VII UNE CHAMBRE DE L’HÔTEL DU TIGRE ROYAL À RAMBOUILLET.

Gaston s’était éloigné sans dire un seul mot sur l’adresse où l’on se reverrait, ni sur les moyens de se revoir ; mais Hélène pensa bien que c’était l’affaire d’un homme de s’occuper de tout cela ; elle le suivit seulement des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu dans la nuit ; un quart d’heure après, elle entra dans Rambouillet.

Alors l’augustine tira un papier de sa large poche, et lut, à la lueur du falot placé près de la portière, l’adresse suivante :

« Madame Desroches, hôtel du Tigre royal. »

L’augustine transmit aussitôt les renseignements au postillon, et, dix minutes après, la voiture s’arrêtait à l’adresse désignée.

Aussitôt une femme qui attendait dans une chambre de l’hôtel qui s’ouvrait sous la grande porte, sortit avec précipitation, s’avança vers la voiture, et, avec une révérence respectueuse, aida les dames à sortir de leur chaise ; elle les guida ensuite pendant quelques pas dans une allée sombre, précédée d’un valet qui portait deux lanternes peintes.

Une porte s’ouvrit sur un vestibule de belle apparence, madame Desroches s’effaça, fit monter devant elle Hélène et sœur Thérèse, et les deux voyageuses, au bout de cinq minutes, se trouvèrent assises sur un sofa moelleux en face d’un feu clair et pétillant.

La chambre dans laquelle on se trouvait était belle, grande et meublée avec recherche : le goût de l’époque, encore assez sévère, car on n’avait pas atteint le temps capricieux que nous avons baptisé du nom de rococo, s’y faisait sentir de tous côtés ; quant à l’architecture, elle appartenait au style triste et majestueux du grand règne ; d’immenses glaces, avec leurs cadres dorés, s’élevaient au-dessus et en face de la cheminée, un lustre à girandoles dorées pendait au plafond, et des lions dorés servaient de garde-feu.

Dans ce salon, il y avait quatre portes.

La première était celle par laquelle on était entré.

La seconde conduisait à la salle à manger, qui se trouvait toute éclairée, toute chauffée et toute servie.

La troisième donnait dans une chambre à coucher, fort décemment garnie.

La quatrième était fermée, et ne s’ouvrit point.

Hélène admirait, sans s’étonner, toutes les magnificences, comme aussi le silence des valets, leur air calme et respectueux, si différent des joyeuses faces des hôteliers empressés qu’on avait vus sur la route ; quant à l’augustine, elle marmottait son Benedicite en convoitant le souper fumant sur la table, se félicitant tout bas que l’on ne fût pas dans un jour maigre.

Au bout d’un instant, madame Desroches, qui avait accompagné les deux voyageuses dans le salon, et qui ensuite les avait laissées seules, rentra une seconde fois, et, s’approchant de l’augustine, lui remit une lettre que celle-ci ouvrit avec le plus grand empressement.

La lettre contenait l’avis suivant :

« La sœur Thérèse pourra passer la nuit à Rambouillet, ou repartir ce soir même à son gré ; elle recevra deux cents louis, gratification offerte par Hélène à son cher couvent, et abandonnera sa pensionnaire aux soins de madame Desroches, honorée de la confiance des parents d’Hélène. »

Au bas de cette lettre et en place de signature, était un chiffre que la sœur rapprocha d’un cachet imprimé sur une lettre qu’elle apportait de Clisson. Lorsque l’identité fut constatée :

– Allons, dit-elle, chère enfant, nous allons nous quitter après le souper.

– Comment, déjà ! s’écria Hélène, qui se rattachait par sœur Thérèse seulement à sa vie passée.

– Oui, mon enfant ; on m’offre bien, il est vrai, de coucher ici ; mais j’aime mieux, je vous le dis, repartir ce soir même, car j’ai grande hâte de rejoindre notre bonne maison de Bretagne, où j’ai toutes mes habitudes et où rien ne manquera à ma joie, sinon que vous n’y serez plus, ma chère enfant.

Hélène jeta, en pleurant, ses bras au cou de la bonne sœur : elle se rappelait sa jeunesse passée si doucement au milieu de ces compagnes toutes dévouées à elle, soit que le respect leur eût été recommandé par la supérieure, soit qu’elle-même eût su se faire chérir, par un de ces miracles de la pensée que la science n’expliquera jamais ; les vieilles charmilles, le beau lac, les cloches augustines, lui revinrent à la mémoire, et toute cette existence, qu’elle regardait déjà comme un rêve perdu, repassa joyeuse et vivante devant ses yeux fermés.

La bonne sœur Thérèse, de son côté, pleurait à chaudes larmes, et cet événement inattendu lui avait si bien coupé l’appétit, qu’elle se relevait déjà pour partir sans avoir mangé, lorsque madame Desroches rappela aux deux femmes que le souper était servi, et fit observer à sœur Thérèse que, si elle voyageait, comme c’était son intention, toute la nuit, elle ne trouverait aucune auberge ouverte, et, par conséquent, rien à manger jusqu’au lendemain matin ; elle l’invitait donc à prendre quelque chose, ou tout au moins à faire ses provisions.

Sœur Thérèse, convaincue par ce raisonnement plein de logique, se décida enfin à se mettre à table, et pria tant Hélène de lui tenir compagnie, que celle-ci s’assit devant elle, mais sans qu’elle pût se décider à rien prendre. Quant à la religieuse, elle mangea à la hâte quelques fruits et but un demi verre de vin d’Espagne, puis elle se leva et embrassa encore une fois Hélène, qui voulait l’accompagner au moins jusqu’à sa voiture, mais à laquelle madame Desroches fit observer que, l’auberge du Tigre royal étant pleine d’étrangers, il serait inconvenant qu’elle quittât sa chambre et s’exposât à être vue.

Hélène, alors, demanda à revoir le jardinier qui leur avait servi d’escorte ; le pauvre homme avait sollicité la faveur de dire adieu à la pensionnaire, mais il va sans dire qu’on s’était peu préoccupé de ses sentimentales réclamations. Cependant, à peine madame Desroches entendit-elle Hélène exprimer un désir en harmonie avec le sien, qu’elle le fit monter à son tour, et qu’il lui fut permis de voir encore une fois celle dont il croyait bien se séparer pour toujours.

Dans les moments suprêmes, et Hélène était arrivée à un de ces moments, tous les objets ou toutes les personnes que l’on quitte grandissent et se rattachent au cœur ; aussi cette religieuse et ce pauvre jardinier étaient-ils devenus des amis pour elle ; elle eut donc toutes les peines du monde à les quitter, les rappelant au moment où ils allaient sortir, recommandant à l’une ses amies et à l’autre ses fleurs ; puis, au milieu de tout cela, lui jetant quelques regards de remercîment qui avaient rapport à la clef de la grille.

Puis, comme madame Desroches vit qu’Hélène cherchait, mais inutilement, dans sa poche, car le peu d’argent qu’elle avait, était enfermé au fond de sa malle :

– Mademoiselle, lui demanda-t-elle, aurait-elle besoin de quelque chose ?

– Oui, dit Hélène, j’aurais voulu laisser un souvenir à ce brave homme.

Alors madame Desroches remit vingt-cinq louis à Hélène, qui, sans les compter, les glissa dans la main du jardinier, dont, à cette marque de générosité inattendue, les cris et les larmes redoublèrent.

Enfin il fallut se quitter ; la porte se referma sur eux. Hélène courut à la fenêtre : les volets étaient fermés, et l’on ne pouvait voir dans la rue ; Hélène écouta : un instant après elle entendit le roulement d’une voiture ; ce roulement s’éloigna peu à peu et s’éteignit. En cessant de l’entendre, Hélène tomba dans un fauteuil.

Alors madame Desroches s’approcha et fit observer à la jeune fille qu’elle s’était bien assise à table, mais qu’elle n’avait rien pris. Hélène consentit à souper, non pas qu’elle eût faim, mais espérant avoir, le soir même, des nouvelles de Gaston, elle chercha à gagner du temps.

Elle se mit donc à table, invitant madame Desroches à en faire autant ; mais ce ne fut que sur les prières réitérées d’Hélène que sa nouvelle dame de compagnie y consentit. Cependant, quelles que fussent les instances de la jeune fille, elle ne voulut point manger et se contenta de la servir.

Le souper terminé, madame Desroches marcha devant Hélène, et, lui montrant sa chambre à coucher, lui dit :

– Maintenant, mademoiselle, vous sonnerez, quand il vous plaira, pour appeler une femme de chambre qui se tient à vos ordres, car vous saurez que, ce soir même, vous recevrez probablement une visite.

– Une visite ! s’écria Hélène en interrompant madame Desroches.

– Oui, mademoiselle, reprit celle-ci, une visite de l’un de vos parents.

– Et le parent est-il celui qui veille sur moi ?

– Depuis votre naissance, mademoiselle.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Hélène en mettant la main sur son cœur ; et vous dites qu’il va venir ?

– Je le crois, car il a grande hâte de vous connaître.

– Oh ! murmura Hélène ; oh ! il me semble que je vais me trouver mal.

Madame Desroches courut à elle, et la soutint entre ses bras.

– Éprouvez-vous donc tant de frayeur, lui dit-elle, à vous trouver près de quelqu’un qui vous aime ?

– Ce n’est pas de la frayeur, dit Hélène, c’est du saisissement ; je n’étais pas prévenue que ce serait ce soir, et cette nouvelle si importante, et que cependant vous m’avez transmise sans ménagement, m’a tout étourdie.

– Mais ce n’est pas le tout, continua madame Desroches, cette personne est forcée de s’entourer du plus grand mystère.

– Et pourquoi cela ?

– Il m’est défendu de répondre à cette question, mademoiselle.

– Mon Dieu ! mais que signifient donc de pareilles précautions vis-à-vis d’une pauvre orpheline comme moi ?

– Elles sont nécessaires, croyez-le bien.

– Mais enfin, en quoi consistent-elles ?

– D’abord vous ne pouvez voir le visage de cette personne : car, si par hasard vous la rencontriez plus tard, elle ne doit pas être reconnue de vous.

– Alors cette personne viendra donc masquée ?

– Non, mademoiselle ; mais on éteindra toutes les lumières.

– Et alors nous serons dans l’obscurité ?

– Oui.

– Mais vous resterez avec moi, n’est-ce pas, madame Desroches ?

– Non, mademoiselle, cela m’est expressément défendu.

– Par qui ?

– Par la personne qui doit vous venir voir.

– Mais cette personne, vous lui devez donc l’obéissance absolue ?

– Je lui dois plus que cela, mademoiselle : je lui dois le plus profond respect.

– La personne qui viendra est donc de qualité ?

– C’est un des plus grands seigneurs de France.

– Et ce grand seigneur est mon parent ?

– Le plus proche.

– Au nom du ciel, madame Desroches, ne me laissez pas dans cette incertitude sur ce point.

– J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, mademoiselle, qu’il y avait certaines questions auxquelles il m’était expressément défendu de répondre.

Et madame Desroches fit un pas pour se retirer.

– Vous me quittez ? s’écria Hélène.

– Je vous laisse à votre toilette.

– Mais, madame…

Madame Desroches fit alors une profonde révérence pleine de cérémonie et de respect, et sortit, à reculons, en fermant la porte de la chambre après elle.

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