VI LE VOYAGE.

Pendant le reste de la nuit, Gaston écrivit son testament, qu’il déposa le lendemain chez un notaire de Nantes.

Il léguait tous ses biens à Hélène de Chaverny ; il la suppliait, s’il venait à mourir, de ne point renoncer au monde pour cela, mais de laisser aller sa jeune et belle existence au cours qui lui était réservé ; seulement, comme il était le dernier de sa famille, il la priait, en souvenir de lui, de donner le nom de Gaston à son premier fils.

Puis il alla voir une dernière fois ses amis, et surtout Montlouis, celui de tous avec lequel il était le plus lié, et qui, la veille, était celui des quatre qui l’avait le plus soutenu ; leur exprima toute la confiance qu’il avait dans le succès de l’entreprise, reçut de Pontcalec la moitié d’une pièce d’or et une lettre qu’il devait remettre à un certain capitaine La Jonquière, correspondant des conjurés à Paris, lequel devait mettre Gaston en relation avec les personnages importants qu’il allait chercher dans la capitale ; prit dans sa valise tout ce qu’il avait pu recueillir d’argent comptant, et, accompagné seulement d’un domestique, nommé Oven, qu’il avait depuis trois ans et auquel il croyait pouvoir se fier, il partit de Nantes, ses quatre compagnons ayant jugé à propos de ne lui faire aucune compagnie, de peur d’éveiller les soupçons.

Il était midi. La route était belle ; un magnifique soleil d’hiver s’était levé sur les champs éblouissants de neige ; des gouttes d’eau glacée pendant aux branches reflétaient les rayons du jour comme des stalactites de diamants ; et cependant la longue route était à peu près déserte. Rien devant ni derrière Gaston ne ressemblait à ce carrosse du couvent vert et noir, et si bien connu de lui, dans lequel les bonnes augustines de Clisson envoyaient chercher ou ramenaient les pensionnaires à leurs familles. Gaston, suivi de son laquais, continuait son chemin, manifestant sur son visage cette gaieté mêlée d’angoisses qui étreint le cœur de l’homme à la vue des beautés de la nature, qu’un événement fatal et inévitable peut bientôt lui faire perdre à jamais.

L’ordre des relais avait été arrêté jusqu’au Mans, avant de partir de Nantes, entre Gaston et ses amis ; mais bien des raisons poussaient le jeune homme à intervertir cet ordre : d’abord la gelée, qui avait fait la route étincelante comme un miroir, obstacle insurmontable, et que Gaston eût regardé comme tel quand bien même il eût pu le surmonter, car il avait besoin, on se le rappelle, de ne pas aller trop vite. Seulement, pour son laquais, il feignit de se presser beaucoup ; mais, son cheval, à la première lancée, ayant fait deux écarts, et celui d’Oven s’étant abattu tout à fait, ce lui fut une occasion toute naturelle de continuer sa route au pas.

Quant au laquais, dès le moment du départ, il parut beaucoup plus pressé que son maître. Il était vrai qu’il était de cette classe de gens qui désirent toujours arriver vite, vu que, n’ayant d’un voyage que les ennuis et les peines, ils veulent abréger les voyages le plus possible. Il adorait d’ailleurs Paris en perspective. Il ne l’avait jamais vu, c’est vrai ; mais on lui en avait fait des rapports merveilleux, disait-il ; et, s’il avait pu attacher des ailes aux pieds des deux chevaux, quoiqu’il fût assez mauvais cavalier, la distance eût été franchie en quelques heures.

Gaston alla donc fort posément jusqu’à Oudon ; mais, si posément qu’il eût marché, le carrosse des augustines de Clisson avait marché moins vite encore. En ce temps-là, la poste des grandes routes, excepté pour ceux qui pouvaient faire marcher, non pas les chevaux, mais les postillons, le fouet à la main, ressemblait au roulage d’aujourd’hui, et des moins accélérés encore, surtout lorsqu’il s’agissait de voitures de dames.

Le chevalier fit halte à Oudon. Il y choisit l’auberge du Char couronné, laquelle avait, sur la rue, deux fenêtres en saillie qui commandaient tout le chemin. D’ailleurs, il s’était informé et avait appris que cette auberge, illustre entre toutes les auberges de la ville, était le rendez-vous habituel de presque tous les coches.

Pendant qu’on préparait son dîner, – il pouvait être deux heures de l’après-midi à peu près, – Gaston, malgré le froid, en sentinelle sur son balcon, ne perdit pas de vue un seul instant la route ; mais il ne vit, aussi loin que la route pouvait s’étendre, que lourds fourgons et coches gorgés de monde. Quant à cette voiture verte et noire tant attendue, il n’en était pas le moins du monde question.

Alors, dans son impatience, Gaston pensa qu’Hélène l’avait précédé et se trouvait peut-être déjà dans l’auberge. En conséquence, il passa brusquement des fenêtres du devant à une fenêtre de derrière, donnant sur la cour, et de laquelle il pouvait facilement faire l’inspection des voitures placées sous les remises. La voiture du couvent était absente ; mais il ne s’en arrêta pas moins quelque temps à son observatoire, car il vit son laquais parler activement à un homme vêtu de gris et qui s’enveloppait d’un manteau taillé sur la forme des manteaux militaires. Cet homme, après sa conversation avec Oven, enfourcha un bon cheval de poste, et, malgré la neige et la glace, il partit en cavalier qui a ses raisons de marcher vite, dût-il, en marchant vite, risquer de se rompre le cou. Seulement il ne glissa ni ne tomba, et, au bruit que fit le cheval en s’éloignant, Gaston devina qu’il se dirigeait vers Paris.

En ce moment, le laquais leva les yeux et vit son maître qui le regardait. Il devint fort rouge, et, comme un homme surpris en faute, essaya de prendre un maintien en brossant les parements de son habit et en secouant la neige qu’il avait aux pieds. Gaston lui fit signe de venir au-dessous de la fenêtre, et, quoique cet ordre lui fût évidemment désagréable, il obéit.

– À qui parlais-tu donc là, Oven ? demanda le chevalier.

– À un homme, monsieur Gaston, répondit celui-ci de cet air de niaiserie mêlé de malice particulier à nos paysans.

– Fort bien !… mais quel est cet homme ?

– Un voyageur, un soldat qui me demandait sa route, monsieur le chevalier.

– Sa route, pour aller où ?

– Pour aller à Rennes.

– Mais tu ne la sais pas, puisque tu n’es pas d’Oudon.

– Aussi j’ai été la demander à l’hôte, monsieur Gaston.

– Que ne la lui demandait-il lui-même ?

– Il avait eu une dispute avec lui à propos du prix de son dîner, et il ne lui voulait plus adresser la parole.

– Hum ! fit Gaston.

Rien n’était plus naturel que tout cela. Cependant Gaston rentra dans sa chambre tout pensif. Cet homme, qui l’avait toujours servi fidèlement, c’est vrai, était le neveu du premier valet de chambre de M. de Montaran, ancien gouverneur de Bretagne, que les plaintes de la province avaient fait remplacer par M. de Montesquiou. C’était cet oncle qui avait fait à Oven le brillant tableau de Paris qui lui avait fait naître au fond du cœur un si grand désir de voir la capitale, désir qui, contre toute probabilité, allait se réaliser.

Mais bientôt, en y réfléchissant, les doutes que Gaston avait conçus sur Oven se dissipèrent, et Gaston se demanda si, en avançant dans une voie où cependant il avait besoin de tout son courage, il ne devenait pas de plus en plus timide. Cependant le nuage qui avait subitement couvert son front en voyant Oven causer avec l’homme en gris ne s’effaça point entièrement. D’ailleurs, il avait beau regarder, la voiture verte et noire n’arrivait pas.

Il pensa un moment, – les cœurs les plus purs ont parfois de ces idées honteuses, – qu’Hélène avait choisi un détour pour se séparer de lui sans bruit et sans querelle ; mais bientôt il réfléchit qu’en voyage tout devient accident, et, par conséquent, retard. Il se remit à table, quoique, depuis longtemps déjà, il eût achevé son repas ; et, comme Oven, qui venait d’entrer pour desservir, le regardait étonné :

– Du vin, – demanda Gaston, – sentant à son tour la nécessité de se donner un maintien, comme Oven l’avait senti lui-même un quart d’heure auparavant.

Oven avait déjà eu le soin d’enlever la bouteille à peine entamée et qui lui appartenait de droit. Aussi, regardant son maître, qui ordinairement était fort sobre, d’un air stupéfait :

– Du vin ? répéta-t-il.

– Eh oui, dit Gaston impatient, du vin ! je veux boire… Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

– Rien, monsieur, répondit Oven.

Et il alla jusqu’à la porte transmettre l’ordre de son maître à un garçon, qui apporta une seconde bouteille.

Gaston se versa un verre de vin, le but, et s’en versa un second.

Oven ouvrait de grands yeux ébahis.

Enfin, pensant qu’il était de son devoir et de son intérêt en même temps, puisque cette seconde bouteille lui appartenait comme la première, d’arrêter son maître sur la pente funeste où celui-ci paraissait s’aventurer :

– Monsieur, lui dit-il, j’ai ouï raconter que boire par le froid saisit beaucoup un cavalier ; vous oubliez que nous avons encore une longue route à faire, et que, plus nous attendrons, plus il fera froid ; sans compter que, si nous tardions encore beaucoup, nous pourrions bien ne plus trouver de chevaux à la poste.

Gaston était plongé dans ses pensées, et ne répondit point le moindre mot à cette observation, si juste qu’elle fût.

– Je ferai observer à monsieur, continua Oven, qu’il est trois heures bientôt, et que la nuit vient à quatre heures et demie.

Cette persistance de son laquais étonna Gaston.

– Tu es bien pressé, Oven, lui dit-il ; aurais-tu rendez-vous avec ce voyageur qui t’a demandé son chemin ?

– Monsieur sait bien que cela est impossible, répondit Oven sans se déconcerter, puisque ce voyageur allait à Rennes, et que nous allons, nous, à Paris.

Cependant, sous le regard fixe de son maître, Oven ne put s’empêcher de rougir, et Gaston ouvrait la bouche pour lui faire une autre question, lorsque le bruit d’une voiture venant de Nantes se fit entendre. Gaston courut à la fenêtre : c’était la voiture verte et noire.

À cette vue, Gaston oublia tout, et, laissant Oven se remettre tout à son aise, il s’élança hors de l’appartement.

Alors ce fut le tour d’Oven d’aller voir à la fenêtre quel important objet avait pu causer cette diversion dans l’esprit de son maître. Il courut au balcon et vit la voiture verte et noire qui s’arrêtait. Un homme couvert d’une grosse cape descendit d’abord du siège et ouvrit la portière ; puis il vit descendre une jeune femme enveloppée d’une mante noire ; puis une sœur augustine. Les deux dames, en annonçant qu’elles partiraient après le repas, demandèrent une chambre particulière.

Mais, pour arriver à cette chambre particulière, il leur fallait traverser la salle publique où Gaston, indifférent en apparence, se tenait debout près du poêle. Un coup d’œil rapide mais significatif fut échangé entre Hélène et le chevalier : et, à la grande satisfaction de Gaston, dans l’homme à la grosse cape qui était descendu du siège, il reconnut le jardinier du couvent, celui-là même dont il tenait la clef de la grille. C’était, dans les circonstances où l’on se trouvait, un heureux et puissant auxiliaire.

Cependant Gaston, avec un calme qui faisait honneur à sa puissance sur lui-même, laissa repasser le jardinier sans l’arrêter au passage ; mais, comme celui-ci traversait la cour et entrait dans l’écurie, il le suivit, car il avait hâte de l’interroger. Une dernière crainte lui restait : c’est que le jardinier fût venu jusqu’à Oudon seulement et s’apprêtât à retourner immédiatement au couvent.

Mais, aux premiers mots, Gaston fut rassuré : le jardinier accompagnait les deux femmes jusqu’à Rambouillet, terme momentané du voyage d’Hélène ; puis il ramenait au couvent de Clisson la sœur Thérèse, c’était le nom de l’augustine, que la supérieure n’avait pas voulu laisser exposée seule aux dangers d’une si longue route.

À la fin de cette conversation, qui avait eu lieu sur le seuil de la porte de l’écurie, Gaston leva les yeux et vit, à son tour, Oven qui le regardait. Cette curiosité de son laquais lui déplut.

– Que faites-vous donc là ? demanda le chevalier.

– J’attends les ordres de monsieur, dit Oven.

Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’un laquais désœuvré regardât par une fenêtre. Gaston se contenta donc de froncer le sourcil.

– Connaissez-vous ce garçon ! demanda Gaston au jardinier.

– Monsieur Oven, votre domestique ? répondit celui-ci, étonné de la question ; sans doute, je le connais, puisque nous sommes du même pays.

– Tant pis ! murmura Gaston.

– Oh ! c’est un brave garçon que monsieur Oven, reprit le jardinier.

– N’importe ! dit Gaston ; pas un mot d’Hélène, je vous prie.

Le jardinier le lui promit. D’ailleurs, il était, plus que personne, intéressé à garder le secret sur ses relations avec le chevalier. La découverte du prêt de la clef eût immédiatement été suivie de la perte de sa place ; et c’est une place excellente pour un homme qui sait la faire valoir, que la place de jardinier d’un couvent d’augustines.

Gaston rentra alors dans la salle commune, où il trouva Oven qui l’attendait. Il fallait l’éloigner de là : il lui ordonna de seller les chevaux.

Le jardinier avait, pendant ce temps, pressé les postillons, et l’on n’avait fait que dételer et ratteler. La voiture était donc prête à partir et n’attendait plus que les voyageuses, qui, après un court et frugal repas, car on était en un jour d’abstinence, traversèrent de nouveau la salle. À la porte, les deux dames trouvèrent Gaston, la tête découverte, se tenant prêt à leur offrir la main. Ces politesses de la part des jeunes seigneurs étaient fort de mise, à cette époque, à l’égard des jeunes filles ; d’ailleurs, même pour l’augustine, Chanlay n’était pas tout à fait inconnu. Elle reçut donc ses soins sans trop faire la duègne, et le remercia même par un gracieux sourire. Il va sans dire qu’après avoir offert la main à la sœur Thérèse, Gaston eut le droit de l’offrir à Hélène. C’était là, comme on comprend bien, où il avait voulu en arriver.

– Monsieur, dit Oven derrière le chevalier, les chevaux sont prêts.

– C’est bien ! répondit Gaston, je prends un verre de vin et je pars.

Gaston salua une dernière fois les deux dames ; le coche partit, tandis que Gaston remontait dans sa chambre, et, au grand étonnement de son laquais, se faisait apporter une troisième bouteille, car la seconde avait disparu comme la première. Il est vrai que, du contenu des trois bouteilles, Gaston n’avait pas bu, en tout, un verre et demi de vin.

Cette nouvelle station à sa table fit encore gagner à Gaston un quart d’heure ; après quoi, n’ayant plus aucun motif de demeurer à Oudon, et presque aussi pressé maintenant qu’Oven de se remettre eu route, il remonta à cheval et partit.

Ils n’avaient pas fait un quart de lieue, qu’au détour du chemin et à cinquante pas devant eux, ils virent la voiture verte et noire, qui, ayant rompu la glace qui la couvrait, était si profondément enfoncée dans une ornière, que, malgré les efforts du jardinier, qui soulevait la roue, et les exhortations accompagnées de coups de fouet que le postillon adressait aux chevaux, la voiture restait stationnaire.

C’était un véritable coup du ciel que cet accident. Gaston ne pouvait laisser deux femmes dans un pareil embarras, surtout lorsque le jardinier, reconnaissant son pays Oven, qui ne l’avait pas reconnu sous son capuchon, fit un appel à son obligeance. Les deux cavaliers mirent donc pied à terre ; et, comme la bonne sœur augustine avait grand’peur, on ouvrit la portière : les deux femmes descendirent sur la route, et alors, avec le secours puissant de Gaston et d’Oven, la voiture sortit du mauvais pas où elle s’était mise. Les deux dames reprirent leur route, et l’on continua le chemin.

Seulement la connaissance était faite, et elle commençait par un service rendu, ce qui mettait le chevalier en excellente position ; la nuit s’avançait, et sœur Thérèse s’était timidement informée au chevalier s’il croyait la route sûre. La pauvre augustine, qui n’était jamais sortie de son couvent, croyait les grandes routes infestées de voleurs. Gaston s’était bien gardé de la rassurer tout à fait ; à cet endroit seulement, il lui avait dit que, comme il faisait la même route qu’elle, et comme elle devait même s’arrêter à Ancenis, lui et son domestique escorteraient la voiture d’ici-là. Cette offre, qu’elle avait regardée comme on ne peut plus galante, et qu’elle avait acceptée sans hésitation aucune, avait tout à fait rassuré la bonne sœur Thérèse.

Pendant toute cette petite comédie, Hélène avait joué admirablement son rôle, ce qui prouve qu’une jeune fille, si simple et si naïve qu’elle soit, porte en elle-même son instinct de dissimulation, qui n’attend que le moment favorable pour se développer.

On avait aussitôt continué la route vers Ancenis ; or, comme la route était étroite, raboteuse et glissante, que, de plus, la nuit était promptement venue, Gaston avait continué son chemin en se tenant près de la portière, ce qui avait donné toute facilité à sœur Thérèse de lui adresser quelques questions. Elle avait alors appris que le jeune homme s’appelait le chevalier de Livry, était frère d’une des pensionnaires les plus chéries des augustines, laquelle, depuis trois ans, avait épousé Montlouis, et, forte de cette connaissance, sœur Thérèse ne voyait plus aucun inconvénient à accepter l’escorte du chevalier, opinion sur laquelle Hélène se garda bien de la faire revenir.

On s’arrêta à Ancenis, comme la chose avait été convenue d’avance. Gaston, toujours avec la même politesse, et aussi la même retenue, offrit la main aux deux femmes pour les aider à descendre de voiture. Le jardinier avait confirmé tout ce que Gaston avait dit de sa parenté avec mademoiselle de Livry, de sorte que la sœur Thérèse n’avait aucun soupçon ; elle trouvait même ce gentilhomme fort convenable et fort poli, parce qu’il ne s’approchait et ne s’éloignait qu’avec de profondes révérences.

Aussi, le lendemain, fut-elle fort joyeuse, lorsqu’au moment de monter en voiture elle le trouva déjà en selle, avec son laquais, dans la cour de l’auberge. Il va sans dire que le chevalier mit aussitôt pied à terre, et, avec les révérences accoutumées, offrit la main aux deux dames pour monter en voiture. En accomplissant cet acte, Hélène sentit que son amant lui glissait dans la main un petit billet ; un coup d’œil de la jeune fille lui annonça qu’il aurait le soir même la réponse.

La route était encore plus mauvaise que la veille, aussi, comme par cette circonstance le besoin d’aide était devenu encore plus grand, Gaston ne quittait pas d’un seul instant la voiture ; à chaque instant la roue s’enfonçait dans une ornière : tantôt il fallait prêter main-forte au postillon et au jardinier ; tantôt c’était une montée qui était trop rude, et il fallait que les dames descendissent ; aussi la pauvre augustine ne savait comment remercier Gaston.

– Mon Dieu ! disait-elle à chaque instant à Hélène, que serions-nous devenues, si Dieu n’avait envoyé à notre secours ce bon et excellent gentilhomme ?

Le soir, un peu avant d’arriver à Angers, Gaston demanda à ces dames quelle était l’auberge à laquelle elles comptaient descendre. L’augustine consulta un petit carnet sur lequel étaient écrites d’avance les différentes étapes qu’elles devaient faire, et répondit qu’elle s’arrêteraient à la Herse d’Or. C’était par hasard aussi dans cet hôtel que logeait le chevalier ; aussi envoya-t-il d’avance Oven pour retenir les logements.

En arrivant, Gaston eut son petit billet, qu’Hélène avait écrit pendant le dîner, et qu’elle lui remit en descendant de carrosse. Hélas ! les pauvres enfants avaient déjà oublié tout ce qui avait été dit de part et d’autre pendant la nuit de l’entrevue à la fenêtre ; ils parlaient de leur amour comme s’il devait durer sans cesse, et de leur bonheur comme s’il n’avait pas pour terme le terme même du voyage.

Quant à Gaston, il lut ce billet avec une profonde tristesse ; lui ne se faisait pas illusion ; lui voyait l’avenir comme il était réellement, c’est-à-dire désespéré. Lié comme il l’était par son serment à une conjuration, envoyé à Paris pour accomplir une mission terrible, il prenait la joie qui lui arrivait comme un sursis au malheur ; mais le malheur était toujours là au bout de cette joie, menaçant et terrible.

Cependant il y avait des moments de la journée où tout cela s’oubliait, c’étaient ceux où Gaston côtoyait la voiture ou donnait le bras à Hélène pour gravir quelque côte ; c’étaient alors des regards si tendres échangés par les deux amants, que le cœur leur en fondait de bonheur ; c’étaient des mots compris d’eux seulement, et qui étaient des promesses d’amour éternel ; c’étaient des sourires célestes, qui, pour un instant, ouvraient le ciel au pauvre chevalier. À chaque instant, la jeune fille passait sa charmante tête par la portière, comme pour admirer la montagne ou la vallée ; mais Gaston savait bien que c’était lui seul que son amie regardait, et que les montagnes et les vallées, si pittoresques qu’elles fussent, n’eussent point donné à ses yeux une si adorable langueur.

La connaissance arrivée au point où elle en était, Gaston avait mille motifs pour ne pas quitter la voiture, et il en profita largement ; c’étaient, pour ce malheureux, à la fois les premières et les dernières belles lueurs de sa vie. Il admirait, avec un sentiment d’amère révolte contre son destin, comment, en goûtant pour la première fois le bonheur, il allait en être à jamais privé ; il oubliait que c’était lui-même qui s’était lancé dans cette conspiration, qui maintenant l’enveloppait, l’étreignait de tous côtés, le forçait de suivre un chemin qui le conduirait à l’exil ou à l’échafaud, tandis que, s’embranchant avec ce chemin, il en découvrait un autre riant et joyeux, qui l’eût mené tout droit et sans secousse au bonheur. Il est vrai que, lorsqu’il s’était jeté dans cette conjuration fatale, il ne connaissait pas Hélène, et se croyait seul et isolé dans le monde. Le pauvre insensé, à vingt-deux ans, il avait cru que ce monde lui avait à tout jamais refusé ses joies, et l’avait impitoyablement déshérité de ses plaisirs ! Un jour, il avait rencontré Hélène, et, de ce moment, le monde lui était apparu comme il était véritablement, c’est-à-dire plein de promesses pour qui sait attendre, plein de récompenses pour qui sait les mériter ; mais il était trop tard, Gaston était déjà entré dans une voie qui ne lui laissait pas la possibilité du retour : il fallait aller en avant sans cesse, et atteindre, quel qu’il fût, le but heureux ou fatal, mais à coup sûr sanglant, vers lequel il marchait.

Aussi, dans ces derniers instants qui lui étaient donnés, rien n’échappait au pauvre chevalier, ni un serrement de main, ni un mot des lèvres, ni un soupir du cœur, ni le contact des pieds sous la table de l’auberge, ni le frôlement de la robe de laine, qui effleurait son visage lorsque Hélène montait en voiture, ni la douce pression de son corps lorsqu’elle en descendait.

Dans tout ceci, comme on le pense bien, Oven était oublié, et les soupçons qui étaient venus à l’esprit de Gaston dans une mauvaise disposition d’humeur s’étaient envolés comme ces sombres oiseaux de la nuit qui disparaissent quand vient le soleil. Gaston n’avait donc pas vu que, d’Oudon au Mans, Oven avait causé encore avec deux autres cavaliers pareils à celui qu’il avait vus partir le premier soir, et qui, comme celui-ci, reprenaient tous la route de Paris.

Mais Oven, qui n’était pas amoureux, ne perdait rien, lui, de ce qui se passait entre Gaston et Hélène.

Cependant, à mesure qu’ils avançaient, Gaston devenait plus sombre, car ce n’était plus par jour qu’il comptait, mais par heure ; déjà, depuis une semaine, on était en chemin, et, si lentement qu’on eût marché, il fallait toujours finir par arriver. Aussi, lorsqu’en arrivant à Chartres, l’aubergiste, interrogé par sœur Thérèse, répondit de sa bonne grosse voix indifférente « Demain, en vous pressant un peu, vous pourrez atteindre Rambouillet ; » il sembla à Gaston que c’était comme s’il eût dit « Demain vous serez séparés pour toujours. »

Hélène vit l’impression profonde que ces quelques mots, firent sur Gaston ; il devint si pâle, qu’elle fit un pas vers lui en demandant s’il se trouvait indisposé ; mais Gaston la rassura avec un sourire, et tout fut dit.

Cependant Hélène avait ses doutes au fond du cœur. Hélas ! la pauvre enfant aimait comme aiment les femmes quand elles aiment, c’est-à-dire avec la force ou plutôt avec la faiblesse de tout sacrifier à leur amour ; elle ne comprenait pas comment le chevalier, qui était un homme, ne trouvait pas quelque moyen de combattre cette injuste volonté du destin qui les séparait. Si bien que fussent fermées les portes du couvent à ces livres, pervertisseurs de la jeunesse, qu’on appelle des romans, il s’était bien glissé jusqu’à elle quelques volumes dépareillés de la Clélie ou du Grand Cyrus, et elle avait vu comment les chevaliers et les demoiselles de l’ancien temps se tiraient d’affaires en pareil cas, c’est-à-dire en fuyant leurs persécuteurs, et en cherchant quelque vénérable ermite qui les mariait bel et bien devant une croix de bois et un autel de pierre ; encore fallait-il souvent, pour arracher la jeune fille aux persécuteurs, séduire des gardiens, renverser des murailles, pourfendre des enchanteurs ou des génies, ce qui n’était pas chose facile et qui cependant s’accomplissait toujours à la plus grande gloire de l’amant aimé. Or, rien de tout cela n’était à faire, ni gardiens à séduire, que la pauvre sœur ; nulle muraille à renverser, puisqu’on n’avait qu’une portière à ouvrir, aucun enchanteur ni géant à pourfendre, excepté le jardinier, qui ne paraissait pas bien redoutable, et qui, d’ailleurs, s’il fallait en croire l’histoire de la clef de la grille, était d’avance dans les intérêts du chevalier.

Hélène ne comprenait donc pas cette soumission passive aux décrets de la Providence, et elle s’avouait à elle-même qu’elle eût voulu voir faire quelque chose au chevalier pour lutter contre eux.

Mais Hélène était injuste envers Gaston : les mêmes idées, à lui aussi, lui passaient par la tête, et, il faut l’avouer, le tourmentaient cruellement. Il devinait, aux regards de la jeune fille, qu’il n’avait qu’un mot à dire pour qu’elle le suivît au bout du monde ; il avait de l’or plein sa valise : un soir, au lieu de se coucher, Hélène pourrait descendre ; tous deux alors n’avaient qu’à monter dans une vraie chaise traînée par de vrais chevaux de poste, et marcher comme on a marché de tout temps en payant bien : en deux jours, ils étaient au delà de la frontière, hors de toute poursuite, libres et heureux, non pas pour une heure, pour un mois, pour un an, mais pour toujours.

Oui, mais il y avait un mot qui s’opposait à tout cela, un simple assemblage de lettres, représentant un sens aux yeux de certains hommes, n’ayant aucune valeur auprès de certains autres ; ce mot, c’était le mot honneur.

Gaston avait engagé sa parole vis-à-vis de quatre hommes d’honneur comme lui : ces hommes s’appelaient : de Pontcalec, de Montlouis, du Couëdic et Talhouët ; il était déshonoré s’il ne la tenait pas.

Aussi le chevalier était-il bien décidé à subir son malheur dans toute son étendue, mais à tenir sa parole ; il est vrai qu’à chaque fois qu’il remportait cette victoire sur lui-même une douleur poignante lui déchirait le cœur.

C’était pendant un de ces combats qu’Hélène avait jeté sur lui un regard, et c’est au moment où il venait de remporter une de ces victoires qu’il pâlit si fort qu’elle crut qu’il allait mourir.

Aussi s’attendait-elle bien positivement à ce que, le soir, Gaston agirait, ou du moins parlerait, car cette soirée était la dernière ; mais, à son grand étonnement, Gaston ne parla ni n’agit ; aussi Hélène se coucha-t-elle le cœur serré et les larmes aux yeux, convaincue qu’elle n’était point aimée comme elle aimait.

Elle se trompait fort, car cette nuit-là Gaston ne se coucha pas du tout, et le jour le retrouva plus pâle et plus désespéré que jamais.

De Chartres, où la nuit, comme nous l’avons dit, s’était passée lugubre et pleine de larmes pour les deux amants, on partit le matin pour Rambouillet, route de Gaston, destination d’Hélène. À Chartres, Oven avait encore causé avec un de ces cavaliers vêtus de gris, qui semblaient des sentinelles posées sur la route, et plus joyeux que jamais de se trouver si proche de Paris, qu’il désirait tant voir, il hâtait la marche du cortège.

On déjeuna dans un village ; le déjeuner fut silencieux. L’augustine songeait que le soir elle reprendrait la route de son cher couvent ; Hélène songeait que, Gaston se décidât-il maintenant, il était trop tard pour agir ; Gaston songeait que, le soir même, il allait abandonner la douce compagnie de cette femme aimée pour la terrible société d’hommes mystérieux et inconnus auxquels une œuvre fatale devait le lier à jamais.

Vers trois heures de l’après-midi, on arriva à une montée si rapide qu’il fallut mettre pied à terre ; Gaston offrit son bras à Hélène, l’augustine prit celui du jardinier, et l’on gravit la pente. Les deux amants marchaient donc côte à côte ; leurs cœurs débordaient ; Hélène, silencieuse, sentait les larmes couler le long de ses joues, Gaston sentait sa poitrine chargée d’un poids énorme, car lui ne pleurait pas, non que l’envie lui en manquât, mais parce que, sous prétexte qu’il était un homme, il n’osait pleurer.

Ils arrivèrent au haut de la montée les premiers, et bien avant la vieille augustine ; et là, tout à coup, devant eux, à l’horizon, ils virent se dresser un clocher, et, autour de ce clocher, bon nombre de maisons qui se groupaient comme font des brebis autour de leur berger.

C’était Rambouillet ; personne ne le leur dit, et cependant, en même temps et du même coup, tous deux le devinèrent.

Gaston, quoique le plus oppressé, rompit le premier le silence.

– Là-bas, dit-il en étendant la main vers ces clochers et ces maisons, là-bas nos destinées vont se séparer peut-être pour jamais ; oh ! je vous en conjure, Hélène, conservez ma mémoire, et, quelque événement qui arrive, ne la maudissez jamais.

– Vous ne me parlez jamais que de choses désespérées mon ami, dit Hélène ; j’ai besoin de courage, et, au lieu de m’en donner, vous me brisez le cœur. N’avez-vous donc rien à me dire, mon Dieu ! qui me fasse enfin un peu de joie ? Le présent est terrible, je le sais bien ; mais l’avenir est donc aussi terrible que le présent ? Enfin, l’avenir, c’est beaucoup d’années pour nous, et, par conséquent, beaucoup d’espoir. Nous sommes jeunes, nous nous aimons ; n’y a-t-il donc pas moyen de lutter contre la mauvaise destinée du moment ? Oh ! tenez, Gaston, je sens en moi une force immense, et si vous me disiez… Mais, tenez, je suis insensée ; c’est moi qui souffre et c’est moi qui console.

– Je vous comprends, Hélène répondit Gaston en secouant la tête, vous me demandez une promesse, rien qu’une promesse, n’est-ce pas ? Eh bien voyez si je suis malheureux : je ne puis promettre ! Vous me demandez d’espérer, je désespère. Si j’avais seulement, je ne dirai pas vingt ans, dix ans, mais une année à moi, je vous l’offrirais, Hélène, et me regarderais comme un homme heureux ; mais il n’en est pas ainsi : du moment où je vous quitte, vous me perdez et je vous perds ; à partir de demain matin, je ne m’appartiens plus.

– Malheureuse ! s’écria Hélène prenant les mots à la lettre ; m’auriez-vous trompée en me disant que vous m’aimiez ? Seriez-vous fiancé à une autre femme ?

– Pauvre amie, dit Gaston, sur ce point, au moins, je puis vous rassurer ; je n’ai pas d’autre amour que vous, je n’ai pas d’autre fiancée que vous.

– Eh bien ! mais alors nous pouvons donc être encore heureux, Gaston ; si j’obtenais de ma nouvelle famille qu’elle vous regardât comme mon mari ?

– Hélène, ne voyez-vous pas que chacune de vos paroles me brise le cœur ?

– Mais, au moins, dites-moi quelque chose.

– Hélène, il est des devoirs auxquels on ne peut se soustraire, des liens qu’on ne peut rompre !

– Je n’en connais pas ! s’écria la jeune fille. On me promet une famille, de la richesse, un nom ; eh bien, dites un mot, Gaston ; dites-le, et je vous préfère à tout. Pourquoi donc vous, de votre côté, n’en feriez-vous pas autant ?

Gaston baissa la tête et ne répondit point. En ce moment l’augustine les rejoignit. La nuit commençait à tomber, aussi ne vit-elle pas le visage bouleversé des deux jeunes gens.

Les femmes remontèrent en voiture, le jardinier se hissa sur son siége, et Gaston et Oven se remirent en selle ; puis on continua la route vers Rambouillet.

À une lieue de la ville, l’augustine appela elle-même Gaston, lequel se rapprocha davantage encore de la portière.

C’était pour lui faire observer que peut-être on viendrait au-devant d’Hélène, et que des visages étrangers, surtout des visages d’hommes, seraient déplacés dans cette entrevue. Gaston avait aussi songé à cette circonstance, mais il n’avait pas eu le courage d’en parler. Il s’approcha donc encore d’un pas. Hélène attendait et espérait. Qu’attendait-elle et qu’espérait-elle ? elle l’ignorait elle-même.

Que la douleur porterait Gaston à quelque extrémité ; mais Gaston se contenta de s’incliner profondément, remercia les dames d’avoir permis qu’il leur fît compagnie, et fit mine de s’éloigner.

Hélène n’était pas une femme ordinaire ; elle vit, à l’air de Gaston, qu’il partait la mort dans le cœur.

– Est-ce adieu, ou est-ce au revoir ? dit-elle hardiment.

Le jeune homme se rapprocha tout palpitant.

– Au revoir ! dit-il, si vous me faites cet honneur.

Et il s’éloigna au grand trot.

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