XXXI UNE HAINE DE FAMILLE

Rentré dans sa chambre, Gaston fut obligé de répondre à Dumesnil et à Pompadour, qui avaient veillé, en attendant, pour avoir de ses nouvelles. Selon la promesse qu’il avait faite à M. d’Argenson, il ne dit pas un mot de l’arrêt qui le condamnait à mort, et leur annonça simplement un interrogatoire plus grave que les autres. Seulement, comme il voulait, avant de mourir, écrire quelques lettres, il demanda de la lumière au chevalier Dumesnil. Quant au papier et au crayon, on se rappelle qu’il en avait obtenu du gouverneur pour dessiner.

Cette fois, Dumesnil lui descendit une bougie allumée ; chaque chose allait en progressant, comme on voit. Maison-Rouge ne savait rien refuser à mademoiselle de Launay, et mademoiselle de Launay partageait tout avec son chevalier, qui, en bon camarade de prison, partageait ses richesses entre Gaston et Richelieu, ses voisins.

Gaston, malgré la promesse que lui avait faite d’Argenson, doutait toujours qu’on lui permît de revoir Hélène ; mais il savait qu’on ne le laisserait pas mourir sans lui donner un confesseur. Or il n’y avait aucun doute que ce confesseur ne consentît à exaucer le dernier vœu d’un mourant, en remettant deux lettres à leur adresse.

Comme il allait se mettre à écrire, il entendit mademoiselle de Launay donnant le signal qu’elle avait quelque chose à lui faire passer.

C’était une lettre à son adresse. Cette fois, Gaston put la lire : il avait de la bougie.

La lettre était ainsi conçue :

« Notre ami, car vous êtes devenu notre ami, et il n’y a plus de secret pour vous, rendez compte à Dumesnil de ce fameux espoir que j’avais conçu d’après le mot que m’avait dit Herment. »

Le cœur de Gaston palpita ; peut-être allait-il, lui aussi, trouver quelques motifs d’espoir dans cette lettre : ne lui avait-on pas dit que son sort ne pouvait être séparé de celui des conspirateurs de Cellamare ? Il est vrai que ceux qui lui avaient dit cela ne connaissaient pas sa conspiration à lui.

Il reprit donc :

« Il y a une demi-heure, le médecin est venu, accompagné de Maison-Rouge. Ce dernier me fit de si doux yeux, que j’en conçus le plus favorable augure. Cependant lorsque je lui demandai à parler en particulier ou au moins tout bas au médecin, il me fit de grandes difficultés, que je levai avec un sourire.

« – Au moins, dit-il, il est entendu que personne ne saura que je me suis éloigné hors de la portée de la voix ; car, sans aucun doute, je perdrais ma place si quelqu’un était instruit de ma facilité.

« Ce ton d’amour et d’intérêt combinés ensemble me parut si grotesque, que je lui promis en riant tout ce qu’il voulut. Vous voyez comme je lui tiens parole.

« Il s’éloigna donc, et M. Herment s’approcha.

« Alors commença un dialogue où les gestes signifiaient une chose, tandis que la voix en disait une autre.

« – Vous avez de bons amis, dit Herment, des amis haut placés et qui s’intéressent particulièrement à ce qui vous regarde.

« Je pensai naturellement à madame du Maine.

« – Ah ! monsieur, m’écriai-je, vous a-t-on chargé de quelque chose pour moi ?

« – Chut ! dit Herment, tirez-moi la langue.

« Vous jugez si le cœur me battait. »

Gaston mit la main sur son propre cœur, et s’aperçut qu’à lui aussi le cœur lui battait violemment.

« – Et qu’avez-vous à me remettre ?

« – Oh ! rien, moi-même ; mais on vous apportera l’objet convenu.

« – Mais quel est cet objet ? Dites, voyons !

« – On sait que les lits de la Bastille sont mauvais et surtout mal couverts, et l’on m’a chargé de vous offrir…

« – Mais quoi, enfin ?

« – Un couvre-pieds.

« J’éclatai de rire ; le dévouement de mes amis se bornait à m’empêcher de m’enrhumer.

« – Mon cher monsieur Herment, lui dis-je, dans la position où je suis, il me semble que c’est plutôt de ma tête que de mes pieds que mes amis devraient s’occuper.

« – C’est une amie.

« – Alors quelle est cette amie ?

« – Mademoiselle de Charolais, dit Herment en baissant la voix de manière que j’entendisse à peine.

« Puis il se retira.

« Et moi, cher chevalier, je suis là, attendant le couvre-pied de mademoiselle de Charolais.

« Racontez la chose à Dumesnil ; elle le fera rire. »

Gaston soupira tristement. La gaieté des gens qui l’entouraient pesait sur son cœur. Était-ce un nouveau supplice qu’on avait inventé, que de lui défendre de confier son sort à qui que ce fût ? il lui semblait qu’il eût trouvé une consolation dans les larmes que ses deux voisins eussent versées sur ses malheurs. Être plaint par deux cœurs qui s’aiment, quand on aime soi-même et qu’on va mourir, est un grand soulagement.

Aussi Gaston n’eut-il pas le courage de lire la lettre à Dumesnil ; il la lui fit passer tout entière ; et un instant après il entendit ses éclats de rire.

En ce moment même, il disait adieu à Hélène.

Après avoir passé une partie de la nuit à écrire, il s’endormit. À vingt-cinq ans, il faut toujours que l’on dorme, même quand on va s’endormir pour toujours.

Le matin, on apporta à Gaston son déjeuner à l’heure habituelle. Seulement Gaston remarqua qu’il était plus délicat que de coutume ; il sourit à cette attention suprême, et se rappela les soins qu’on avait, disait-on, pour les condamnés à mort.

Vers la fin du déjeuner le gouverneur entra.

Gaston, d’un coup d’œil rapide, interrogea son visage. C’était le même visage affable et plein de courtoisie. Lui aussi ignorait-il donc la condamnation de la veille, ou était-ce un masque qu’il portait ?

– Monsieur, dit le gouverneur, voulez-vous bien prendre la peine de descendre dans la chambre du conseil ?

Gaston se leva. Il entendit comme un bourdonnement dans ses oreilles. Pour un condamné à mort, toute injonction qu’il ne comprend pas lui paraît un acheminement vers le supplice.

– Puis-je savoir pourquoi l’on me fait descendre, monsieur ? demanda Gaston d’une voix d’ailleurs assez calme pour qu’il fût impossible d’y reconnaître son émotion intérieure.

– Mais pour y recevoir une visite, répondit le gouverneur. Hier, après l’interrogatoire, n’avez-vous pas demandé à M. le lieutenant de police la faveur de voir quelqu’un ?

Gaston tressaillit.

– Et c’est cette personne ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur.

Gaston ouvrait la bouche pour continuer l’interrogatoire, car il venait de se rappeler que ce n’était pas une, mais deux personnes qu’il attendait. Or on lui en annonçait une seule : laquelle des deux était venue ? Il n’eut point le courage de le demander, et suivit silencieusement le gouverneur.

Le gouverneur conduisit Gaston dans la salle du conseil. En y entrant, Gaston jeta de tous côtés, un regard avide ; mais la salle était entièrement déserte, et les officiers qui assistent d’ordinaire à ces sortes d’entrevues étaient eux-mêmes absents.

– Restez ici, monsieur, dit le gouverneur à Gaston ; la personne que vous attendez va venir.

M. Delaunay salua Gaston et sortit.

Gaston courut à la fenêtre, qui était grillée d’ailleurs comme toutes les fenêtres de la Bastille. Devant la fenêtre, il y avait une sentinelle.

Comme il était penché pour regarder dans la cour, la porte s’ouvrit. Au bruit qu’elle fit en s’ouvrant, Gaston se retourna et se trouva en face du duc d’Olivarès.

Ce n’était pas tout ce qu’il attendait, et cependant c’était déjà beaucoup ; car, si on lui avait tenu parole pour le duc, il n’y avait aucun motif à ce qu’on lui manquât de parole pour Hélène.

– Oh ! monseigneur, s’écria Gaston, que vous êtes bon de vous rendre à la prière d’un pauvre prisonnier !

– C’était un devoir pour moi, monsieur, répondit le duc. Puis, d’ailleurs, j’avais à vous remercier.

– Moi ! dit Gaston étonné ; et qu’ai-je donc fait qui mérite les remercîments de Votre Excellence ?

– Vous avez été interrogé, vous avez été conduit à la salle de la torture, on vous a fait comprendre qu’on vous ferait grâce si vous nommiez vos complices, et cependant vous avez gardé le silence.

– C’était un engagement pris, et je l’ai tenu, voilà tout : cela ne vaut pas un remercîment, monseigneur.

– Et maintenant, monsieur, dites-moi, reprit le duc, si je puis vous être bon à quelque chose.

– Avant tout, rassurez-moi sur vous-même, monseigneur. N’avez-vous point été inquiété ?

– Aucunement.

– Tant mieux.

– Et, si les conjurés de Bretagne sont aussi discrets que vous, je ne doute pas que mon nom ne soit pas même prononcé dans ces malheureux débats.

– Oh ! je réponds d’eux, monseigneur, comme de moi-même. Mais vous, répondez-vous de la Jonquière ?

– De la Jonquière ? dit le duc embarrassé.

– Oui ; ne savez-vous pas que lui aussi est arrêté.

– Si fait, j’ai entendu dire quelque chose comme cela.

– Eh bien, monseigneur, je vous demande ce que vous en pensez ?

– Je ne puis rien vous dire là-dessus, monsieur, sinon qu’il a toute ma confiance.

– S’il a votre confiance, c’est qu’il en est digne ; voilà tout ce que je voulais savoir, monseigneur.

– Alors, monsieur, revenez à cette demande que vous alliez me faire.

– Votre Excellence a vu cette jeune fille que j’ai conduite chez elle ?

– Mademoiselle Hélène de Chaverny ; oui, monsieur, je l’ai vue.

– Eh bien, monseigneur, ce que je n’ai pas eu le temps de vous dire alors, je vais vous le dire à cette heure : cette jeune fille, je l’aime depuis un an ! Le rêve de cette année avait été de consacrer ma vie à son bonheur… Je dis le rêve, monseigneur, car, lorsque j’étais éveillé, je savais bien que tout espoir de bonheur m’était défendu ; et cependant, pour donner un nom, une position, une fortune à cette jeune fille, au moment où j’ai été arrêté, elle allait devenir ma femme.

– Sans l’aveu de ses parents, sans le consentement de sa famille ? dit le duc.

– Elle n’avait ni famille ni parents, monseigneur ; et, selon toute probabilité, elle allait être vendue à quelque grand seigneur, lorsqu’elle a cru devoir quitter la personne qu’on avait placée près d’elle.

– Mais qui a pu vous faire croire que mademoiselle Hélène de Chaverny allait être victime d’un honteux marché ?

– Ce qu’elle m’a raconté elle-même d’un prétendu père qui se cachait, de diamants qu’on lui avait offerts. Puis, savez-vous où je l’ai retrouvée, monseigneur ? dans une de ces maisons infâmes destinées aux plaisirs de nos roués… elle, un ange de candeur et de pureté ! Bref, monseigneur, cette jeune fille s’est enfuie avec moi, malgré les cris de sa gouvernante, en plein jour, à la face des laquais qu’on avait placés autour d’elle ; elle est restée deux heures seule avec moi, et, quoiqu’elle soit pure encore comme au jour où elle reçut le premier baiser de sa mère, elle n’en est pas moins compromise à cette heure. – Eh bien, monseigneur, je voudrais que le mariage projeté s’accomplît.

– Dans la situation où vous êtes, monsieur ? demanda le duc.

– Raison de plus, monseigneur.

– Mais peut-être vous faites-vous illusion sur la peine qui vous est réservée.

– C’est probablement la même qui, en circonstance pareille, a frappé le comte de Chalais, le marquis de Cinq-Mars et le chevalier Louis de Rohan.

– Ainsi vous êtes préparé à tout, monsieur, même à la mort ?

– Je m’y étais préparé, monseigneur, du jour où je suis entré dans le complot : la seule excuse du conspirateur, c’est qu’en enlevant la vie aux autres il met la sienne au jeu.

– Et cette jeune fille, que gagnera-t-elle à ce mariage ?

– Monseigneur, sans être riche, j’ai quelque fortune, elle est pauvre ; j’ai un nom, et elle n’en a pas. Je voudrais lui laisser mon nom et ma fortune, et, à cet effet, j’ai déjà fait demander au roi que mes biens ne fussent pas confisqués, que mon nom ne fût pas déclaré infâme ; quand on saura pour quelle cause je fais ces deux demandes, sans doute on me les accordera. Si je meurs sans qu’elle soit ma femme, on la croira ma maîtresse, et elle est déshonorée, perdue ! et il n’y a plus d’avenir pour elle ; si, au contraire, par votre protection ou par celle de vos amis, et cette protection je l’implore à mains jointes, nous sommes unis, nul n’a rien à lui reprocher : le sang qui coule sur un échafaud politique ne tache point la famille ; aucune honte ne rejaillira sur ma veuve, et, si elle ne vit pas heureuse, elle vivra du moins indépendante et honorée. Voici la grâce que j’avais à vous demander, monseigneur ; est-il en votre pouvoir de me l’obtenir ?

Le duc s’avança vers la porte par laquelle il était entré, et frappa trois coups : la porte s’ouvrit, et le lieutenant Maison-Rouge parut.

– Monsieur le lieutenant, dit le duc, veuillez demander, de ma part, à M. Delaunay si la jeune fille qui est à la porte, et qui attend dans mon carrosse, peut pénétrer jusqu’ici ? Il sait que, comme la mienne, sa visite est autorisée. Vous aurez la bonté de l’amener ici, n’est-ce pas ?

– Comment ! monseigneur, Hélène est là, à la porte ?

– Ne vous avait-on pas promis qu’elle viendrait ?

– Oh si ! mais, en vous voyant seul, j’avais perdu tout espoir.

– J’avais voulu vous voir d’abord, présumant que vous auriez mille choses à me dire qu’elle ne devait pas entendre : car je sais tout, monsieur.

– Vous savez tout ! que voulez-vous dire ?

– Je sais qu’hier vous avez été appelé à l’Arsenal.

– Monseigneur !

– Je sais que vous y avez trouvé d’Argenson ; je sais qu’il vous a lu votre arrêt.

– Grand Dieu !

– Je sais que vous êtes condamné à mort enfin, et que l’on a exigé votre parole que vous ne le diriez à personne.

– Oh ! monseigneur, silence ! silence ! un mot de cela, et vous tuez Hélène !

– Soyez tranquille, monsieur. Mais, voyons, n’y a-t-il donc aucun moyen d’échapper à cette mort ?

– Il faudrait des jours pour préparer et exécuter un plan d’évasion, et, Votre Excellence le sait, à peine si j’ai des heures.

– Aussi je ne vous parle point de cela. Je vous demande si vous n’avez aucune excuse à donner à votre crime ?

– À mon crime ! reprit Gaston, étonné qu’un complice se servît de cette expression.

– Eh ! mon Dieu ! oui, reprit le duc se reprenant, vous savez que c’est ainsi que les hommes appellent le meurtre d’un homme ; seulement la postérité juge, et de ce crime fait quelquefois une grande action.

– Je n’ai aucune excuse à donner, monseigneur ; si ce n’est que je crois la mort du régent nécessaire au bonheur de la France.

– Oui, reprit en souriant le duc ; mais vous comprenez bien que ce n’est point là une excuse à donner à Philippe d’Orléans. J’aurais voulu quelque chose de personnel. Tout ennemi politique que je sois du régent, je dois dire qu’il ne passe point pour un méchant homme. On le dit miséricordieux, et nulle exécution capitale n’a été faite sous son règne.

– Vous oubliez le comte de Horn, roué en Grève.

– C’était un assassin.

– Mais que suis-je donc, moi, si ce n’est un assassin comme le comte de Horn ?

– Avec cette différence que le comte de Horn assassinait pour voler, lui.

– Je ne peux et ne veux rien demander au régent, dit Gaston.

– Non pas vous personnellement, monsieur, je le sais, mais vos amis. Si vos amis avaient une excuse plausible à faire valoir, peut-être le prince irait-il lui-même au-devant de vos désirs ; peut-être ferait-il grâce.

– Je n’en ai aucune, monseigneur.

– C’est impossible, monsieur, permettez-moi de vous le dire. Une résolution comme celle que vous avez prise ne naît pas dans le cœur d’un homme sans un motif quelconque, sans un sentiment de haine, sans un besoin de vengeance. Et tenez, je me le rappelle, vous l’avez dit au capitaine la Jonquière, qui me l’a redit : vous avez hérité d’une haine de famille. Voyons, dites-moi quelle était la cause de cette haine ?

– Inutile, monseigneur, de vous fatiguer de tout cela. L’événement qui a donné lieu à cette haine n’aurait aucun intérêt pour Votre Excellence.

– N’importe, dites toujours.

– Eh bien, le régent a tué mon frère.

– Le régent a tué votre frère !… Que dites-vous ?… impossible… monsieur Gaston ! s’écria le duc d’Olivarès.

– Oui, tué ; si de l’effet on remonte à la cause.

– Expliquez-vous, parlez. Comment le régent a-t-il pu ?…

– Mon frère, qui était plus âgé que moi de quinze ans et qui a remplacé près de moi mon père, mort trois mois avant ma naissance, ma mère, morte pendant que j’étais au berceau ; mon frère était amoureux d’une jeune fille qui, par les ordres du prince, était élevée dans un couvent.

– Dans quel couvent, le savez-vous ?

– Non ; je sais seulement que c’était à Paris.

Le duc murmura quelques mots que Gaston n’écouta point ou ne put entendre.

– Mon frère, parent de l’abbesse de ce couvent, avait eu l’occasion de voir cette jeune fille ; il en était devenu amoureux ; il l’avait demandée en mariage. On avait sollicité du prince son agrément à cette union, et il avait fait semblant d’y consentir, lorsque cette jeune fille, séduite par son prétendu protecteur, disparut tout à coup. Pendant trois mois, mon frère espéra la retrouver ; mais toutes ses recherches furent inutiles : il n’en eut aucune nouvelle, et, de désespoir, il se fit tuer à la bataille de Ramillies.

– Et comment s’appelait cette jeune fille qu’aimait votre frère ? demanda vivement le duc.

– Personne ne l’a jamais su, monseigneur ; dire son nom, c’était le déshonorer.

– Plus de doute, c’était elle ! murmura le duc, c’était la mère d’Hélène. Et votre frère se nommait ?… ajouta-t-il tout haut.

– Olivier de Chanlay, monseigneur.

– Olivier de Chanlay… répéta tout bas le duc. Je savais bien que ce nom de Chanlay ne m’était pas étranger.

Puis tout haut :

– Continuez, monsieur, dit-il, je vous écoute.

– Vous ne savez pas ce que c’est qu’une haine d’enfance, monseigneur, et dans un pays comme le nôtre surtout. J’aimais mon frère de tout l’amour que j’aurais eu pour nos parents. Un jour, je me trouvai seul au monde. Je grandis dans l’isolement du cœur et dans l’espoir de la vengeance ; je grandis au milieu de gens qui me répétaient : « C’est le duc d’Orléans qui a tué ton frère. » Puis, un jour, ce duc d’Orléans devint régent de France. Vers le même temps, la ligue bretonne s’organisa. J’y entrai un des premiers. Vous savez le reste, monseigneur ; vous voyez qu’il n’y a rien dans tout cela qui soit bien intéressant pour Votre Excellence.

– Si fait, monsieur, et vous vous trompez sur ce point, reprit le duc ; malheureusement, monsieur, le régent a bien des fautes de ce genre à se reprocher.

– Vous comprenez donc, continua Gaston, qu’il faut que ma destinée s’accomplisse, et que je ne puis rien demander à cet homme.

– Oui, monsieur, vous avez raison, dit le duc, il faut que les choses se fassent toutes seules, si elles se font.

En ce moment, la porte s’ouvrit et le lieutenant Maison-Rouge reparut.

– Eh bien, monsieur ? demanda le duc.

– M. le gouverneur avait effectivement reçu de M. le lieutenant de police l’ordre de laisser communiquer le prisonnier avec mademoiselle Hélène de Chaverny. Faut-il que je la fasse monter ?

– Monseigneur…, dit Gaston en regardant le duc d’un air suppliant.

– Oui, monsieur, répondit celui-ci, je comprends ; la douleur et l’amour ont leur pudeur qui ne veut pas de témoins. Je viendrai reprendre mademoiselle Hélène.

– La permission est pour une demi-heure seulement, dit Maison-Rouge.

– Je vous laisse, dit le duc ; je viendrai la reprendre dans une demi-heure.

Et il sortit après avoir salué Gaston.

Maison-Rouge fit alors sa ronde autour de la chambre, examina chaque porte, s’assura que les sentinelles étaient bien devant les fenêtres, et sortit à son tour.

Un instant après, la porte se rouvrit et Hélène apparut pâle, tremblante et balbutiant des remercîments et des questions au lieutenant de la Bastille, qui la salua fort courtoisement et se retira sans lui répondre.

Ce fut alors seulement qu’en regardant autour d’elle Hélène aperçut Gaston. Comme on avait fait pour le duc et contrairement à l’usage toujours suivi, on avait laissé les jeunes gens seuls.

Gaston courut à Hélène, Hélène à Gaston ; et, sans autre idée que leurs souffrances passées et que l’avenir si sombre, ils s’étreignirent avec ardeur.

– Enfin ! s’écria la jeune fille le visage inondé de larmes.

– Oui, enfin ! répéta Gaston.

– Hélas ! vous revoir ici, dans cette prison, murmura Hélène en regardant avec terreur autour d’elle ; ne pas pouvoir vous parler librement, être surveillés, écoutés peut-être !

– Ne nous plaignons pas, Hélène ; car il y a une exception en notre faveur. Jamais un prisonnier n’a pu serrer contre son cœur une amie, une parente. Ordinairement, voyez-vous, Hélène, le visiteur est là-bas contre ce mur, le prisonnier à l’autre extrémité ; un soldat se tient au milieu de la chambre, et le sujet de la conversation est fixé d’avance.

– À qui devons-nous cette faveur ?

– Il faut bien que je le dise, Hélène, au régent, sans doute ; car lorsque hier j’ai demandé à M. d’Argenson la permission de vous voir, il a dit que cela dépassait ses pouvoirs, et qu’il lui fallait en référer au régent.

– Mais vous, Gaston, maintenant que je vous trouve, vous allez me raconter en détail ce qui s’est passé depuis un siècle de larmes et de souffrances. Ah ! dites-moi, mes pressentiments ne me trompaient donc point ! Vous conspiriez ! Oh ! ne niez pas : je le savais.

– Eh bien, oui, Hélène. Vous le savez, nous autres Bretons, nous sommes constants dans nos haines comme dans nos amours ; une ligue s’est organisée en Bretagne, toute la noblesse y a pris part. Devais-je faire autrement que faisaient mes frères ? Je vous le demande Hélène, le devais-je ? le pouvais-je ? ne m’eussiez-vous pas méprisé quand vous auriez vu toute la Bretagne en armes, et moi seul oisif, une cravache à la main, tandis que les autres y tenaient une épée ?

– Oh ! non, non, vous avez raison, Gaston. Mais pourquoi n’êtes-vous pas resté avec les autres en Bretagne ?

– Les autres sont arrêtés comme moi, Hélène.

– Vous avez donc été dénoncés, trahis ?

– Probablement. Mais asseyez-vous là, Hélène ; laissez-moi vous regarder maintenant que nous sommes seuls, laissez-moi vous dire que vous êtes belle, laissez-moi vous dire que je vous aime. Et vous, vous, Hélène, comment vous êtes-vous trouvée en mon absence ?… Le duc…

– Oh ! si vous saviez, Gaston, comme il a été bon pour moi. Chaque soir, il m’est venu voir ; que de soins ! que de prévenances !

– Et, dit Gaston que le mot jeté au hasard par le faux la Jonquière mordait au cœur en ce moment ; et, dans ses soins, dans ses prévenances, rien de suspect ?

– Que voulez-vous dire, Gaston ? demanda Hélène.

– Que le duc est encore jeune et que, comme je vous le disais tout à l’heure, vous êtes bien belle.

– Oh ! grand Dieu ! oh ! non, non, Gaston ; cette fois, il n’y a pas à s’y tromper ; et, quand il était là, près de moi, aussi près que vous êtes vous-même en ce moment, eh bien, il y avait des instants, Gaston, où je croyais avoir retrouvé mon père.

– Pauvre enfant !

– Oui, par un hasard étrange et dont je ne puis me rendre compte, il y a, dans la voix du duc et dans celle de cet homme qui est venu me voir à Rambouillet une ressemblance qui tout d’abord m’a frappée.

– Vous croyez ? dit Gaston distrait.

– Mais à quoi pensez-vous, mon Dieu ? Dit Hélène ; il me semble que vous n’écoutez pas ce que je vous dis.

– Moi, Hélène, moi ! quand chacune de vos paroles retentit au plus profond de mon cœur.

– Non, vous êtes inquiet. Oh ! Gaston, je comprends cela. Conspirer, c’est jouer sa vie. Mais, soyez tranquille, Gaston ; je l’ai dit au duc : si vous mourez, je mourrai.

Gaston tressaillit.

– Ange que vous êtes ! dit-il.

– Oh ! mon Dieu ! continua Hélène, comprenez-vous un supplice pareil ? Sentir que l’homme qu’on aime court un danger d’autant plus terrible qu’il est inconnu, sentir qu’on ne peut rien pour lui, rien au monde que verser des larmes inutiles, et cela quand on donnerait sa vie pour racheter la sienne !

Le visage de Gaston s’illumina d’un rayon de bonheur : c’était la première fois qu’il entendait de si douces paroles sortir de la bouche de sa bien-aimée, et, sous l’impression d’une pensée qu’il paraissait mûrir depuis quelques instants :

– Si fait, mon Hélène, dit-il en lui prenant les mains ; si fait, tu te trompes, car tu peux beaucoup pour moi.

– Et que puis-je donc ? mon Dieu !

– Tu peux consentir à devenir ma femme, dit Gaston en regardant Hélène fixement.

Hélène tressaillit.

– Moi votre femme ? dit-elle.

– Oui, Hélène ; ce projet arrêté pendant que nous étions libres, tu peux le réaliser pendant ma captivité. Hélène, ma femme, ma femme devant Dieu et devant les hommes ! ma femme dans ce monde et dans l’autre, dans les temps et l’éternité ! Voilà ce que d’un mot tu peux devenir pour moi, Hélène ; crois-tu donc que ce ne soit rien ?

– Gaston, dit Hélène en regardant fixement le jeune homme, vous me cachez quelque chose.

Ce fut Gaston qui tressaillit à son tour.

– Moi ! dit-il ; et que voulez-vous que je vous cache ?

– Vous m’avez dit vous-même que vous aviez vu M. d’Argenson hier.

– Oui, eh bien ?

– Eh bien, Gaston, dit en pâlissant Hélène, vous êtes condamné !

Gaston prit une résolution soudaine.

– Eh bien, oui, dit-il, je suis condamné à la déportation ; et je voulais, égoïste que je suis, vous attacher à moi par des liens indissolubles avant de quitter la France.

– Gaston, dit Hélène, est-ce bien vrai ce que vous me dites ?

– Oui. Aurez-vous bien le courage de devenir la femme d’un proscrit, Hélène ; de vous condamner à l’exil ?

– Tu le demandes, Gaston ! s’écria Hélène les yeux rayonnant d’enthousiasme. L’exil ! Oh ! merci, mon Dieu ! Moi, qui eusse accepté avec toi une prison éternelle et qui me serais encore regardée comme trop heureuse ! Oh ! je vais donc t’accompagner, je vais donc te suivre ! Cette condamnation, mais songes-y, c’est un bonheur immense auprès de celle que nous redoutions. Moins la France, le monde tout entier est à nous. Oh ! Gaston… Gaston, nous pouvons encore être heureux !

– Oui, Hélène, oui, murmura Gaston avec effort.

– Mais sans doute, reprit Hélène ; mais juge donc quel sera mon bonheur ! La France, pour moi, c’est le pays où tu seras ! Ma patrie, c’est ton amour. J’aurai, je le sais bien, à te faire oublier la Bretagne, tes amis, tes rêves d’avenir ; mais je t’aimerai tant, vois-tu, que je te ferai oublier tout cela !

Gaston ne put que prendre les mains d’Hélène et les couvrir de baisers.

– Le lieu de ton exil est-il fixé ? reprit Hélène ; te l’a-t-on dit ? Quand pars-tu ? Nous partirons ensemble, n’est-ce pas ? Mais réponds donc !

– Mon Hélène, répondit Gaston, c’est impossible ; on nous sépare momentanément du moins. Je dois être conduit à la frontière de France, je ne sais encore à laquelle ; une fois hors du royaume, je suis libre, et alors tu viens me rejoindre.

– Oh ! mieux que cela, Gaston, s’écria Hélène, mieux que cela : par le duc, je sais d’avance dans quel pays ils veulent t’exiler, et, au lieu d’aller te rejoindre, je vais t’y attendre. En descendant de voiture, tu me trouveras là pour adoucir tes adieux à la France ; puis il n’y a que la mort qui soit sans retour : plus tard, le roi te fera grâce ; plus tard, peut-être même l’action dont aujourd’hui l’on te punit sera une action qui méritera sa récompense. Alors nous reviendrons ; alors rien ne nous empêchera plus de retourner en Bretagne, ce berceau de notre amour, ce paradis de nos souvenirs. Oh ! reprit Hélène avec un accent d’amour mêlé d’impatience, dis-moi donc que tu partages mon espoir, dis-moi donc que tu es content, dis-moi donc que tu es heureux !

– Oh ! oui, oui, Hélène ! s’écria Gaston. Oui, je suis heureux, car c’est à cette heure seulement que je sais quel ange m’a aimé. Oh oui, Hélène : je te le dis, une heure d’un amour pareil au tien et puis mourir, cela vaudrait mieux qu’une longue vie sans être aimé.

– Eh bien, voyons, continua Hélène rattachant toute son âme au nouvel avenir qui se présentait à elle ; maintenant que vont-ils faire ? me laisseront-ils revenir ici avant ton départ ? Quand et comment nous reverrons-nous ? Pourras-tu recevoir mes lettres ? Te permettront-ils de me répondre ? Demain matin, à quelle heure pourrai-je me présenter à ta prison ?

– On m’a presque promis que notre mariage aurait lieu ce soir ou demain.

– Ici ! dans une prison ! dit Hélène en frissonnant malgré elle.

– Quelque part qu’il ait lieu, Hélène, ne me liera-t-il pas à toi pour le reste de ma vie ?

– Mais, dit Hélène, si l’on te manquait de parole ? si l’on te faisait partir avant que je te revisse ?

– Hélas ! dit Gaston avec un serrement de cœur terrible, cela est encore possible, ma pauvre Hélène, et voilà ce que je crains.

– Oh ! mon Dieu ! crois-tu donc ton départ si proche ?

– Tu sais, Hélène, répondit Gaston, les prisonniers ne s’appartiennent pas : d’un moment à l’autre on peut les venir prendre, les enlever.

– Oh ! qu’ils viennent, qu’ils viennent ! s’écria Hélène, plus tôt tu seras libre, plus tôt nous serons réunis. Je n’ai pas besoin d’être ta femme pour te suivre, pour aller te joindre. Je connais la loyauté de mon Gaston, et de ce jour je te regarde comme mon époux devant Dieu. Oh ! pars bien vite, au contraire, Gaston, car, tant qu’ils te tiendront sous ces murs épais et lourds, je craindrai pour ta vie ; pars, et dans huit jours nous serons réunis, sans absence qui nous menace, sans témoins qui nous épient, réunis pour toujours.

En ce moment on ouvrit la porte.

– Oh ! mon Dieu ! déjà ! s’écria Hélène.

– Mademoiselle, dit le lieutenant, le temps accordé pour votre visite est écoulé et au delà.

– Hélène ! dit Gaston en se cramponnant aux mains de la jeune fille avec un frissonnement nerveux dont il n’était pas le maître.

– Eh bien, quoi, mon ami ? reprit Hélène en le regardant avec terreur ; qu’avez-vous ? vous pâlissez ?

– Moi !… non, non, rien ! reprit Gaston redevenant maître de lui-même à force de volonté, rien…

Et il baisa les mains d’Hélène en souriant.

– À demain, dit Hélène.

– Oui, à demain.

En ce moment, le duc parut à son tour sur le seuil de la porte. Le chevalier courut à lui.

– Monseigneur, lui dit Gaston en lui saisissant les mains, monseigneur, faites tout ce que vous pourrez pour obtenir qu’elle soit ma femme. Mais si vous ne l’obtenez pas, jurez-moi qu’au moins elle sera votre fille.

Le duc serra les mains de Gaston ; il était tellement ému qu’il ne pouvait répondre.

Hélène s’approcha ; le chevalier se tut, craignant qu’elle n’entendît.

Il tendit une main à Hélène, qui lui tendit son front ; de grosses larmes silencieuses coulaient sur les joues de la jeune fille. Gaston fermait les yeux, pour ne pas pleurer en la voyant pleurer.

Enfin il fallut se quitter. Gaston et Hélène échangèrent un long et dernier regard.

Le duc tendit la main à Gaston.

C’était une chose étrange que cette sympathie entre deux hommes dont l’un était venu de si loin pour tuer l’autre.

La porte se referma, et Gaston tomba sur un fauteuil. Toutes les forces du malheureux jeune homme étaient épuisées.

Au bout de dix minutes, le gouverneur rentra. Il venait chercher Gaston pour le ramener dans sa chambre.

Gaston le suivit morne et silencieux, et, lorsque le gouverneur lui demanda s’il ne désirait rien, s’il n’avait besoin de rien, il secoua seulement la tête.

La nuit venue, mademoiselle de Launay fit le signal qui annonçait qu’elle avait quelque chose à communiquer à son voisin.

Gaston ouvrit la fenêtre, et tira à lui une lettre qui en renfermait une autre.

Il se procura de la lumière par ses moyens ordinaires. La première lettre était à son adresse.

« Cher voisin, lut-il.

« Le couvre-pieds n’était pas si méprisable que je le croyais ; il contenait un petit papier sur lequel était écrit le mot que m’avait déjà dit Herment : « Espérez. »

« De plus, il renfermait cette lettre pour M. de Richelieu. Faites-la passer à Dumesnil, qui la fera passer au duc.

« Votre servante,

« DE LAUNAY. »

– Hélas ! dit Gaston avec un triste sourire, quand je ne serai plus là, je leur manquerai bien !

Et il appela Dumesnil, auquel il fit passer la lettre.

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