frappa de l’autre côté, ce qui fit à l’instant même jaillir une seconde corne de la même dimension et de la même couleur. À cette double apparition, Judith commença de comprendre à qui elle avait affaire, voulut faire retraite dans sa chambre ; mais, au moment où elle allait en franchir le seuil, le vieillard porta son violon à son épaule, posa l’archet sur les cordes et commença un air de valse, mais si jovial, si entraînant, si fascinateur, que, si peu que le cœur de la pauvre Judith fût disposé à la danse, son corps, forcé d’obéir, sauta du seuil de la porte au milieu de la chambre, et se mit à valser frénétiquement, bien qu’elle jetât les hauts cris et s’arrachât les cheveux de désespoir ; tandis que Térence, sans lâcher la queue du diable, tournait sur lui-même, et que les pelles, les pincettes, les chaises, les tabourets, les ciseaux, les épingles et les aiguilles reprenaient part au ballet diabolique. Cela dura dix minutes ainsi, pendant lesquelles le vieux gentilhomme eut l’air de fort s’amuser des cris et des contorsions de Judith, qui, à la dernière mesure, finit, comme avait fait Térence, par tomber haletante sur le carreau, en même temps que tous les autres meubles, auxquels la tête tournait, roulaient pêle-mêle dans la chambre.

– Maintenant, dit le musicien avec une petite pause, comme tout cela n’est qu’un prélude et que je suis homme de parole, vous allez, mon cher Térence, ouvrir la porte ; je vais jouer un petit air pour Judith toute seule, et nous allons nous en aller danser ensemble en plein air.

Judith poussa un cri terrible en entendant ces paroles et essaya de fuir ; mais au même instant un air nouveau retentit, et Judith, entraînée par une puissance surnaturelle, se remit à sauter avec une vigueur nouvelle, tout en suppliant maître Térence, par tout ce qu’il avait de plus sacré au monde, de ne point souffrir que le corps et l’âme de sa pauvre femme suivissent un pareil guide ; mais le tailleur, sourd aux cris de Judith, comme si souvent Judith avait été sourde aux siens, ouvrit la porte comme le lui avait commandé le gentilhomme cornu ; aussitôt le vieillard s’en alla, sautillant sur ses pieds fourchus, et tirant une langue rouge comme flamme, suivi par Judith, qui se tordait les bras de désespoir tandis que ses jambes battaient les entrechats les plus immodérés et les bourrées les plus frénétiques. Le tailleur les suivit quelque temps pour voir où ils allaient comme cela, et il les vit d’abord traverser en dansant un petit jardin, puis s’enfoncer dans une ruelle qui donnait sur la mer, puis enfin disparaître dans l’obscurité. Quelque temps encore il entendit le son strident du violon, le rire aigre du vieillard et les cris désespérés de Judith ; mais tout à coup, musique, rires, gémissements cessèrent ; un bruit, comme celui d’une enclume rougie qu’on plongerait dans l’eau, leur succéda ; un éclair rapide et bleuâtre sillonna le ciel, répandant une effroyable odeur de soufre par toute la contrée, puis tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.

Térence rentra chez lui, referma la porte à double tour, remit pelles, pincettes, tabourets, chaises, ciseaux, épingles et aiguilles en place, et alla se coucher en bénissant à la fois Dieu et le diable de ce qui venait de lui arriver.

Le lendemain, et après avoir dormi comme cela ne lui était pas arrivé depuis dix ans, Térence se leva, et, pour se rendre compte du chemin qu’avait pris sa femme, il suivit les traces du vieux gentilhomme, ce qui était on ne peut plus facile, son pied fourchu ayant laissé son empreinte d’abord dans le jardin, ensuite dans la petite ruelle, et enfin sur le sable du rivage, où il s’était perdu dans la frange d’écume qui bordait la mer.

Depuis ce moment, Térence le tailleur est l’homme le plus heureux de la terre, et n’a pas manqué, un seul jour, à ce qu’il assure, de prier soir et matin pour le digne gentilhomme qui est si généreusement venu à son aide dans son affliction.

Je ne sais si ce fut Dieu ou le diable qui s’en mêla, mais je fus loin d’avoir une nuit aussi tranquille que celle dont avait joui le bonhomme Térence la nuit du départ de sa femme ; aussi à sept heures du matin étais-je dans les rues de Palma. Comme je l’avais présumé, il n’y avait absolument rien à voir ; toutes les maisons étaient de la veille, et les deux ou trois églises où nous entrâmes datent d’une vingtaine d’années ; il est vrai qu’en échange on a du rivage de la mer, réunie dans un seul panorama, la vue de toutes les îles Ioniennes.

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