XXXV LE PARDON.

– Relevez-vous, monsieur, dit le régent.

– Non, monseigneur ! s’écria Gaston en frappant la terre de son front. Oh ! non, c’est à vos pieds que je dois mourir !

– Mourir ! Gaston ; vous voyez bien que vous êtes pardonné !

– Oh ! monseigneur, par grâce, punissez-moi ; car il faut que vous me méprisiez bien fort pour me pardonner.

– Mais n’avez-vous pas deviné ? demanda le duc.

– Quoi ?

– La cause pour laquelle je vous pardonne.

Gaston, d’un coup d’œil en arrière, repassa toute sa vie : sa jeunesse triste et isolée, la mort désespérée de son frère, son amour pour Hélène, ces jours si longs séparés d’elle, ces nuits si courtes passées au-dessous de la fenêtre du couvent, le voyage à Paris, la bonté du duc pour cette jeune fille, enfin cette clémence inespérée ; mais, dans tout cela, il ne voyait rien, ne devinait rien.

– Remerciez Hélène, dit le duc, qui vit que le jeune homme cherchait inutilement la raison de ce qui lui arrivait ; remerciez Hélène, c’est elle qui vous sauve la vie.

– Hélène ! monseigneur… murmura Gaston.

– Je ne puis punir le fiancé de ma fille.

– Hélène est votre fille, monseigneur, et moi j’ai voulu vous tuer !

– Oui. Songez à ce que vous avez dit tout à l’heure : on part élu, on revient assassin, et quelquefois même on revient plus qu’assassin : vous le voyez, on revient parricide, car je suis presque votre père, lui dit le duc en lui tendant la main.

– Monseigneur, ayez pitié de moi !

– Vous êtes un noble cœur, Gaston.

– Et vous un noble prince, monseigneur ! aussi je vous appartiens désormais corps et âme : tout mon sang pour une larme d’Hélène, pour un vœu de Votre Altesse.

– Merci, Gaston, dit le duc en souriant ; je vous rendrai ce dévouement en bonheur.

– Moi, heureux par Votre Altesse ! Ah ! monseigneur, Dieu se venge en permettant que vous me rendiez tant de biens en échangent du mal que j’ai voulu vous faire.

Le régent souriait à cette effusion de joie naïve, quand la porte s’ouvrit et donna passage à un domino vert. Le masque s’avança lentement, et comme si Gaston eût deviné qu’il lui apportait la fin de son bonheur, il se recula devant lui ; à l’expression du visage du jeune homme, le duc devina qu’il se passait quelque chose de nouveau, et se retourna.

– Le capitaine la Jonquière ! s’écria Gaston.

– Dubois ? murmura le duc, et son sourcil se fronça.

– Monseigneur dit Gaston en laissant tomber sa tête pâle d’effroi dans ses deux mains, monseigneur, je suis perdu ! Monseigneur, ce n’est plus moi qu’il faut sauver ; j’oubliais ici mon honneur, j’oubliais le salut de mes amis !

– De vos amis, monsieur ! dit froidement le duc ; je croyais que vous ne faisiez plus cause commune avec de pareils hommes ?

– Monseigneur, vous m’avez dit que j’étais un noble cœur ; eh bien, croyez-en ma parole : Pontcalec, Mont-Louis, Talhouët et du Couëdic sont de nobles cœurs comme moi.

– De nobles cœurs ! reprit le duc d’un air de mépris.

– Oui, monseigneur, je répète ce que j’ai dit.

– Et savez-vous ce qu’ils ont voulu faire, pauvre enfant, qui fus leur mandataire aveugle, qui fus le bras qu’ils ont mis au bout de leur pensée ? Eh bien, ils ont voulu, ces nobles cœurs, livrer leur patrie à l’étranger, ils ont voulu rayer la France du nombre des nations souveraines. Gentilshommes, ils devaient l’exemple du courage et de la loyauté ; ils ont donné celui de la lâcheté et de la trahison ! – Eh bien, vous ne répondez pas, vous baissez les yeux. Si c’est votre poignard que vous cherchez, il est à vos pieds ; ramassez-le, il est encore temps.

– Monseigneur, dit Gaston en joignant les mains, je renonce à mes idées d’assassinat, j’y renonce en les détestant ; je vous demande pardon, à genoux, de les avoir eues. Mais si vous ne sauvez mes amis, je vous en prie, monseigneur, faites-moi mourir avec mes complices. Si je vis et qu’ils meurent, mon honneur meurt avec eux ; songez-y, monseigneur, l’honneur du nom que votre fille allait porter.

Le régent baissa la tête, et répondit :

– C’est impossible, monsieur ; ils ont trahi la France, ils mourront.

– Je mourrai donc, avec eux, reprit Gaston ; car, moi aussi, j’ai trahi la France comme eux, et, de plus, j’ai voulu assassiner Votre Altesse.

Le régent regarda Dubois ; le regard qu’ils échangèrent n’échappa point à Gaston : Dubois souriait, le jeune homme comprit qu’il avait eu affaire à un faux la Jonquière comme à un faux duc d’Olivarès.

– Non, dit Dubois en s’adressant à Gaston, vous ne mourrez pas pour cela, monsieur ; seulement vous comprendrez qu’il y a des crimes auxquels le régent a le pouvoir, mais n’a pas le droit de pardonner.

– Mais il me pardonnait bien, à moi ! s’écria Gaston.

– Mais vous êtes l’époux d’Hélène, vous, dit le duc.

– Vous vous trompez, monseigneur, je ne le suis pas, je ne le serai jamais ; et, comme un pareil sacrifice entraîne la mort de celui qui le fait, je mourrai, monseigneur.

– Bah ! dit Dubois, on ne meurt plus d’amour ; c’était bon du temps de M. d’Urfé et de mademoiselle de Scudéri.

– Oui, monsieur, peut-être avez-vous raison ; mais, en tout temps, on meurt d’un coup de poignard.

Et à ces mots, Gaston se baissa et ramassa le couteau qui était à ses pieds avec une expression à laquelle il n’y avait point à se tromper.

Dubois ne bougea point, le régent fit un pas.

– Jetez cette arme, monsieur, dit-il avec hauteur.

Gaston en posa la pointe sur sa poitrine.

– Jetez ! vous dis-je, répéta le régent.

– La vie de mes amis, monseigneur ! dit Gaston.

Le régent se tourna vers Dubois, qui souriait toujours de son sourire moqueur.

– C’est bien, dit le régent, ils vivront.

– Ah ! monseigneur ! s’écria Gaston en saisissant la main du régent et en essayant de la porter à ses lèvres ; monseigneur, vous êtes l’égal de Dieu sur la terre.

– Monseigneur, vous faites une faute irréparable, dit froidement Dubois.

– Quoi ! s’écria Gaston étonné, monsieur est donc…

– L’abbé Dubois, pour vous servir, dit le faux la Jonquière en s’inclinant.

– Oh ! monseigneur, dit Gaston, n’écoutez que la voix de votre cœur, je vous en supplie.

– Monseigneur, ne signez rien, reprit Dubois.

– Signez, monseigneur, signez répéta Gaston ; vous avez promis leur grâce, et, je le sais, votre promesse est sacrée.

– Dubois, je signerai, dit le duc.

– Votre Altesse l’a décidé ?

– J’ai engagé ma parole.

– C’est bien ; comme il plaira à Votre Altesse.

– Tout de suite, n’est-ce pas, monseigneur ? tout de suite ! s’écria Gaston. Je ne sais pourquoi je suis épouvanté malgré moi, monseigneur ; leur grâce ! leur grâce ! je vous en supplie.

– Eh ! monsieur, dit Dubois, puisque Son Altesse l’a promise, qu’importent cinq minutes de plus ou cinq minutes de moins ?

Le régent regarda Dubois d’un air inquiet.

– Oui, vous avez raison, dit-il ; à l’instant même… Ton portefeuille, l’abbé, hâtons-nous, le jeune homme est impatient.

Dubois s’inclina en signe d’assentiment, alla vers la porte de l’orangerie, appela un laquais, prit son portefeuille, et présenta au régent une feuille de papier blanc, sur laquelle celui-ci écrivit un ordre qu’il signa.

– Et maintenant un courrier, dit le duc.

– Un courrier ! s’écria Gaston ; oh ! non, monseigneur, c’est inutile.

– Et comment cela ?

– Un courrier n’irait jamais assez vite ; j’irai moi-même, si Votre Altesse le permet : chaque instant que je gagnerai sauvera un siècle d’angoisses à ces malheureux.

Dubois fronça le sourcil.

– Oui, en effet, vous avez raison, dit le régent, partez vous-même.

Il ajouta à voix basse :

– Et que cet ordre, surtout, ne vous quitte pas.

– Mais, monseigneur, dit Dubois, vous y mettez plus d’empressement que M. de Chanlay lui-même : vous oubliez, que s’il part ainsi, il y a quelqu’un, à Paris, qui va le croire mort.

Ces mots frappèrent Gaston, et ils lui rappelèrent Hélène, Hélène qu’il avait laissée inquiète dans la crainte d’un grand événement, Hélène, qui l’attendrait de minute en minute, et qui ne lui pardonnerait jamais d’avoir quitté Paris sans la voir.

Aussi, en un instant, sa résolution fut prise ; il baisa la main du régent, prit l’ordre sauveur, salua Dubois, et allait sortir, lorsque le régent lui dit :

– Pas un mot à Hélène du secret que je vous ai dévoilé, n’est-ce pas, monsieur ? Laissez-moi le plaisir de lui apprendre moi-même que je suis son père : c’est la seule récompense que je vous demande.

– Votre Altesse sera obéie, dit Gaston ému jusqu’aux larmes.

Et, saluant de nouveau, il se précipita hors de la serre.

– Par ici, dit Dubois. Vous êtes tellement défait, qu’on croirait que vous venez réellement d’assassiner quelqu’un, et que l’on vous arrêterait. Traversez ce bosquet ; au bout, vous trouverez, une allée qui vous conduira à la porte de la rue.

– Oh ! merci. Vous comprenez que tout retard…

– Certainement, peut être fatal. C’est pourquoi, ajouta-t-il tout bas, je vous indique le plus long. Allez.

Gaston sortit. Dubois le suivit quelque temps des yeux ; puis, lorsqu’il eut disparu, il se retourna vers le duc :

– Qu’avez-vous donc, monseigneur ? demanda-t-il. Vous me paraissez inquiet.

– Je le suis effectivement, Dubois, répondit le duc.

– Et pourquoi ?

– Tu n’as pas mis trop de résistance à cette bonne action ; cela me tourmente.

Dubois sourit.

– Dubois ! s’écria le duc, tu trames quelque chose !

– Non, monseigneur, c’est tout tramé.

– Voyons, qu’as-tu fait encore ?

– Monseigneur, je connais Votre Altesse.

– Eh bien ?

– Je savais ce qui allait se passer.

– Après ?

– Qu’elle n’y tiendrait pas, tant qu’elle n’aurait pas signé la grâce de tous ces drôles-là.

– Achève.

– Eh bien, j’ai envoyé de mon côté aussi un courrier.

– Toi ?

– Oui, moi. Est-ce que je n’ai pas le droit d’envoyer des courriers ?

– Si fait, mon Dieu ! Mais de quel ordre était porteur ton courrier ?

– D’un ordre d’exécution.

– Et il est parti ?

Dubois tira sa montre :

– Voilà bientôt deux heures.

– Misérable !

– Ah ! monseigneur, toujours des gros mots. Chacun ses affaires, que diable ! Sauvez M. de Chanlay, s’il vous plaît, c’est votre gendre ; moi, je vous sauve.

– Oui, mais je connais Chanlay ; il arrivera avant ton courrier.

– Non, monseigneur.

– Deux heures ne sont rien pour un homme de cœur comme lui, qui dévorera l’espace, et il les aura bientôt regagnées.

– Si mon courrier n’avait que deux heures d’avance, dit Dubois, M. de Chanlay le devancerait peut-être ; mais il en aura trois.

– Pourquoi cela ?

– Parce que le digne jeune homme est amoureux, et qu’en lui donnant une petite heure pour prendre congé de mademoiselle votre fille, je ne lui donne pas trop.

– Serpent !… Je comprends alors le sens de tes paroles de tout à l’heure.

– Il était dans un moment d’enthousiasme, il aurait pu oublier son amour. Vous connaissez mon principe, monseigneur : il faut se défier des premiers mouvements, ce sont les bons.

– C’est un principe infâme !

– Monseigneur, on est diplomate ou on ne l’est pas.

– C’est bien, dit le régent en s’avançant vers la porte, je vais le faire prévenir.

– Monseigneur, dit Dubois en arrêtant le duc avec un accent de fermeté extrême, et en tirant un papier tout préparé de son portefeuille, si vous faites cela, ayez la bonté d’accepter auparavant ma démission que voici. Plaisantons, je le veux bien ; mais Horace a dit : Est modus in rebus. C’était un grand homme qu’Horace, sans compter encore que c’était un galant homme. Allons, monseigneur, assez de politique pour ce soir. Rentrez au bal, et, demain soir, tout sera parfaitement arrangé ; la France sera débarrassée de quatre de ses ennemis les plus acharnés, et il vous restera à vous un gendre fort gentil, que j’aime bien mieux que M. de Riom, foi d’abbé.

Et, à ces mots, ils rentrèrent tous deux dans le bal : Dubois joyeux et triomphant, le duc triste et pensif, mais convaincu que c’était son ministre qui avait raison.

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