XII ENCORE RAMBOUILLET.

À l’heure convenue, Gaston, fort impatient, s’était rendu chez Hélène ; mais il lui fallut attendre quelque temps dans l’antichambre, car madame Desroches faisait des difficultés pour autoriser cette visite. Mais Hélène s’expliqua aussi clairement que fermement, et déclara que, se regardant comme maîtresse de juger elle-même ce qui était convenable ou ce qui ne l’était pas, elle était décidée à recevoir son compatriote, M. de Livry, qui venait prendre congé d’elle. On se rappelle que M. de Livry était le nom que Gaston s’était donné pendant toute la route, et celui qu’il comptait garder, excepté pour ceux avec lesquels l’affaire pour laquelle il venait à Paris allait le mettre en contact.

Madame Desroches se retira donc d’assez mauvaise humeur dans sa chambre, essayant même d’entendre la conversation des jeunes gens ; mais Hélène, qui se douta de quelque surprise, alla pousser elle-même la porte du corridor, à laquelle elle mit le verrou.

– Vous voilà, dit-elle, mon ami ! Je vous attendais ; je n’ai pas dormi cette nuit.

– Ni moi, Hélène ; mais laissez-moi admirer vos magnificences.

Hélène sourit.

– Vous d’abord : cette robe de soie, cette coiffure… Que vous êtes belle ainsi !

– Vous n’avez pas l’air d’en être satisfait.

Gaston ne répondit pas, il continua son investigation.

– Cette tenture est riche, ces tableaux ont du prix ; de l’or, de l’argent aux corniches. Vos prospecteurs sont opulents, à ce qu’il paraît, Hélène.

– Je le crois, dit la jeune fille en souriant ; on m’a dit cependant que cette tenture, ces dorures que vous admirez comme moi, sont vieilles, passées de modes et qu’on les remplacera par de plus belles.

– Je vois qu’Hélène va devenir une haute et puissante dame, dit Gaston en s’efforçant de sourire ; déjà elle me fait faire antichambre.

– Cher ami, ne le faisiez-vous pas là-bas, sur notre lac, quand votre bateau attendait des heures entières ?

– Vous étiez au couvent alors ; je n’attendais que le bon plaisir de votre mère abbesse.

– Ce titre est bien sacré, n’est-ce pas ?

– Oh oui !

– Il vous rassure, il vous impose le respect, l’obéissance.

– Sans doute.

– Eh bien, jugez de ma joie, ami : je retrouve ici la même protection, le même amour, plus puissant encore, plus solide, plus durable.

– Quoi ? dit Gaston étonné.

– Je retrouve…

– Parlez, au nom du ciel.

– Mon père !

– Votre père !… Ah ! ma chère Hélène, je suis heureux, je partage votre joie. Quel bonheur !… un père qui va veiller sur mon amie, sur ma femme !

– Veiller… de loin.

– Quoi ! se sépare-t-il de vous ?

– Hélas ! le monde, à ce qu’il paraît, nous sépare.

– Est-ce un secret ?

– Pour moi-même ; car vous pensez bien que, s’il n’en était pas ainsi, vous sauriez déjà tout. Pour vous, je n’ai pas de secret, Gaston.

– Un malheur de naissance… une proscription dans votre famille, quelque obstacle passager ?

– Je l’ignore.

– C’est décidément un secret. Mais, dit-il en souriant, je compte bien sur vous, et je vous permets même d’être discrète avec moi, si votre père vous l’a ordonné. Cependant je questionnerai encore, vous ne vous fâcherez pas ?

– Oh non !

– Êtes-vous contente ? Est-ce un père dont vous puissiez être fière ?

– Je le crois ; son cœur paraît noble et bon ; sa voix est douce et harmonieuse.

– Sa voix… mais… vous ressemble-t-il ?

– Je ne sais… Je ne l’ai pas vu.

– Vous ne l’avez pas vu ?

– Non, sans doute… il faisait nuit.

– Votre père n’a pas cherché à voir sa fille !… vous, si belle !… Oh ! quelle indifférence !

– Mais, mon ami, il n’est pas indifférent ; il me connaît bien, allez ; il a mon portrait, vous savez : celui qui vous a rendu si jaloux au printemps dernier.

– Mais je ne comprends pas.

– Il faisait nuit, vous dis-je.

– En ce cas, on allume les girandoles que voici, dit-il avec un sourire plus froid.

– C’est bien quand on veut être vu ; mais quand on a ses raisons pour se cacher…

– Que dites-vous là ? reprit Gaston rêveur ; quelles raisons un père a-t-il de se cacher de sa fille ?…

– D’excellentes, je crois ; et vous, un homme sérieux, vous pourriez le comprendre mieux que moi, pourtant je ne m’étonne pas…

– Oh ! ma chère Hélène, dit Gaston rêveur, que m’avez-vous raconté là ? Quelles terreurs vous venez de jeter dans mon âme !…

– Vous m’effrayez, avec vos terreurs.

– Dites-moi, de quoi vous a parlé votre père ?

– De l’amour si tendre qu’il a toujours eu pour moi.

Gaston fit un mouvement.

– Il m’a juré que désormais je vivrais heureuse, qu’il voulait faire cesser toute l’incertitude de mon sort passé, qu’il mépriserait les considérations qui l’ont engagé jusqu’alors à me renier pour sa fille.

– Paroles… paroles !… Mais…, quel témoignage de cet amour vous a-t-il donné ?… Pardonnez mes questions insensées, Hélène ; j’entrevois un abîme de malheurs ; je voudrais que, pour un moment, votre candeur d’ange, dont je suis si fier, fit place à l’infernale sagacité du démon ; vous me comprendriez, je n’aurais pas la honte de vous souiller de cet interrogatoire si bas et si nécessaire, pourtant, à notre bonheur à venir.

– Je ne comprends guère votre question ; autrement j’y répondrais, Gaston.

– Vous a-t-il témoigné beaucoup d’affection ?

– Beaucoup, assurément.

– Mais enfin, dans ces ténèbres, pour causer, pour vous aborder ?…

– Il m’a pris par la main, et sa main tremblait plus que la mienne.

Gaston crispa de rage ses poings frémissants.

– Il vous a paternellement embrassée, n’est-ce pas ?

– Un baiser au front… un baiser… un seul, que j’ai reçu à genoux.

– Hélène ! s’écria-t-il, Hélène ! j’en crois mes pressentiments ; vous êtes abusée, vous êtes victime d’un piége infernal ! Hélène, cet homme, qui se cache, qui craint la lumière, qui vous appelle sa fille, n’est pas votre père !

– Gaston, vous me brisez le cœur.

– Hélène, votre innocence ferait envie aux plus célestes créatures ; mais on abuse de tout sur la terre : les anges ont été profanés et insultés par les hommes. Cet homme que je connaîtrai, que je saisirai, que je forcerai d’avoir confiance dans l’amour et l’honneur d’une si loyale fille comme vous êtes, me dira s’il n’est pas le plus vil des hommes, et si je puis l’appeler mon père ou le tuer comme un infâme !

– Gaston, votre raison s’égare, que dites-vous là ? Qui peut vous faire soupçonner d’aussi affreuses trahisons ? et, puisque vous éveillez mes soupçons, puisque vous portez le flambeau sur ces ignobles dédales du cœur humain que je me refusais à contempler, je vous parlerai avec la même franchise. Cet homme, comme vous dites, ne me tenait-il pas en son pouvoir ? La maison où je suis n’est-elle pas à lui ? les gens dont il m’a entourée ne sont-ils pas dévoués à ses ordres ?… Gaston, vous avez sur mon père une mauvaise pensée dont vous me demanderez pardon si vous m’aimez.

Gaston se jeta désespéré dans un fauteuil.

– Ami, ne me gâtez pas la seule joie pure que j’aie encore goûtée, continua Hélène ; n’empoisonnez pas pour moi le bonheur d’une vie que j’ai souvent gémi de passer solitaire, abandonnée, sans autre affection que celle dont le ciel nous commande d’être avares. Que l’amour filial me vienne en dédommagement des remords que j’éprouve souvent de vous aimer avec une idolâtrie condamnable.

– Hélène, pardonnez-moi, s’écria Gaston ; oui, vous avez raison ; oui, je souille, par mon contact matériel, vos joies si pures, l’affection peut-être si noble de votre père ; mais, mon amie, au nom de Dieu dont voici l’image sur cette toile, écoutez un peu les craintes de mon expérience et de mon amour. Ce n’est pas la première fois que les criminelles passions du monde spéculent sur l’innocente crédulité ; l’argument que vous faites valoir est faible : se hâter de vous témoigner un amour si coupable était une maladresse dont ces habiles corrupteurs sont incapables ; mais déraciner peu à peu la vertu dans votre cœur, vous séduire par un luxe nouveau, par ces lumières riant à votre âge ; accoutumer votre esprit au plaisir, vos sens à des impressions nouvelles, vous tromper enfin par la persuasion, est une plus douce victoire que celle qui résulte de la violence. Oh ! chère Hélène, écoutez un peu ma prudence de vingt-cinq ans ; je dis ma prudence, car ce n’est que mon amour qui parle, mon amour que vous verriez si humble, si dévoué, au moindre signe d’un père que je saurais être un véritable père pour vous.

Hélène baissa la tête à son tour et ne répondit pas.

– Je vous en supplie, continua Gaston, ne prenez aucune résolution extrême ; mais surveillez tout ce qui vous entoure, défiez-vous des parfums qui vous sont donnés, du vin doré qu’on vous offre, du sommeil qui vous est promis. Veillez sur vous, Hélène, vous êtes mon honneur, mon bonheur, ma vie !

– Ami, je vous obéirai ; vous pouvez croire que cela ne m’empêchera pas d’aimer mon père.

– Et de l’adorer, si je me trompe, chère Hélène.

– Vous êtes un noble ami, mon Gaston… Nous voilà bien concertés.

– À la moindre défiance, écrivez-moi.

– Vous écrire ! vous partez donc ?

– Je vais à Paris, pour ces affaires de famille dont vous connaissez déjà quelque chose… Je logerai à l’hôtel du Muids-d’Amour, rue des Bourdonnais ; écrivez cette adresse, chère amie, et ne la montrez à qui que ce soit.

– Pourquoi tant de précautions ?

Gaston hésita.

– Parce que, si l’on connaissait votre défenseur dévoué, l’on pourrait, en cas de mauvaises intentions, déjouer ses projets de secours.

– Allons, allons ! vous êtes aussi quelque peu mystérieux, mon beau Gaston ; j’ai un père qui se cache, et un… amant… ce mot me coûte à dire… qui va se cacher…

– Mais celui-là, vous connaissez ses intentions, dit Gaston en essayant de rire pour cacher son trouble et sa rougeur.

– Ah ! madame Desroches revient… elle tourne le bouton de la première porte ; l’entretien lui semble trop long, ami. Je suis en tutelle… c’est comme au couvent.

Gaston, congédié, prit un baiser sur la main que son amie lui tendait. Au même moment, madame Desroches parut. Hélène fit une révérence très-cérémonieuse, que Gaston lui rendit avec la même majesté. Madame Desroches attachait sur le jeune homme, pendant cette scène muette, des regards d’où devait résulter le plus exact signalement que jamais espion ait pu faire en face d’un suspect.

Gaston prit aussitôt la route de Paris. Oven l’attendait avec impatience. Pour que ses louis ne sonnassent point dans sa bourse de cuir, il les avait cousus dans la doublure de sa culotte de peau ; peut-être aussi voulait-il les rapprocher le plus possible de lui-même.

Gaston, en trois heures, arriva dans Paris. Cette fois, Oven ne put lui reprocher sa lenteur : hommes et chevaux étaient couverts d’écume en entrant par la barrière de la Conférence.

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