VIII UN PIQUEUR À LA LIVRÉE DE S. A. R. MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS.

Pendant que les choses que nous venons de raconter se passaient dans le pavillon de l’hôtel du Tigre royal, dans une chambre de l’hôtel même, un homme assis près d’un grand feu secouait ses bottes couvertes de neige et détachait les cordons d’un large portefeuille.

Cet homme était vêtu d’un costume de piqueur, à la livrée de chasse de la maison d’Orléans : habit rouge et argenté, culottes de peau, longues bottes, chapeau à trois cornes galonné d’argent ; l’œil vif, le nez long, pointu et bourgeonnant ; le front bombé et plein d’une franchise que démentaient ses lèvres minces et serrées. Il feuilletait avec soin, sur une table posée devant lui, les papiers dont le portefeuille était gonflé.

Cet homme, par une habitude qui lui était particulière, parlait tout seul, ou plutôt marmottait entre ses dents des phrases qu’il interrompait par des exclamations et des jurements qui semblaient moins appartenir au sens des paroles qu’il prononçait qu’à d’autres pensées qui lui traversaient instantanément l’esprit.

– Allons, allons, disait-il, monsieur de Montaran ne m’a point trompé, et voilà mes Bretons à la besogne. Mais comment diable est-il venu à si petites journées ? Parti le 11, à midi ; arrivé le 21, à six heures du soir, seulement. Hum ! cela me cache probablement quelque nouveau mystère que va m’éclaircir le garçon que m’a recommandé monsieur de Montaran, et avec lequel mes gens se sont mis en rapport tout le long de la route. – Holà ! quelqu’un.

Et, en même temps, l’homme à l’habit rouge agita une sonnette d’argent : un de ses coureurs, vêtus de gris, que nous avons remarqués sur la route de Nantes, parut et salua.

– Ah ! c’est vous, Tapin, dit l’homme à l’habit rouge.

– Oui, monseigneur ; l’affaire étant importante, j’ai voulu venir en personne.

– Vous avez interrogé les hommes que vous aviez placés sur la route ?

– Oui, monseigneur ; mais ils ne savent rien, que les différentes étapes qui ont été successivement faites par notre conspirateur ; c’est, au reste, tout ce qu’on les avait chargés d’apprendre.

– Oui, je vais tâcher d’en savoir davantage par le domestique. Quel homme est-ce ?

– Mais, un de ces niais malins, moitié Normand, moitié Breton ; une mauvaise pratique, en somme.

– Que fait-il en ce moment ?

– Il sert le souper de son maître.

– Qu’on a placé, comme je l’ai dit, dans une chambre au rez-de-chaussée ?

– Oui, monseigneur.

– Dans une chambre sans rideaux ?

– Oui, monseigneur.

– Et vous avez fait un trou au contre-vent ?

– Oui, monseigneur.

– Bien ; envoyez-moi ce valet, et tenez-vous toujours prêt à portée de la main.

– Je suis là.

– À merveille.

L’homme à l’habit rouge tira de son gousset une montre de prix qu’il consulta.

– Huit heures et demie, dit-il ; à cette heure, monseigneur est de retour de Saint-Germain et demande Dubois. Or, comme on lui dit que Dubois n’y est pas, il se frotte les mains et s’apprête à faire quelque folie. Frottez-vous les mains, monseigneur, et faites votre escapade à loisir. Ce n’est pas à Paris qu’est le danger, c’est ici. Ah ! nous verrons si cette fois vous vous moquerez encore de ma police secrète. Ah ! voici notre homme.

En effet, en ce moment, M. Tapin introduisit Oven.

– Voici la personne demandée, dit-il.

Et, fermant la porte, il se retira aussitôt.

Oven resta debout et tremblant à la porte, tandis que Dubois, enveloppé dans un grand manteau qui ne laissait voir que le haut de sa tête, fixait sur lui ses yeux de chat-tigre.

– Approche, mon ami, dit Dubois.

Malgré la cordialité de cette invitation, elle était faite d’une voix si stridente, qu’Oven eût fort désiré être, pour le moment, à cent lieues de cet homme, qui le regardait d’une si étrange façon.

– Eh bien, dit Dubois, voyant qu’il ne bougeait non plus qu’une souche, ne m’as-tu pas entendu, maraud ?

– Si fait, monseigneur, dit Oven.

– Alors, pourquoi n’obéis-tu pas ?

– Je ne croyais pas que c’était à moi que vous faisiez cet honneur, de me dire de m’approcher.

Et Oven fit quelques pas vers la table.

– Tu as reçu cinquante louis pour me dire la vérité ? continua Dubois.

– Pardon, monseigneur, répondit Oven, à qui cette interrogation presque affirmative rendit une partie de sa hardiesse, je ne les ai pas reçus… on me les a promis.

Dubois tira une poignée d’or de sa poche, compta cinquante louis, et en fit une pile qu’il posa sur la table, où elle demeura tremblante et inclinée.

Oven regarda cette pile d’or avec une expression qu’on eût cru étrangère à ce regard terne et voilé.

– Bon ! dit Dubois, il est avare.

C’est qu’en effet ces cinquante louis avaient toujours paru à Oven féeriques et invraisemblables ; il avait trahi son maître sans les espérer, rien qu’en les désirant ; et, cependant, les cinquante louis promis étaient là, devant ses yeux.

– Est-ce que je puis les prendre ? demanda Oven en étendant la main vers la pile d’or.

– Un instant, dit Dubois, qui s’amusait à exciter cette cupidité que l’homme des villes eût cachée sans doute, mais que le paysan montrait à découvert un instant ; nous allons faire un marché.

– Lequel ? dit Oven.

– Voilà les cinquante louis promis.

– Je les vois bien, dit Oven en passant sa langue sur ses lèvres comme fait un chien alléché.

– À chaque réponse que tu feras à mes questions, si la réponse est importante, j’ajoute dix louis, si elle est ridicule et stupide, j’en ôte dix.

Oven ouvrit de grands yeux ; le marché lui paraissait évidemment arbitraire.

– Maintenant causons, dit Dubois ; d’où viens-tu ?

– De Nantes, en droite ligne.

– Avec qui ?

– Avec M. le chevalier Gaston de Chanlay.

Cet interrogatoire se composant évidemment de questions préparatoires, la pile restait la même.

– Attention ! dit Dubois en allongeant sa main maigre à la portée des louis.

– J’écoute de toutes mes oreilles, répondit Oven.

– Ton maître voyage-t-il sous son nom ?

– Il est parti sous son nom, mais il en a pris un autre en route.

– Lequel ?

– Le nom de M. de Livry.

Dubois ajouta dix louis ; mais, comme ils ne pouvaient tenir sur la pile déjà trop haute, il en forma une seconde qu’il plaça près de la première.

Oven jeta un cri de joie.

– Oh ! oh ! dit Dubois, ne te réjouis pas encore, nous ne sommes pas au bout. Attention. Y a-t-il un M. de Livry, à Nantes ?

– Non, monseigneur ; mais il y a une demoiselle de Livry.

– Qu’est-ce que cette demoiselle ?

– La femme de M. de Montlouis, un ami intime de mon maître.

– Bon ! dit Dubois en ajoutant dix louis ; et que faisait ton maître à Nantes ?

– Il faisait ce que font les jeunes seigneurs : il chassait, il faisait des armes, il allait au bal.

Dubois retira dix louis. Oven sentit un frisson qui lui courait par tout le corps.

– Attendez donc, attendez donc ! dit-il ; il faisait encore autre chose.

– Ah ! voyons, dit Dubois, que faisait-il ?

– Il sortait la nuit une ou deux fois par semaine, quittant la maison à huit heures du soir, et ne rentrant d’habitude qu’à trois ou quatre heures du matin.

– Bon ! fit Dubois ; et où allait-il ?

– Ça, je n’en sais rien, répondit Oven.

Dubois garda les dix louis dans sa main.

– Et depuis son départ, continua Dubois, qu’a-t-il fait ?

– Il a passé par Oudon, par Ancenis, par le Mans, par Nogent et par Chartres.

Dubois allongea la main, et, de ses doigts pointus, pinça dix autres louis.

Oven poussa un cri de sourde douleur.

– Et, en route, demanda Dubois, n’a-t-il fait connaissance avec personne ?

– Avec une jeune pensionnaire des augustines de Clisson, laquelle voyageait avec une sœur du couvent, nommée sœur Thérèse.

– Et comment appelait-on cette pensionnaire ?

– Mademoiselle Hélène de Chaverny.

– Hélène ! le nom promet ; et, sans doute, cette belle Hélène est la maîtresse de ton maître ?

– Dame ! moi, je n’en sais rien, répondit Oven ; vous comprenez qu’il ne me l’a pas dit.

– Il est plein d’esprit ! dit Dubois en attaquant la pile, et en retranchant dix louis des cinquante.

Une sueur froide coulait sur le front d’Oven. Quatre réponses comme celle-là, et il avait trahi son maître pour rien.

– Et ces dames vont à Paris avec lui ? continua Dubois.

– Non, monsieur, elles s’arrêtent à Rambouillet.

– Ah ! fit Dubois.

L’exclamation parut de bonne augure à Oven.

– Et même, continua-t-il, la bonne sœur Thérèse est déjà repartie.

– Allons, dit Dubois, tout ceci n’est pas d’une grande importance ; mais il ne faut pas décourager les commençants.

Et il ajouta dix louis à la pile.

– De sorte, reprit Dubois, que la jeune fille est restée seule ?

– Non pas, dit Oven.

– Comment ! non pas ?

– Une dame de Paris l’attendait.

– Une dame de Paris ?

– Oui.

– Sais-tu son nom ?

– J’ai entendu sœur Thérèse l’appeler madame Desroches.

– Madame Desroches ! s’écria Dubois ; et il recommença une autre pile de louis ; tu dis madame Desroches ?

– Oui, reprit Oven rayonnant.

– Tu en es sûr ?

– Pardieu ! si j’en suis sûr ; à preuve que c’est une femme grande, maigre, jaune.

Dubois ajouta dix louis. Oven se repentit alors de ne pas avoir mis un intervalle entre chaque épithète ; il est évident qu’il avait perdu vingt louis à sa précipitation.

– Grande, maigre, jaune, répéta Dubois ; c’est bien cela.

– Quarante à quarante-cinq ans, ajouta Oven en attendant cette fois.

– C’est bien cela ! répéta Dubois en ajoutant dix autres louis.

– Habillée d’une robe de soie à grandes fleurs, continua Oven qui voulait tirer parti de tout.

– C’est bien, reprit Dubois, c’est bien.

Oven vit que son interrogateur en savait assez sur la femme, et il attendit.

– Et tu dis que ton maître a fait connaissance avec cette demoiselle en route ?

– C’est-à-dire, monsieur, maintenant que j’y pense, je crois que la connaissance était une comédie.

– Que veux-tu dire ?

– Je crois qu’ils se connaissaient avant de partir ; et tenez même, j’en suis sûr : c’est elle que mon maître a attendue trois heures à Oudon.

– Bien, dit Dubois en ajoutant dix louis ; allons, allons, on fera quelque chose de toi.

– Vous ne voulez plus rien savoir ? dit Oven en étendant la main vers les deux piles qui lui offraient trente louis de bénéfice, avec la figure d’un joueur qui désire faire charlemagne.

– Un instant, dit Dubois, la jeune fille est jolie ?

– Comme un ange, dit Oven.

– Et, sans doute, ils se sont donné rendez-vous à Paris, ton maître et elle ?

– Non, monsieur ; je crois, au contraire, qu’ils se sont dit adieu pour toujours.

– Comédie encore.

– Je ne crois pas ; M. de Chanlay était trop triste quand ils se sont quittés.

– Et ils ne doivent pas se revoir ?

– Si fait, une dernière fois encore, je crois, et tout sera fini.

– Allons, prends ton argent, et souviens-toi que, si tu dis un mot, dix minutes après tu es mort.

Oven sauta sur les quatre-vingts louis, qui disparurent à l’instant, engloutis dans la poche profonde de sa culotte.

– Et maintenant, dit-il, je puis me sauver, n’est-ce pas ?

– Te sauver, imbécile ! non pas ; à partir de ce moment, tu m’appartiens, car je t’ai acheté, et c’est à Paris surtout que tu me seras utile.

– En ce cas, je resterai, monsieur, je vous le promets, dit Oven en poussant un profond soupir.

– Tu n’as pas besoin de le promettre, va.

En ce moment la porte s’ouvrit, et M. Tapin reparut le visage fort ébouriffé.

– Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda Dubois, qui se connaissait en visages.

– Une chose fort importante, monseigneur ; mais éloignez cet homme.

– Retourne auprès de ton maître, dit Dubois ; et, s’il écrit à qui que ce soit, souviens-toi que je suis on ne peut plus curieux de connaître son écriture.

Oven, enchanté d’être libre pour le moment, salua et sortit.

– Eh bien, monsieur Tapin, dit Dubois, qu’y a-t-il ? voyons.

– Il y a, monseigneur, qu’après la chasse de Saint-Germain Son Altesse Royale, au lieu de retourner à Paris, s’est contentée d’y renvoyer ses équipages, et a donné l’ordre de partir pour Rambouillet.

– Pour Rambouillet ! le régent vient à Rambouillet ?

– Il y sera dans une demi-heure ; et il y serait déjà si par bonheur, pressé par la faim, il n’était entré au château pour manger un morceau.

– Et que vient-il faire à Rambouillet ?

– Je n’en sais rien ; monseigneur, à moins que ce ne soit pour cette jeune fille, qui vient d’arriver avec une religieuse, et qui est logée dans le pavillon de l’hôtel.

– Vous avez raison, Tapin, c’est pour elle, c’est pour elle-même ; madame Desroches, c’est bien cela. Saviez-vous que madame Desroches était ici ?

– Non, monseigneur, je l’ignorais.

– Et vous êtes sûr qu’il va venir ? vous êtes sûr qu’on ne vous a pas fait un faux rapport, mon cher Tapin ?

– Oh ! monseigneur, c’est l’Éveillé que j’avais lâché après Son Altesse Royale, et ce que l’Éveillé dit, voyez-vous, c’est l’Évangile.

– Vous avez raison, reprit Dubois, qui paraissait connaître à fond les qualités de celui dont on faisait l’éloge ; vous avez raison, si c’est l’Éveillé, il n’y a plus de doute.

– À telles enseignes que le pauvre garçon a fourbu son cheval, qui est tombé en entrant à Rambouillet, et qui n’a pu se relever.

– Trente louis pour le cheval ; l’homme gagnera dessus ce qu’il pourra.

Tapin prit les trente louis.

– Mon cher, continua Dubois, vous connaissez la disposition du pavillon, n’est-ce pas ?

– À merveille.

– Quelle est-elle ?

– Il donne, d’un côté, sur la seconde cour de l’auberge ; de l’autre côté, sur une ruelle déserte.

– Des hommes dans cette cour, des hommes dans cette ruelle, déguisés en palefreniers, en valets d’écurie, comme vous voudrez ; qu’il n’y ait que monseigneur et moi qui puissions entrer dans ce pavillon, monsieur Tapin : il y va de la vie de Son Altesse Royale.

– Soyez tranquille, monseigneur.

– Ah ! vous connaissez notre Breton ?

– Je l’ai vu descendre de cheval.

– Vos hommes le connaissent ?

– Tous : ils l’ont vu sur la route.

– Bien, je vous le recommande.

– Faut-il l’arrêter ?

– Peste ! gardez-vous-en bien, monsieur Tapin ; il faut le laisser aller, il faut le laisser faire, il faut lui donner beau jeu, afin qu’il fasse, qu’il agisse ; si nous l’arrêtions maintenant, il ne dirait rien, et notre conspiration avorterait. – Peste ! pas de cela, il faut qu’elle accouche.

– De quoi, monseigneur ? demanda Tapin, qui paraissait avoir avec Dubois certaines privautés.

– De ma mître d’archevêque, monsieur Lecocq, dit Dubois ; et maintenant allez à votre affaire, moi je vais à la mienne.

Et tous deux quittèrent la chambre, et descendirent rapidement l’escalier ; mais, à la porte, ils se séparèrent, Lecocq remontant précipitamment la ville en suivant la rue de Paris, et Dubois se glissant contre la muraille pour aller appliquer son œil de lynx au trou du contrevent.

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