XVII Comment M. de Saint-Luc s’acquitta de la commission qui lui avait été donnée par Bussy.

Laissons un moment Saint-Luc dans l’antichambre de Schomberg, et voyons ce qui s’était passé entre lui et Bussy.

Bussy avait, comme nous l’avons vu, quitté la salle d’audience avec son ami, en adressant des saluts à tous ceux que l’esprit de courtisanerie n’absorbait pas au point de négliger un homme aussi redoutable que Bussy.

Car, en ces temps de force brutale, où la puissance personnelle était tout, un homme pouvait, s’il était vigoureux et adroit, se tailler un petit royaume physique et moral dans le beau royaume de France.

C’était ainsi que Bussy régnait à la cour du roi Henri III.

Mais ce jour-là, comme nous l’avons vu, Bussy avait été assez mal reçu dans son royaume.

Une fois hors de la salle, Saint-Luc s’arrêta, et, le regardant avec inquiétude :

– Est-ce que vous allez vous trouver mal, mon ami ? lui demanda-t-il, en vérité, vous pâlissez à faire croire que vous êtes sur le point de vous évanouir.

– Non, dit Bussy ; seulement j’étouffe de colère.

– Bon ! faites-vous donc attention aux propos de tous ces drôles ?

– Corbleu ! s’y j’y fais attention, cher ami ; vous allez en juger.

– Allons, allons, Bussy, du calme.

– Vous êtes charmant ! du calme ; si l’on vous avait dit la moitié de ce que je viens d’entendre, du tempérament dont je vous connais, il y aurait déjà eu mort d’homme.

– Enfin, que désirez-vous ?

– Vous êtes mon ami, Saint-Luc, et vous m’avez donné une preuve terrible de cette amitié.

– Ah ! cher ami, dit Saint-Luc, qui croyait Monsoreau mort et enterré, la chose n’en vaut pas la peine ; ne me parlez donc plus, de cela, vous me désobligeriez. Certainement, le coup était joli, et surtout il a réussi galamment ; mais je n’en ai pas le mérite : c’est le roi qui me l’avait montré tandis qu’il me retenait prisonnier au Louvre.

– Cher ami.

– Laissons donc le Monsoreau où il est, et parlons de Diane. A-t-elle été un peu contente, la pauvre petite ? Me pardonne-t-elle ? À quand la noce ? À quand le baptême ?

– Eh ! cher ami, attendez donc que le Monsoreau soit mort.

– Plaît-il ? fit Saint-Luc en bondissant comme s’il eût marché sur un clou aigu.

– Eh ! cher ami, les coquelicots ne sont pas une plante si dangereuse que vous l’aviez cru d’abord, et il n’est point du tout mort pour être tombé dessus ; tout au contraire, il vit, et il est plus furieux que jamais.

– Bah ! vraiment !

– Oh ! mon Dieu, oui ! il ne respire que vengeance, et il a juré de vous tuer à la première occasion. C’est comme cela.

– Il vit ?

– Hélas ! oui.

– Et quel est donc l’âne bâté de médecin qui l’a soigné ?

– Le mien, cher ami.

– Comment ! je n’en reviens pas, reprit Saint-Luc, écrasé par cette révélation. Ah çà, mais je suis déshonoré alors, vertubleu ! moi qui ai annoncé sa mort à tout le monde. Il va trouver ses héritiers en deuil. Oh ! mais je n’en aurai pas le démenti, je le rattraperai, et, à la prochaine rencontre, au lieu d’un coup d’épée, je lui en donnerai quatre, s’il le faut.

– À votre tour, calmez-vous, cher Saint-Luc, dit Bussy. En vérité, Monsoreau me sert mieux que vous ne pensez. Figurez-vous que c’est le duc qu’il soupçonne de vous avoir dépêché contre lui ; c’est du duc qu’il est jaloux.– Moi, je suis un ange, un ami précieux, un Bayard ; je suis son cher Bussy, enfin. C’est tout naturel, c’est cet animal de Remy qui l’a tiré d’affaire.

– Quelle sotte idée il a eue là !

– Que voulez-vous ?… une idée d’honnête homme ; il se figure que, parce qu’il est médecin, il doit guérir les gens.

– Mais c’est un visionnaire que ce gaillard-là !

– Bref, c’est à moi qu’il se prétend redevable de la vie ; c’est à moi qu’il confie sa femme.

– Ah ! je comprends que ce procédé vous fasse attendre plus tranquillement sa mort ; mais il n’en est pas moins vrai que j’en suis tout émerveillé.

– Cher ami !

– D’honneur ! je tombe des nues.

– Vous voyez qu’il ne s’agit pas pour le moment de M. de Monsoreau.

– Non ! jouissons de la vie pendant qu’il est encore sur le flanc. Mais, pour le moment de sa convalescence, je vous préviens que je me commande une cotte de mailles et que je fais doubler mes volets en fer. Vous, informez-vous donc auprès du duc d’Anjou si sa bonne mère ne lui aurait pas donné quelque recette de contre-poison. En attendant, amusons-nous, très cher, amusons-nous !

Bussy ne put s’empêcher de sourire. Il passa son bras sous celui de Saint-Luc.

– Ainsi, dit-il, mon cher Saint-Luc, vous voyez que vous ne m’avez rendu qu’une moitié de service.

Saint-Luc le regarda d’un air étonné.

– C’est vrai, dit-il ; voudriez-vous donc que je l’achevasse ? ce serait dur ; mais enfin, pour vous, mon cher Bussy, je suis prêt à faire bien des choses, surtout s’il me regarde avec cet œil jaune. Pouah !

– Non, très cher, non, je vous l’ai déjà dit, laissons là le Monsoreau, et, si vous me redevez quelque chose, rapportez ce quelque chose à un autre emploi.

– Voyons, dites, je vous écoute.

– Êtes-vous très bien avec ces messieurs de la mignonnerie ?

– Ma foi, poil à poil, comme chats et chiens au soleil ; tant que le rayon nous échauffe tous, nous ne nous disons rien ; si l’un de nous seulement prenait la part de lumière et de chaleur des autres, oh ! alors, je ne réponds plus de rien : griffes et dents joueraient leur jeu.

– Eh bien ! mon ami, ce que vous me dites là me charme.

– Ah ! tant mieux !

– Admettons que le rayon soit intercepté.

– Admettons, soit.

– Alors montrez-moi vos belles dents blanches, allongez vos formidable griffes, et ouvrons la partie.

– Je ne vous comprends pas.

Bussy sourit.

– Vous allez, s’il vous plaît, cher ami, aborder M. de Quélus.

– Ah ! ah ! fit Saint-Luc.

– Vous commencez à comprendre, n’est-ce pas ?….

– Oui.

– À merveille. Vous lui demanderez quel jour il lui plairait de me couper la gorge ou de se la faire couper par moi.

– Je le lui demanderai, cher ami.

– Cela ne vous fâche point ?

– Moi, pas le moins du monde. J’irai quand vous voudrez, tout de suite, si cela peut vous être agréable.

– Un moment. En allant chez M. de Quélus, vous me ferez, par la même occasion, le plaisir de passer chez M. de Schomberg, à qui vous ferez la même proposition, n’est-ce pas ?

– Ah ! ah ! dit Saint-Luc, à M. de Schomberg aussi. Diable ! comme vous y allez, Bussy !

Bussy fit un geste qui n’admettait pas de réplique.

– Soit, dit Saint-Luc, votre volonté sera faite.

– Alors, mon cher Saint-Luc, reprit Bussy, puisque je vous trouve si aimable, vous entrerez au Louvre chez M. de Maugiron, à qui j’ai vu le hausse-col, signe qu’il est de garde ; vous l’engagerez à se joindre aux autres, n’est-ce pas ?….

– Oh ! oh ! fit Saint-Luc, trois ; y songez-vous, Bussy ? Est-ce tout, au moins ?

– Non pas.

– Comment, non pas ?

– De là, vous vous rendrez chez M. d’Épernon. Je ne vous arrête pas longtemps sur lui, car je le tiens pour un assez pauvre compagnon ; mais enfin il fera nombre.

Saint-Luc laissa tomber ses deux bras de chaque côté de son corps et regarda Bussy.

– Quatre ? murmura-t-il.

– C’est cela même, cher ami, dit Bussy en faisant de la tête un signe d’assentiment ; quatre. Il va sans dire que je ne recommanderai pas à un homme de votre esprit, de votre bravoure et de votre courtoisie, de procéder vis-à-vis de ces messieurs avec toute la politesse que vous possédez à un si suprême degré.

– Oh ! cher ami.

– Je m’en rapporte à vous pour faire cela… galamment. Que la chose soit accommodée de façon seigneuriale, n’est-ce pas ?

– Vous serez content, mon ami.

Bussy tendit en souriant la main à Saint-Luc.

– À la bonne heure, dit-il. Ah ! messieurs les mignons, nous allons donc rire à notre tour.

– Maintenant, cher ami, les conditions.

– Quelles conditions ?

– Les vôtres.

– Moi, je n’en fais pas ; j’accepterai celles de ces messieurs.

– Vos armes ?

– Les armes de ces messieurs.

– Le jour, le lieu et l’heure ?

– Le jour, le lieu et l’heure de ces messieurs.

– Mais enfin….

– Ne parlons pas de ces misères-là ; faites et faites vite, cher ami. Je me promène là-bas dans le petit jardin du Louvre ; vous m’y retrouverez, la commission faite.

– Alors, vous attendez ?

– Oui.

– Attendez donc. Dame ! ce sera peut-être un peu long.

– J’ai le temps.

Nous savons maintenant comment Saint-Luc trouva les quatre jeunes gens encore réunis dans la salle d’audience, et comment il entama l’entretien. Rejoignons-le donc dans l’antichambre de l’hôtel de Schomberg, où nous l’avons laissé, attendant cérémonieusement, et selon toutes les lois de l’étiquette en vogue à cette époque, tandis que les quatre favoris de Sa Majesté, se doutant de la cause de la visite de Saint-Luc, se posaient aux quatre points cardinaux du vaste salon.

Cela fait, les portes s’ouvrirent à deux battants, et un huissier vint saluer Saint-Luc, qui, le poing sur la hanche, relevant galamment son manteau avec sa rapière, sur la poignée de laquelle il appuyait sa main gauche, marcha, le chapeau à la main droite, jusqu’au milieu du seuil de la porte, où il s’arrêta avec une régularité qui eût fait honneur au plus habile architecte.

– M. d’Espinay de Saint-Luc ! cria l’huissier.

Saint-Luc entra.

Schomberg, en sa qualité de maître de maison, se leva et vint au-devant de son hôte, qui, au lieu de le saluer, remit son chapeau sur sa tête.

Cette formalité donnait à la visite sa couleur et son intention.

Schomberg répondit par un salut, puis, se tournant vers Quélus :

– J’ai l’honneur de vous présenter, dit-il, M. Jacques de Lévis, comte de Quélus.

Saint-Luc fit un pas vers Quélus et salua, à son tour, profondément.

– Je cherchais monsieur, dit-il.

Quélus salua.

Schomberg reprit en se tournant vers un autre point de la salle.

– J’ai l’honneur de vous présenter M. Louis de Maugiron.

Même salutation de la part de Saint-Luc, même réponse de Maugiron.

– Je cherchais monsieur, dit Saint-Luc.

Pour d’Épernon ce fut la même cérémonie, faite avec le même flegme et la même lenteur.

Puis, à son tour, Schomberg se nomma lui-même et reçut le même compliment.

Cela fait, les quatre amis s’assirent, Saint-Luc resta debout.

– Monsieur le comte, dit-il à Quélus, vous avez insulté M. le comte Louis de Clermont d’Amboise, seigneur de Bussy, qui vous présente ses très humbles civilités et vous appelle en combat singulier, tel jour et à telle heure qu’il vous conviendra, pour que vous combattiez avec telles armes qu’il vous plaira jusqu’à ce que mort s’en suive… Acceptez-vous ?

– Certes, oui, répondit tranquillement Quélus, et M. le comte de Bussy me fait beaucoup d’honneur.

– Votre jour, monsieur le comte.

– Je n’ai pas de préférence ; seulement j’aimerais mieux demain qu’après-demain, après-demain que les jours suivants.

– Votre heure ?

– Le matin.

– Vos armes ?

– La rapière et la dague, si M. de Bussy s’accommode de ces deux instruments.

Saint-Luc s’inclina.

– Tout ce que vous déciderez sur ce point, dit-il, fera loi pour M. de Bussy.

Puis il s’adressa à Maugiron, qui répondit la même chose ; puis successivement aux deux autres.

– Mais, dit Schomberg, qui reçut comme maître de maison le compliment le dernier, nous ne songeons pas à une chose, monsieur de Saint-Luc.

– À laquelle ?

– C’est que, s’il nous plaisait, – le hasard fait parfois des choses bizarres, – s’il nous plaisait, dis-je, de choisir tous le même jour et la même heure, M. de Bussy pourrait être fort embarrassé.

Saint-Luc salua avec son plus courtois sourire sur les lèvres.

– Certes, dit-il, M. de Bussy serait embarrassé comme doit l’être tout gentilhomme en présence de quatre vaillants comme vous ; mais il dit que le cas ne serait pas nouveau pour lui, puisque ce cas s’est déjà présenté aux Tournelles, près la Bastille.

– Et il nous combattrait tout quatre ? dit d’Épernon.

– Tous quatre, reprit Saint-Luc.

– Séparément ? demanda Schomberg.

– Séparément ou à la fois ; le défi est tout ensemble individuel et collectif.

Les quatre jeunes gens se regardèrent ; Quélus rompit le premier le silence.

– C’est fort beau de la part de M. de Bussy, dit-il, rouge de colère ; mais, si peu que nous valions, nous pouvons isolément faire chacun notre besogne ; nous accepterons donc la proposition du comte en nous succédant les uns aux autres, ou ce qui serait mieux encore….

Quélus regarda ses amis, qui, comprenant sans doute sa pensée, firent un signe d’assentiment.

– Ou ce qui serait mieux encore, reprit-il, comme nous ne cherchons pas à assassiner un galant homme, c’est que le hasard décidât lequel de nous écherra à M. de Bussy.

– Mais, dit vivement d’Épernon, les trois autres ?

– Les trois autres ? M. de Bussy a certes trop d’amis, et nous trop d’ennemis pour que les trois autres restent les bras croisés.

– Est-ce votre avis, messieurs ? ajouta Quélus en se retournant vers ses compagnons.

– Oui, dirent-ils d’une commune voix.

– Il me serait même particulièrement agréable, dit Schomberg, que M. de Bussy invitât à cette fête M. de Livarot.

– Si j’osais émettre une opinion, dit Maugiron, je désirerais que M. de Balzac d’Antraguet en fût.

– Et la partie serait complète, dit Quélus, si M. de Ribérac voulait bien accompagner ses amis.

– Messieurs, dit Saint-Luc, je transmettrai vos désirs à M. le comte de Bussy, et je crois pouvoir vous répondre d’avance qu’il est trop courtois pour ne pas s’y conformer. Il ne me reste donc plus, messieurs, qu’à vous remercier bien sincèrement de la part de M. le comte.

Saint-Luc salua de nouveau, et l’on vit les quatre têtes des gentilshommes provoqués s’abaisser au niveau de la sienne.

Les quatre jeunes gens reconduisirent Saint-Luc jusqu’à la porte du salon.

Dans la dernière antichambre ; il trouva les quatre laquais rassemblés.

Il tira sa bourse pleine d’or, et la jeta au milieu d’eux en disant :

– Voici pour boire à la santé de vos maîtres.

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