9 Trahison de Renardino

La situation du prince Azor vis-à-vis de Pierrot devenait de plus en plus fausse et ridicule.

– Il faut, dit-il en s’éveillant le lendemain, que je l’extermine aujourd’hui de ma propre main, ou j’y perdrai mon nom d’Azor.

Soudain il arme son bras d’un magnifique cimeterre turc, dont lui avait fait présent le grand sultan Mustapha, force Pierrot à se mettre à genoux devant lui, et, brandissant son glaive, lui décharge sur la nuque un coup terrible.

La tête disparut.

À la vue d’un si haut fait d’armes, le prince Azor ne put réprimer un mouvement d’orgueil, et, se campant fièrement sur la hanche, le cimeterre au poing, il posa quelque temps immobile devant ses gens d’armes.

– A-t-il bientôt fini ? murmurait tout bas le bourreau, que cet exercice académique commençait à impatienter. Sire, dit-il un instant après, excusez-moi si je vous dérange, mais je dois vous dire que la tête de votre prisonnier a disparu.

– Eh ! ventrebleu ! je le sais bien, repartit le prince qui se cambra de plus belle.

– Mais ce que vous ne savez pas peut-être, reprit le bourreau, c’est qu’il est impossible de la retrouver.

– Allons donc, vous plaisantez…

Et, quittant sa pose héroïque, le prince Azor se mit lui-même en quête, mais ne trouva rien.

Tout à coup ses cheveux roux se dressèrent sur sa tête, et ses yeux devinrent fixes de terreur ; il venait d’apercevoir quelque chose comme des yeux, un nez et une bouche qui sortaient petit à petit du milieu des épaules de sa victime, et reprenaient tranquillement leur place accoutumée. C’était la tête qu’il cherchait, cette même tête qu’il croyait avoir coupée, mais que Pierrot, par un procédé connu de lui seul, avait subtilement rentrée saine et sauve dans les profondeurs de son pourpoint.

À cette vue, le prince Azor comprit qu’il avait été stupide, et son humiliation fut telle, qu’il laissa tomber son cimeterre, dont la lame se brisa comme verre sur le pavé, tant elle était de pur acier.

– Sire, dit alors le bourreau, voulez-vous que cet homme périsse ? Oui, n’est-ce pas ? Eh bien ! laissez-moi faire, je veux être pendu s’il en échappe cette fois.

– Topez là, mon brave, dit Pierrot en lui frappant dans la main ; c’est convenu.

À l’instant même, la potence fut dressée dans la cour du château et Pierrot hissé sur la plate-forme, dont le plancher devait, à un signal donné, manquer sous ses pieds.

Quand il eut terminé ces préparatifs, l’exécuteur monta à l’échelle une corde à la main. Arrivé au-dessus de la plate-forme, il fit au chanvre un nœud coulant, et se pencha pour l’attacher au cou du patient ; mais, au moment où il y pensait le moins, notre héros le prit brusquement par la taille et lui chatouilla si fort les côtes de ses deux mains, que le pauvre diable, saisi d’un accès de fou rire, lâcha la corde qu’il tenait pour ne pas tomber.

Prompt comme l’éclair, Pierrot s’en saisit, la lui passe prestement au cou, puis, d’un pied renverse l’échelle, de l’autre fait chavirer le plancher de la plate-forme, et le bourreau, qui riait toujours, se trouva pendu.

– Allons, mon brave homme, lui dit-il, vous avez perdu.

À cet étrange dénouement, le prince Azor, écumant de rage, allait se précipiter sur Pierrot pour lui percer le flanc de son poignard, quand un homme, couvert de poussière et ruisselant de sueur, entra dans la cour du château, arrêta le prince au passage et lui remit un message.

– De la part du seigneur Renardino, dit-il, prenez et lisez.

Le prince Azor rompit le cachet et lut.

– Vivat ! s’écria-t-il en jetant son turban en l’air ; vivat ! la Bohême est à nous !

Le messager s’avança alors pour lui faire remarquer qu’il y avait à la lettre un post-scriptum.

– Diable ! dit le prince en se grattant l’oreille, le juif me demande trois cent mille sequins… Mais, après tout, ce n’est pas trop cher pour un royaume. Allons, soldats, aux armes, aux armes !

À ce signal, tout le château fut en grand tumulte ; on ne songea plus à Pierrot, qui s’esquiva, ni au bourreau, qui resta pendu ; ce qui fut d’ailleurs un grand contentement pour les sujets du prince Azor, qui l’avaient en exécration.

Pendant que ceci se passait, le roi de Bohême se mettait à table dans son palais, en compagnie de Fleur-d’Amandier, du grand ministre Renardino et de Cœur-d’Or, qui avait été nommé généralissime des troupes du royaume.

Le repas fut morne et silencieux ; le vieux monarque, qu’on n’avait pas vu rire une seule fois depuis l’emprisonnement de la reine et le départ de Pierrot, était ce soir-là plus triste encore qu’à l’ordinaire.

Il avait rêvé toute la nuit qu’il était mort de mort violente et qu’on l’enterrait.

Ses convives n’avaient pas envie de rire plus que lui. Fleur-d’Amandier, toute rêveuse, songeait à sa mère, et Cœur-d’Or à Fleur-d’Amandier.

Le seigneur Renardino lui-même paraissait fort inquiet, et, l’oreille penchée vers la porte, tressaillait au moindre bruit qui venait du dehors.

Soudain l’huis s’ouvrit à deux battants, et la vieille mendiante du chemin apparut sur le seuil.

– Fleur-d’Amandier, Cœur-d’Or, dit-elle, venez avec moi ; Sa Majesté la reine vous mande auprès d’elle.

Au nom de sa mère, Fleur-d’Amandier se leva de table, courut embrasser son père et sortit. Cœur-d’Or marcha derrière elle ; la porte se referma.

Le seigneur Renardino resta seul avec le roi.

« Ma foi, dit en lui-même le grand ministre, cette vieille sorcière ne pouvait arriver plus à propos pour me débarrasser de ces importun et tout va le mieux du monde. »

– Allons, sire, ajouta-t-il tout haut, chassez de votre esprit les sombres pensées qui l’assiègent, et versez-vous de ce généreux vin de Hongrie, qui n’a pas son pareil entre tous les vins de la terre. À la bonne heure ! Maintenant, trinquons à l’extermination prochaine du prince Azor et à la prospérité de votre maison.

Le roi porta automatiquement le verre à ses lèvres et le vida d’un seul trait.

– Ah ! mon Dieu ! fit-il, et il tomba à la renverse dans son fauteuil, comme s’il eût été frappé de la foudre.

– Très bien ! dit le seigneur Renardino en se frottant les mains, la poudre a produit son effet. À présent, accomplissons notre promesse.

Et, tirant des cordes de sa poche, il garrotta le roi de la tête aux pieds.

Si le crime abominable qu’il commettait ne l’avait absorbé tout entier, le méchant homme eût pu voir, encadrés dans l’œil-de-bœuf qui était en face de lui, une figure toute blanche et des yeux démesurément ouverts qui suivaient tous ses mouvements avec une expression d’étonnement mêlé d’horreur.

C’était Pierrot qui était revenu à toutes jambes de la cour du prince Azor, et dont le premier soin, en entrant au palais, avait été de voir ce qui se passait dans la salle des festins.

Tout à coup des cris se firent entendre : un bruit de pas, accompagné d’un cliquetis d’épées, retentit dans les galeries du palais, et le prince Azor, ouvrant brusquement la porte, se précipita vers le seigneur Renardino.

– Où est le roi ? demanda-t-il à voix basse.

– Il est là, dans ce fauteuil, pieds et poings liés, répondit Renardino.

– Par ma bosse ! vous êtes un homme de parole.

– Et les trois cent mille sequins ?

– Les voici.

À cette partie du dialogue, une ombre blanche glissa rapidement devant les deux interlocuteurs, saisit la bourse que le prince Azor tendait à Renardino, et, soufflant les bougies, plongea la salle dans l’obscurité. Au même moment, le seigneur Alberti, qui avançait la main pour prendre les sequins, reçut sur la joue droite un violent soufflet, auquel il riposta par un grand coup de poing qui tomba d’aplomb sur le visage du prince Azor.

Ce fut alors dans les ténèbres une lutte affreuse, mêlée de cris, de morsures et d’imprécations ; le prince Azor et Renardino se tordaient et se roulaient l’un sur l’autre, enlacés comme deux serpents.

Effrayés de l’horrible vacarme qu’ils entendaient, les soldats accoururent avec des flambeaux, et relevèrent les combattants.

– Comment, c’était vous ! s’écrièrent-ils tous les deux en se reconnaissant ; et ils demeurèrent anéantis.

Mais bien plus grande encore fut leur surprise, quand, jetant les yeux autour d’eux, ils s’aperçurent que le roi et les trois cent mille sequins avaient disparu.

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