XI OÙ DUBOIS PROUVE QUE SA POLICE PARTICULIÈRE ÉTAIT MIEUX FAITE POUR 500,000 LIVRES, QUE NOTRE POLICE GÉNÉRALE N’EST FAITE POUR TROIS MILLIONS.

Quelles que fussent les fatigues de ses nuits, et qu’il les eût passées en courses ou en orgies, le duc d’Orléans ne changeait rien à la disposition de ses journées. Toutes les matinées étaient livrées aux affaires, et les diverses sortes d’affaires avaient leurs jours. Ordinairement il commençait à travailler, seul ou avec Dubois, avant même de s’habiller ; puis venait son lever, qui était court, et pendant lequel il recevait peu de monde. Ce lever était suivi d’audiences, qui, en général, le tenaient jusqu’à onze heures ou midi ; puis venaient les chefs des conseils : la Vrillère d’abord, puis Leblanc, qui lui rendait compte de ses espionnages ; puis Torey, qui lui rapportait les lettres importantes qu’il avait soustraites ; puis enfin le maréchal de Villeroy, avec lequel, dit Saint-Simon, il ne travaillait pas, mais piaffait. Sur les deux heures et demie, on lui apportait son chocolat, la seule chose qu’il prît le matin, et qu’il prenait devant tout le monde, en causant et en riant. Ce repos, intervalle dans sa journée, durait une demi-heure ; puis venait l’audience des femmes. L’audience terminée, il passait ordinairement chez madame la duchesse d’Orléans, d’où il sortait pour aller saluer le jeune roi, qu’il voyait invariablement une fois par jour, soit à une heure, soit à une autre, et qu’il n’abordait ou ne quittait qu’avec un air de respect et des révérences qui apprenaient à chacun de quelle façon on devait parler à un roi. Ce programme était augmenté, une fois la semaine, de la réception des ministres étrangers, et, les dimanches et fêtes, d’une messe dite et entendue dans la chapelle particulière.

À six heures du soir, s’il y avait conseil, à cinq heures, s’il n’y en avait pas, tout était fini, et il n’était plus question d’affaires. Le régent, alors, allait ou à l’Opéra ou chez madame de Berry ; mais cette dernière distraction avait besoin d’être remplacée par une autre, car, ainsi que nous l’avons vu au commencement de cette histoire, il était brouillé avec sa fille bien-aimée à cause de son mariage avec Riom. Puis venait l’heure de ces fameux soupers, lesquels ont fait tant de bruit, et qui avaient lieu, l’été à Saint-Cloud ou à Saint-Germain, et l’hiver au Palais-Royal.

Ces soupers se composaient de dix à quinze personnes, rarement moins, rarement plus. À ces soupers, il y avait de tout. Les habitués en hommes étaient le duc de Broglie, Noël, Brancas, Biron, Canillac ; puis quelques jeunes gens de traverse, comme les appelle Saint-Simon, brillants par leur esprit ou par leurs débauches. Les femmes étaient mesdames de Parabère, de Phalaris, de Sabran et d’Averne, quelque fille d’opéra en renom, chanteuse ou danseuse, souvent la duchesse de Berry. Il va sans dire que la personne de Son Altesse Royale ajoutait quelquefois à la licence de ces soupers, mais n’en retranchait jamais rien.

C’était dans ces soupers, où régnait l’égalité la plus absolue, que rois, ministres, conseillers, dames de la cour, tout était passé en revue, épluché, étrillé, fouillé. Là, la langue française arrivait à la liberté de la langue latine ; là, tout se racontait, se disait ou se faisait, pourvu que ce fût spirituellement raconté, dit ou fait. Aussi ces soupers avaient-ils un tel charme pour le régent, que, lorsque l’heure était venue et que le dernier convive était arrivé, derrière lui on fermait et on barricadait les portes, et cela de telle façon, que, quelque affaire qui pût survenir, intéressât-elle le roi, intéressât-elle la France, intéressât-elle le régent lui-même, il était inutile de tenter de percer jusqu’à lui : la clôture durait jusqu’au lendemain matin.

Quant à Dubois, il était rarement de ces soupers, que sa mauvaise santé lui défendait. Aussi était-ce le moment que ses ennemis choisissaient pour le déchiqueter. Le duc d’Orléans riait à gorge déployée des attaques contre son ministre, et, comme les autres, donnait son coup de bec, de griffe ou de dent à la carcasse décharnée de son ex-gouverneur. Dubois savait parfaitement que, pour la plupart du temps, c’était lui qui faisait les frais du souper ; mais, comme il savait aussi que, le matin, le régent avait toujours et invariablement oublié ce qui s’était dit dans la nuit, il s’inquiétait peu de tous ces assauts qu’on livrait à son crédit, démoli chaque nuit et croissant chaque jour.

C’est qu’aussi le régent, qui se sentait alourdi de jour en jour, savait qu’il pouvait compter sur la vigilance de Dubois. Dubois veillait quand le régent dormait, soupait ou courait. Dubois, qui semblait ne pouvoir se tenir sur les jambes, était infatigable. Il était à la fois au Palais-Royal, à Saint-Cloud, au Luxembourg et à l’Opéra ; il était partout où était le régent, passant derrière lui comme une ombre, montrant sa figure de fouine dans un corridor, entre les deux portes d’un salon, derrière le carreau d’une loge. Dubois enfin semblait avoir le don de l’ubiquité.

En rentrant de sa course à Rambouillet, où nous l’avons vu veiller autour du régent avec tant de sollicitude et d’assiduité, il avait fait appeler maître Tapin, qui, monté sur un excellent cheval anglais et habillé en piqueur, s’était mêlé à la suite du prince et était revenu avec elle sans être reconnu, grâce à l’obscurité. Il avait causé avec lui une heure, lui avait donné ses instructions pour le lendemain, avait dormi quatre ou cinq heures, puis enfin s’était levé, et, à sept heures, enchanté des avantages qu’il avait conquis sur le régent, et dont il espérait bien tirer parti, il se présentait à la petite porte de la chambre à coucher, que le valet de chambre de Son Altesse Royale ouvrait toujours à sa première réquisition, le duc d’Orléans ne fût-il pas seul.

Le régent dormait encore.

Dubois s’approcha de son lit, et le regarda quelque temps avec ce sourire qui tenait à la fois du singe et du démon.

Enfin il se décida à l’éveiller.

– Holà ! monseigneur, holà ! éveillons-nous, cria-t-il.

Le duc d’Orléans ouvrit les yeux et vit Dubois, et, espérant se débarrasser de lui par quelques-unes de ces rebuffades auxquelles son ministre était si bien habitué, qu’elles glissaient sur lui comme sur la toile cirée :

– Ah ! c’est toi, l’abbé, lui dit-il, va-t’en au diable !

Et il se retourna le nez contre le mur.

– Monseigneur, j’en viens ; mais il était trop pressé pour me recevoir, et il m’a renvoyé à vous.

– Laisse-moi tranquille, je suis las.

– Je le crois bien ; la nuit a été orageuse, n’est-ce pas ?

– Que veux-tu dire ? demanda le duc en se retournant à moitié.

– Je dis que le métier que vous avez fait la nuit passée ne vaut rien pour un homme qui donne des rendez-vous à sept heures du matin.

– Je t’ai donné rendez-vous à sept heures, l’abbé ?

– Oui, monseigneur, hier matin, avant de partir pour Saint-Germain.

– C’est pardieu vrai ! dit le régent.

– Monseigneur ignorait que la nuit serait si fatigante.

– Fatigante !… J’étais sorti de table à sept heures.

– Oui, mais après ?

– Eh bien, quoi, après ?

– Êtes-vous content au moins, monseigneur et la jeune personne valait-elle la course ?

– Quelle course ?

– Celle que monseigneur a faite hier soir, après son dîner, en sortant de table, à sept heures.

– Il semble, à t’entendre, qu’il soit bien rude de revenir de Saint-Germain ici.

– Monseigneur a raison : de Saint-Germain ici il n’y a qu’un pas ; mais il y a un moyen d’allonger la route.

– Lequel ?

– C’est de passer par Rambouillet.

– Tu rêves, l’abbé.

– Je rêve, soit, monseigneur. Alors je vais vous raconter mon rêve : il prouvera à Votre Altesse que je m’occupe d’elle en rêvant.

– Quelque nouvelle baliverne ?

– Non pas. J’ai rêvé que monseigneur avait lancé le cerf au carrefour du Treillage, et que l’animal, civilisé comme un cerf de bonne maison, s’était fait battre gentiment dans quatre lieues carrées ; après quoi il était allé se faire prendre à Chambourcy.

– Jusque-là ton rêve ressemble assez à une vérité. Continue, l’abbé, continue.

– Après quoi, monseigneur est rentré à Saint-Germain, s’est mis à table à cinq heures et demie, et, en se mettant à table, a ordonné qu’on lui tînt sa voiture sans armoiries prête et attelée de quatre chevaux, pour sept heures et demie.

– Allons, pas mal ! l’abbé, pas mal !

– À sept heures et demie, en effet, monseigneur a congédié tout son monde, excepté la Fare, avec lequel il est monté en voiture. Est-ce cela, monseigneur ?

– Va toujours, va !

– La voiture a pris la route de Rambouillet, où elle est arrivée à neuf heures trois quarts. Seulement, aux premières maisons de la ville, elle s’est arrêtée ; monseigneur est descendu, on lui a présenté un cheval qui l’attendait, et, tandis que la Fare continuait son chemin vers l’auberge du Tigre royal, monseigneur le suivait en piqueur.

– C’est ici que ton rêve s’embrouille, n’est-ce pas, l’abbé ?

– Non, monseigneur, pas trop.

– Continue donc alors.

– Eh bien, tandis que ce fat de la Fare faisait semblant de manger un mauvais souper qu’on lui servait en l’appelant Excellence, monseigneur remettait son cheval à un page et gagnait un petit pavillon.

– Démon que tu es ! mais où étais-tu donc caché ?

– Moi, monseigneur, je n’ai pas quitté le Palais-Royal, où j’ai dormi comme une marmotte ; et la preuve est que je vous raconte mon rêve.

– Et qu’y avait-il dans ce pavillon ?

– D’abord, à la porte, une horrible duègne, grande, jaune et sèche.

– Dubois, je te recommanderai à Desroches, et tu peux être tranquille : la première fois qu’elle te rencontrera, elle t’arrachera les yeux.

– Puis, dans l’intérieur, ah ! dam ! dans l’intérieur…

– Ah ! voilà où tu n’as pas pu voir, mon pauvre abbé, même en rêve.

– Allons donc, monseigneur, vous me supprimeriez, je l’espère bien pour vous, mes cinq cent mille livres de police secrète, si, grâce à eux, je ne voyais pas dans les intérieurs.

– Eh bien, qu’as-tu vu dans celui-ci ?

– Ma foi, monseigneur, une charmante petite Bretonne : seize à dix-sept ans, jolie comme les amours, et même plus jolie que certains amours, venant en droite ligne des augustines de Clisson, accompagnée jusqu’à Rambouillet, d’une bonne vieille sœur dont la présence, un peu gênante, a été supprimée aussitôt, n’est-ce pas ?

– Dubois, j’ai souvent pensé que tu étais le diable, et que tu avais pris la forme d’un abbé pour me perdre.

– Pour vous sauver, monseigneur ! pour vous sauver, c’est moi qui vous le dis.

– Pour me sauver ! je ne m’en douterais pas.

– Eh bien ! voyons, continua Dubois, avec son sourire de démon, êtes-vous content de la petite, monseigneur ?

– Enchanté ! Dubois, elle est charmante.

– Pardieu ! vous l’avez fait venir d’assez loin pour cela, et, si elle était autrement, vous seriez volé.

Le régent fronça le sourcil ; mais, réfléchissant que Dubois savait tout jusque-là, mais sans doute ignorait le reste, son froncement de sourcil se termina par un sourire.

– Allons, Dubois, dit-il, décidément tu es un grand homme.

– Ah ! monseigneur, il n’y a plus que vous qui en doutiez, et cependant vous me disgraciez.

– Toi !…

– Sans doute, vous me cachez vos amours.

– Allons, ne te fâche pas ; Dubois.

– Il y aurait de quoi, cependant, monseigneur, convenez-en ?

– Pourquoi cela ?

– Parce que, sur ma parole, j’aurais trouvé aussi bien, et peut-être mieux. Que diable ne me disiez-vous pas qu’il vous fallait une Bretonne ! on vous l’eût fait venir, monseigneur ! on vous l’eût fait venir !

– Vraiment ?

– Oh ! mon Dieu, oui ; j’en aurais trouvé à revendre, des Bretonnes !

– De pareilles ?

– Et même de meilleures.

– L’abbé !…

– Parbleu ! voilà une fière occasion que vous avez eue là !

– Monsieur Dubois !…

– Vous croyez avoir mis la main sur un trésor, peut-être ?

– Holà ! Holà !

– Quand vous saurez ce que c’est que votre Bretonne, et à quoi vous vous exposez !

– Ne plaisantons pas, l’abbé, je t’en prie.

– Oh ! décidément, monseigneur, vous m’affligez.

– Que veux-tu dire ?

– Une apparence vous persuade, une nuit vous grise comme un écolier, et, le lendemain, il n’y a rien de comparable à la nouvelle venue. Elle est donc bien jolie, monseigneur, cette petite fille ?

– Charmante !

– Et sage ! la vertu même, on vous l’a triée sur cent, n’est-ce pas ?

– C’est comme tu le dis, mon cher.

– Eh bien, moi, je vous déclare, monseigneur, que vous êtes perdu.

– Moi ?

– Voici : votre Bretonne est une péronnelle.

– Silence, l’abbé !

– Comment, silence !

– Oui, pas un mot de plus ; je te le défends, reprit le régent d’un air grave.

– Monseigneur, vous aussi, vous avez fait un mauvais rêve ; laissez-moi vous l’expliquer.

– Monsieur Joseph, je vous enverrai à la Bastille.

– À la Bastille, tant que vous voudrez, monseigneur, mais vous n’en saurez pas moins que cette drôlesse…

– Est ma fille, monsieur l’abbé !

Dubois recula d’un pas, son sourire goguenard fit place à la plus profonde stupéfaction.

– Votre fille, monseigneur ! et à qui diable avez-vous fait celle-là ?

– À une honnête femme, l’abbé, qui a eu l’honneur de mourir sans t’avoir connu.

– Et l’enfant ?

– L’enfant a été cachée à tous les yeux, pour qu’elle ne fût pas souillée par le regard des êtres venimeux comme toi.

Dubois s’inclina profondément, et se retira respectueusement et dans l’attitude d’un homme complètement désappointé ; le régent le suivit d’un regard victorieux, jusqu’à ce qu’il eût refermé la porte.

Mais Dubois, comme on le sait, ne se désappointait pas facilement, et il n’avait pas fermé cette porte qui le séparait du régent, qu’il avait déjà aperçu dans cette obscurité qui un instant avait voilé ses yeux une lumière qui, pour lui, valait le feu de joie le plus brillant.

– Et moi qui disais, murmura-t-il en descendant l’escalier, que cette conspiration accoucherait de ma mître d’archevêque ! imbécile que j’étais ! en la menant doucement, elle accouchera bel et bien de mon chapeau de cardinal.

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