8 Ma chandelle est morte, je n’ai plus de feu

Après la lecture du message royal, Pierrot se mit à réfléchir ; il était clair qu’en l’envoyant à la cour du prince Azor, on avait de fort méchants desseins sur sa personne.

– Mais, baste ! dit-il en faisant claquer ses doigts, nous verrons bien ! et il monta en chantonnant dans sa chambre, où il passa plus de deux heures à sa toilette, ce qui ne lui était jamais arrivé.

Avant de partir, il voulut prendre congé du roi, qui lui ferma la porte au nez, comme on fait aux courtisans en disgrâce ; il monta aux appartements de Fleur-d’Amandier pour emporter du moins dans son cœur l’écho d’une voix adorée.

– Au large ! lui cria Cœur-d’Or, qui mit sa lance en arrêt : on ne passe pas !

Force fut à Pierrot de se retirer ; il descendit alors dans les jardins du palais, et embrassa tendrement le bûcheron et sa femme, qui lui remirent, les larmes aux yeux, un panier rempli jusqu’à l’anse de provisions de bouche de toutes sortes.

– Bonne chance, monsieur l’ambassadeur, lui cria le seigneur Renardino, qui épiait son départ, accoudé sur une fenêtre du palais mille compliments de ma part au prince Azor.

– Je n’y manquerai pas, monsieur le grand ministre, répondit Pierrot, qui ne voulut pas avoir le dernier avec un seigneur si poli, et, tournant les talons, il se mit bravement en route le panier au bras.

Pas n’est besoin de vous dire, mes chers enfants, les haltes nombreuses qu’il fit tout le long du chemin ; chaque fois qu’il rencontrait un vert tapis de gazon, il s’asseyait à la manière orientale, étendait devant lui une petite nappe blanche comme neige, déposait sur cette nappe un énorme pâté de mine fort appétissante, qu’il flanquait de deux bouteilles de vin de Hongrie, puis il mangeait et buvait à même du meilleur de son cœur, si bien qu’à moitié route, ses provisions étaient épuisées et son panier vide.

– Maintenant, dit-il, pressons le pas ; et il se mit à faire de si grandes enjambées que le soir même il arriva à la cour du prince Azor.

Le moment était mal choisi ; tout le palais était sens dessus dessous ; le prince Azor avait avalé à souper une arête de poisson, et, dans sa fureur, il venait d’étrangler de ses propres mains un célèbre médecin qui n’avait pu la lui retirer du gosier.

Toutefois, comme la mort violente du médecin ne l’avait pas débarrassé du mal qui le tourmentait, l’idée lui était venue d’employer un moyen plus doux : c’était de faire avaler à son premier ministre une arête en tout point semblable à celle qu’il avait avalée lui-même, et de tenter sur le gosier de Son Excellence toutes les expériences que la science pourrait imaginer. Il allait donc faire appeler son premier ministre, lorsque notre voyageur fit son entrée, introduit par l’officier de service.

– Qui es-tu ? lui demanda le prince, que la circonstance de l’arête obligeait de parler du nez. Qui es-tu, pour oser te présenter devant moi ?

– Je suis Pierrot, répondit notre héros, ambassadeur de Sa Majesté le roi de Bohême, et je viens à cette fin de négocier auprès de Votre Altesse un traité de paix.

– Par ma bosse ! reprit le prince, tu ne pouvais arriver plus à propos. Mieux vaut, après tout, que ce soit toi que mon premier ministre. Assieds-toi à cette table… très bien… maintenant, mange ce poisson qui est devant toi, et surtout aie soin d’en avaler toutes les arêtes, toutes, entends-tu bien ? ou je te fais tuer comme un chien.

Pierrot, qui était fort affamé, ne se le fit pas dire deux fois ; il se mit à l’œuvre, et de tel appétit, que l’énorme brochet qui tout à l’heure envahissait la table tout entière, disparut en un clin d’œil, comme par enchantement. Il ne restait plus que la grosse arête. Pierrot, relevant sa manche, la prit entre le pouce et l’index, l’insinua délicatement dans sa bouche, fit un grand effort, puis une grimace, et l’avala net.

– Prince, dit-il alors du ton d’un escamoteur qui vient d’envoyer sa dernière muscade aux grandes Indes, c’est fait !

– Impossible ! dit le prince Azor, qui l’avait regardé faire avec attention. Allons, avance ici et ouvre la bouche… C’est prodigieux ! ajouta-t-il quand il eut exploré avec une lumière tous les coins et recoins de la mâchoire de Pierrot… Elle n’y est plus ! Ma foi ! je me risque.

Et, sur ce, il aspira une grosse bouffée d’air, fit un effort accompagné d’une affreuse grimace, et l’arête qu’il avait dans le gosier passa.

– Je suis sauvé ! s’écria-t-il, je suis sauvé ! Ah ! ah ! l’ami, tu viens de me rendre un très grand service. Eh bien, pour te récompenser, je te laisse libre de choisir le genre de mort qui te sera le plus agréable ; tu vois que je suis bon prince.

– Sire, reprit Pierrot, je n’attendais pas moins de votre bonté ; mais Votre Altesse fera mieux de choisir elle-même : je m’en rapporte entièrement à elle.

– Ah ! tu veux railler, mon mignon, repartit le prince. Eh bien, m’est avis qu’après t’avoir vu manger de si bon appétit tout à l’heure, il serait curieux maintenant de te voir mourir de faim.

Quelque empire que notre héros conservât sur lui-même, il ne put s’empêcher de tressaillir à ces paroles. Mourir de faim, se dit-il à lui-même, je n’y avais pas songé.

Il allait peut-être se dédire, quand le prince Azor donna l’ordre à ses gardes de l’enfermer dans un des caveaux du château.

Ce caveau était, mes chers enfants, une affreuse prison dans laquelle l’air et la lumière ne pénétraient qu’à travers une ouverture fort étroite garnie d’un treillis de fer, et qui, par sa disposition, ne permettait pas au malheureux prisonnier d’apercevoir le plus petit coin du ciel.

Tout l’ameublement consistait dans un méchant grabat, une escabelle, une cruche de terre et un mauvais chandelier en fer, dont le geôlier renouvelait soir et matin la lumière.

Lorsque la porte du cachot fut refermée sur lui, Pierrot, qui était fatigué de la longue course qu’il avait faite, se coucha sur le lit et s’endormit bientôt d’un profond sommeil.

Le lendemain matin, au petit jour, il fut réveillé en sursaut par un grincement aigu accompagné d’un cliquetis de clefs.

C’était la porte qui roulait sur ses gonds rouillés et le geôlier qui entrait.

– Tenez, camarade, dit celui-ci, voilà de l’eau fraîche que je viens de puiser à la fontaine. Je ne vous donne pas de chandelle, car je vois que vous n’avez pas même allumé celle que j’avais mise hier dans le chandelier.

Pierrot se frappa le front, comme fait un homme qui trouve une idée, mais ne répondit pas.

Le geôlier sortit, ferma la porte à triple verrou, et, lorsque le bruit de son pas se fut éteint dans le corridor, notre prisonnier sauta à bas de son grabat, saisit avidement la chandelle, et suif et mèche, il dévora tout.

Cela fait, il prit l’escabelle, la plaça dans le pâle rayon lumineux qui descendait du soupirail, et se mit à sculpter dans une pièce de bois, à l’aide d’un canif qu’il avait emporté, un délicieux jouet d’enfant ; le soir, le morceau de bois était devenu un petit pantin qui, par le moyen d’une ficelle, frétillait des pieds et des mains d’une façon charmante.

– Dieu ! que c’est gentil ! s’écria le guichetier qui venait d’entrer, et dont la figure rubiconde s’était épanouie comme une pivoine à l’aspect de la jolie marionnette ; il faut me donner ça, camarade, pour amuser mon petit garçon.

– Volontiers, dit Pierrot, et je lui en ferais d’autres encore, et de plus beaux, si je voyais plus clair en travaillant, mais cette prison est si sombre…

– Qu’à cela ne tienne, mon prisonnier, répondit le geôlier, qui n’y voyait que du feu ; je vais vous apporter tant de luminaire que vous y verrez clair comme en plein midi.

Cinq minutes après, Pierrot avait cinq ou six paquets de chandelles, et vous savez maintenant aussi bien que moi, mes enfants, ce qu’il en fit. J’ajouterai seulement que, quand son garde-manger s’épuisait, il allait chanter à travers les fentes de la porte :

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu…

Et le bon guichetier accourait de toute la longueur de ses jambes pour renouveler sa provision.

Quinze jours s’écoulèrent ainsi, et la quantité de jouets fabriqués par Pierrot était si grande, que le geôlier en fit commerce et loua dans la ville une boutique, devant laquelle les petits enfants restaient ébahis du matin au soir, ne pouvant jamais ouvrir des yeux assez grands pour admirer d’aussi belles choses.

Cependant le prince Azor voulut un jour savoir ce qu’était devenu son prisonnier ; il prit une torche, descendit au cachot, et faillit tomber à la renverse en le retrouvant plein de vie.

– Comment ! drôle, tu n’es pas mort ?

– Dieu merci, je me porte bien, répondit Pierrot.

– Ah ! tu te portes bien, repartit le prince d’une voix menaçante. Eh bien ! tant mieux, nous allons rire.

Et il sortit de la prison.

Or, je dois vous dire, mes enfants, que le prince Azor, qui avait lu, la veille, les aventures de l’Adroite Princesse, un conte de fées des plus jolis, s’était mis à rire de tout son cœur à la description d’un horrible supplice dont cette histoire fait mention ; il avait même tant ri, qu’un instant il avait senti son arête qui lui remontait au gosier. Depuis cette lecture, il n’avait pu ni manger ni dormir, tant il était impatient de faire l’épreuve de ce genre de mort sur l’un de ses sujets.

Pierrot n’étant pas mort, l’occasion était des plus belles.

À l’instant même, et par ses ordres, un tonneau est amené au château, hérissé à l’intérieur de pointes d’acier fines comme des aiguilles, et transporté au sommet d’une haute montagne située aux portes de la ville.

Dans le même temps, Pierrot était extrait de sa prison, conduit au haut de la montagne, et là, le bourreau, le prenant par la main, le priait le plus poliment du monde d’entrer dans l’intérieur du tonneau.

– Il entrera, il n’entrera pas ! criait le populaire, qui était accouru en foule pour assister à cette représentation extraordinaire.

Pierrot entra.

Quand tout fut prêt, le prince Azor, du haut de l’estrade où il était assis, donna le signal, et le bourreau poussa du pied le tonneau sur la pente de la montagne.

À la vue de cette avalanche humaine qui roulait sur elle-même avec une rapidité effrayante, bondissait de rocher en rocher, emportant avec elle tout ce qu’elle rencontrait sur son passage, il se fit dans la foule un morne silence, interrompu bientôt par les pleurs et les gémissements des petits enfants, qui ne pouvaient se consoler de voir aussi méchamment mettre à mort l’homme blanc qui faisait des jouets si jolis. Mais quelle ne fut pas la surprise générale, quand, arrivé à la base de la montagne, le tonneau se fendit tout à coup en deux et que Pierrot en jaillit, armé de pied en cap, comme autrefois Minerve du cerveau de Jupiter. Oui, mes enfants, armé de pied en cap, avec une cotte de mailles du plus fin acier, et dans l’attirail d’un preux chevalier qui entre en lice. C’était un vêtement de dessous qu’il avait pris par précaution avant son départ pour la cour du prince Azor. Quant à son pourpoint, dont il ne restait ombre sur sa personne, il pendait en lambeaux aux mille pointes de fer du tonneau.

– Hourra ! hourra ! cria le peuple, lorsqu’il fut revenu de sa stupeur.

– À bas le prince Azor ! criaient les petits enfants, qui trépignaient des pieds et battaient des mains, tant ils étaient heureux de voir leur cher Pierrot encore en vie.

Pendant ce temps, le prince Azor se démenait furieux sur l’estrade et envoyait ses gens d’armes pour se saisir de la personne de Pierrot. Il aurait bien voulu renouveler l’épreuve, mais le tonneau était en pièces et le peuple murmurait si fort que, pour éviter une émeute, il crut prudent de rentrer de suite au château.

Pierrot fut réintégré dans sa prison ; il n’y était pas depuis une heure, que le geôlier lui remit de la part des petits enfants de la ville, qui s’étaient cotisés pour l’acheter, un habillement complet en tout point semblable à celui qu’il avait perdu. Pierrot fut si touché de cette marque d’intérêt, que les larmes lui en vinrent aux yeux. Il bénit les petits enfants dans son cœur et jura de les aimer toute sa vie.

Il avait à peine attaché sur sa poitrine le dernier bouton de son pourpoint, qu’un homme entra dans son cachot et lui fit signe de le suivre. C’était encore le bourreau.

Pierrot répondit par un autre signe qu’il était prêt à obéir. Tous deux se mirent en marche à travers les sombres souterrains du château, montèrent, descendirent de nombreux escaliers et débouchèrent enfin sur une cour, au milieu de laquelle était une fosse, et au fond de cette fosse un ours blanc dont la férocité était proverbiale à plus de vingt lieues à la ronde.

Arrivés à la balustrade en fer qui entourait la fosse de l’ours, le bourreau s’arrêta, tira de sa poche une échelle de corde, l’attacha fortement à l’un des barreaux de la balustrade, et fit signe à Pierrot de descendre.

Pierrot descendit.

L’ours, qui dormait profondément, ne l’entendit pas ; seulement, à cette senteur de chair fraîche qui lui arrivait dans son sommeil, il releva paresseusement la tête et tint ses narines en arrêt.

Tout à coup ses yeux se dilatèrent et lancèrent deux sombres éclairs.

Pierrot venait de toucher le sol, et l’échelle de corde était retirée.

Au lieu de s’élancer d’un bond sur sa proie, comme une bête malapprise, l’ours fit semblant de n’avoir rien vu ; il se leva lentement de terre, détira l’un après l’autre ses membres engourdis, puis, se dressant sur ses pattes de derrière, il s’avança à petit bruit, balançant sa tête et affectant les dehors les plus honnêtes du monde. Il avait un extérieur si candide, un air si bonhomme, qu’en le voyant, mes chers enfants, vous n’auriez pas manqué, j’en suis sûr, de lui faire une belle révérence.

Mais Pierrot, qui savait les ours par cœur, ne se laissa pas prendre à ces mines hypocrites ; il se coucha par terre tout de son long, retint son haleine et fit le mort.

L’ours s’approcha, examina quelque temps d’un œil soupçonneux ce corps qui gisait inanimé sur le sol, le flaira, le tourna et le retourna en tous sens, puis, jugeant que c’était un cadavre, il fit un geste de dégoût, et revint se coucher dans sa tanière du même pas qu’il était venu.

Lorsqu’il fut endormi, Pierrot se leva tout doucement, s’avança sur la pointe des pieds vers notre animal, et tirant son petit couteau de sa poche, lui coupa proprement la tête, avant que la pauvre bête eût eu le temps de se réveiller. Il alluma ensuite un grand feu de paille, découpa et fit rôtir de délicieux beefsteaks d’ours dont il mangea toute la nuit et les jours suivants sans interruption.

Une semaine après, le prince Azor courut à la fosse :

– C’est bien, mon bel animal ! dit-il à l’ours qui se dandinait devant lui, j’étais bien sûr que tu n’en ferais qu’une bouchée.

– Salut au prince Azor ! répondit l’ours qui ôta sa tête et montra aux regards de son interlocuteur la figure enfarinée de Pierrot.

– Malédiction ! s’écria le prince, ce n’est pas l’ours qui l’a mangé, c’est lui qui a mangé l’ours !

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