XXX L’ARRÊT !

Il était six heures et demie, et, par conséquent, il faisait nuit obscure. Le premier soin du chevalier, en rentrant chez lui, fut, dès que la porte de sa chambre fut refermée, de courir à la cheminée.

– Eh ! chevalier ! dit-il.

Dumesnil répondit.

– J’ai fait ma visite.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai trouvé sinon un ami, du moins une connaissance.

– Un nouveau prisonnier ?

– Qui doit dater de la même époque que moi.

– Comment le nommez-vous ?

– Le capitaine la Jonquière.

– Attendez donc !

– Le connaissez-vous ?

– Mais oui.

– Alors rendez-moi un grand service ; qu’est-il ?

– Oh mais, un ennemi acharné du régent.

– Vous êtes sûr ?

– Comment donc ! il était de notre conspiration, et s’en est retiré parce qu’il était question d’enlever et non d’assassiner.

– Alors il était ?…

– Pour l’assassinat.

– C’est bien cela, murmura Gaston. Donc, reprit-il tout haut, c’est un homme à qui l’on peut se fier ?

– Si c’est le même dont j’ai entendu parler, et qui demeurait rue des Bourdonnais, au Muids-d’Amour.

– Justement, c’est cela.

– Alors c’est un homme sûr.

– Tant mieux, dit Gaston ; car cet homme tient entre ses mains la vie de quatre braves gentilshommes.

– Dont vous êtes un, n’est-ce pas ? dit Dumesnil.

– Vous vous trompez, reprit Gaston, et je me suis mis en dehors, car il paraît que pour moi tout est fini.

– Comment ! tout est fini ?

– Oui, je suis condamné.

– À quoi ?

– À mort.

Il se fit un moment de silence entre les interlocuteurs.

– Impossible ! reprit le premier le chevalier Dumesnil.

– Et pourquoi cela, impossible ?

– Parce que, si j’ai bien compris, votre affaire se rattache à la nôtre, n’est-ce pas ?

– Elle en est la suite.

– Eh bien…

– Eh bien ?

– Notre affaire étant en bon chemin, la vôtre ne peut aller mal.

– Et qui vous a dit que votre affaire était en bon chemin ?

– Écoutez : car pour vous, mon cher voisin, pour vous, qui avez bien voulu consentir à être notre intermédiaire, nous n’avons plus de secrets.

– J’écoute, dit Gaston.

– Voilà ce que mademoiselle de Launay m’écrivait hier. Elle se promenait avec Maison-Rouge, qui, comme vous le savez, est amoureux d’elle, et dont nous nous moquons fort tous deux, mais que nous ménageons pour la grande utilité dont il nous est ; et comme, sous prétexte de maladie, elle avait demandé, ainsi que vous, un médecin, il la prévint que celui de la Bastille était à ses ordres. Or il faut vous dire que nous avons connu, d’une façon assez intime même, ce médecin de la Bastille, qui se nomme Herment. Cependant elle n’espérait pas en tirer grand’chose, car c’est un homme fort craintif de sa nature. Lorsqu’il entra dans le jardin où elle se promenait, et en lui donnant une consultation en plein air, il lui dit : « Espérez ! » – Dans la bouche d’un autre, ce mot n’était rien ; dans la bouche d’Herment, c’est beaucoup. – Or, du moment où l’on nous dit d’espérer, vous n’avez rien à craindre, vous, puisque nos deux affaires se rattachent si intimement l’une à l’autre.

– Cependant, reprit Gaston, à qui le mot semblait bien vague, la Jonquière paraissait bien sûr de ce qu’il disait.

En ce moment, Pompadour frappa avec son manche à balai.

– Pardon, dit Gaston à Dumesnil, mais le marquis m’appelle ; peut-être a-t-il quelque nouvelle à m’annoncer.

Et Gaston alla à son trou, qu’en quelques coups de couteau il rendit praticable.

– Dites donc, chevalier, dit Pompadour, demandez donc à Dumesnil s’il ne saurait pas quelque chose de nouveau par mademoiselle de Launay ?

– Sur qui ?

– Sur l’un de nous. J’ai surpris quelques mots, que le major et le gouverneur ont échangés à ma porte ; j’ai entendu ceux-ci : « Condamné à mort ! »

Gaston frissonna.

– Rassurez-vous, marquis, dit-il, j’ai tout lieu de croire que c’est de moi qu’il était question.

– Diable ! mon cher chevalier, cela ne me rassurerait pas du tout. D’abord, parce que nous avons fait connaissance et qu’on devient vite amis en prison ; ce qui fait que je serais désespéré qu’il vous arrivât quelque chose. Ensuite, parce que ce qui vous arriverait à vous pourrait bien nous arriver à nous aussi, vu la ressemblance de nos deux affaires.

– Et vous croyez que mademoiselle de Launay pourrait nous tirer d’incertitude ? demanda Gaston.

– Sans doute ; ses fenêtres donnent sur l’Arsenal.

– Après ?

– Après ? Elle aura bien vu s’il s’y est passé quelque chose de nouveau aujourd’hui.

– Eh ! justement, reprit Gaston, voilà qu’elle frappe.

En effet, mademoiselle de Launay frappait deux coups au plafond, ce qui voulait dire :

– Attention !

Gaston répondit à mademoiselle de Launay en frappant un coup, ce qui voulait dire :

– J’écoute !

Puis il alla ouvrir la fenêtre.

Un instant après, la ficelle descendit avec une lettre.

Gaston tira à lui la ficelle, prit la lettre, et alla au trou de Pompadour.

– Eh bien ? dit le marquis.

– Une lettre, répondit Gaston.

– Que dit-elle ?

– Je n’en sais rien ; mais je vais la faire passer au chevalier Dumesnil, qui me le dira.

– Dépêchez-vous.

– Pardieu ! dit Gaston, croyez bien que je suis aussi pressé que vous.

Et il courut à la cheminée.

– Le cordon ? cria-t-il.

– Vous avez une lettre ? dit Dumesnil.

– Oui. Avez-vous de la lumière ?

– Je viens d’en allumer.

– Descendez vite le cordon alors.

– Le voilà.

Gaston attacha la lettre qui remonta aussitôt.

– La lettre n’est pas pour moi, elle est pour vous, dit Dumesnil.

– N’importe, lisez toujours. Vous me direz ce qu’il y a dedans ; je n’ai pas de lumière, et vous perdriez beaucoup de temps à m’en descendre.

– Vous permettez ?

– Pardieu !

Il y eut un moment de silence.

– Eh bien ? dit Gaston.

– Diable ! fit Dumesnil.

– Mauvaises nouvelles, n’est-ce pas ?

– Dame ! jugez-en vous-même.

Et Dumesnil lut :

« Mon cher voisin,

« Il est arrivé, ce soir, des juges extraordinaires à l’Arsenal, et j’ai reconnu la livrée de d’Argenson. Nous en saurons davantage tout à l’heure, car je vais avoir la visite du médecin.

« Envoyez de ma part mille choses à Dumesnil. »

– C’est bien cela que m’avait dit la Jonquière, reprit Gaston. Des juges extraordinaires ; c’est moi qu’ils ont jugé.

– Bah ! chevalier, dit Dumesnil d’une voix qu’il essayait inutilement de faire rassurée, je crois que vous vous alarmez trop vite.

– Non pas, je sais à quoi m’en tenir ; et puis, tenez !

– Quoi ?

– On vient. Silence !

Et Gaston s’éloigna vivement de la cheminée.

La porte s’ouvrit : le major et le lieutenant, escortés de quatre soldats, venaient chercher Gaston.

Gaston profita de la lumière qu’ils apportaient pour mettre un peu d’ordre dans sa toilette, puis il les suivit comme la première fois. On le fit entrer dans une chaise à porteurs bien close, précaution assez inutile, puisque, sur son passage, tous les soldats ou gardiens se retournaient du côté de la muraille : c’était la consigne de la Bastille.

Le visage de d’Argenson était renfrogné comme de coutume. Ses accesseurs n’avaient pas meilleur air que lui.

– Je suis perdu ! murmura Gaston. Pauvre Hélène !

Puis il releva la tête avec l’intrépidité d’un homme brave, qui, sachant que la mort va venir, lève la tête pour la voir arriver en face.

– Monsieur, dit d’Argenson, votre crime a été examiné par le tribunal dont je suis le président. On vous a permis, dans les séances précédentes, de vous défendre. Si l’on n’a pas jugé à propos de vous accorder un avocat, ce n’est point dans le but de nuire à votre défense, mais, au contraire, parce qu’il est inutile de publier, vis-à-vis de vous, l’indulgence extrême d’un tribunal chargé d’être sévère.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Gaston.

– Alors je serai plus clair, dit le lieutenant de police. Les débats eussent fait ressortir, même aux yeux de votre défenseur, une chose incontestable, c’est que vous êtes un conspirateur et un assassin. Comment vouliez-vous que, ces deux points établis, on usât d’indulgence avec vous ? Mais vous voilà devant nous ; toutes facilités vous seront données pour votre justification : si vous demandez un délai, vous l’aurez ; si vous désirez des recherches de pièces, elles seront faites ; si vous parlez, enfin, vous avez la parole, et on ne vous la retirera point.

– Je comprends la bienveillance du tribunal, répondit Gaston, et je l’en remercie. De plus, l’excuse qu’il me donne, pour l’absence d’un défenseur dont je n’ai pas besoin, me semble suffisante. Je n’ai pas à me défendre.

– Vous ne voulez donc ni témoins, ni pièces, ni délais ?

– Je veux mon arrêt, voilà tout.

– Voyons, continua d’Argenson, pour vous-même, chevalier, ne vous entêtez pas ainsi, et faites quelques aveux.

– Je n’ai pas d’aveux à faire ; car, remarquez que, dans tous mes interrogatoires, vous n’avez pas même formulé une accusation précise.

– Et vous en voudriez une ?

– J’avoue que je ne serais pas fâché de savoir de quoi l’on m’accuse.

– Eh bien, je vais vous le dire : vous êtes venu à Paris, délégué par la commission républicaine de Nantes ; vous êtes venu pour assassiner le régent. Vous étiez adressé à un nommé la Jonquière, votre complice, aujourd’hui condamné comme vous.

Gaston se sentait pâlir, car toutes ces accusations étaient vraies.

– Cela serait, monsieur, reprit-il, que vous ne pourriez le savoir ; un homme qui veut commettre une telle action ne l’avoue que lorsqu’elle est commise.

– Oui, mais ses complices l’avouent pour lui.

– C’est me dire que la Jonquière me dénonce ?

– La Jonquière ! il n’est pas question de la Jonquière, mais des autres accusés.

– Des autres accusés ! s’écria Gaston ; y a-t-il donc encore d’autres personnes arrêtées que moi et le capitaine la Jonquière ?

– Mais oui : il y a MM. de Pontcalec, de Talhouët, de Mont-Louis et du Couëdic.

– Je ne vous comprends pas, dit Gaston avec un vague et profond sentiment de terreur, non pour lui, mais pour ses amis.

– Comment ! vous ne comprenez pas que MM. de Pontcalec, de Talhouët, de Mont-Louis et du Couëdic ont été arrêtés, et qu’on leur fait leur procès en ce moment même à Nantes ?

– Arrêtés ! eux ! s’écria Gaston ; impossible !

– Ah ! oui, n’est-ce pas ? dit d’Argenson. Vous pensiez que la province se révolterait plutôt que de laisser arrêter ses défenseurs, comme vous dites, vous autres rebelles. Eh bien, la province n’a rien dit ; la province a continué de rire, de chanter et de danser. Seulement, on s’informe déjà sur quelle place de Nantes ils seront décapités, afin d’y louer des fenêtres.

– Je ne vous crois pas, monsieur, dit froidement Gaston.

– Donnez-moi ce portefeuille dit d’Argenson à une espèce de greffier qui se tenait debout derrière lui.

– Tenez, monsieur, continua le lieutenant de police en tirant successivement plusieurs papiers du portefeuille, voici les actes d’arrestation, suivis des procès-verbaux. Doutez-vous des pièces authentiques ?

– Tout cela ne dit point, monsieur, qu’ils m’aient accusé.

– Ils ont dit tout ce que nous voulions savoir, et votre culpabilité résulte clairement de leurs interrogatoires.

– En ce cas, et s’ils ont dit tout ce que vous vouliez savoir, vous n’avez plus besoin de mes aveux.

– Est-ce votre réponse définitive, monsieur ?

– Oui.

– Greffier, lisez le jugement.

Le greffier déroula un papier et lut, d’une voix nasillarde, du même ton qu’il eût lu un simple exploit :

« Attendu qu’il résulte de l’instruction commencée le 19 février, que messire Gaston-Éloy de Chanlay est venu de Nantes à Paris dans l’intention de commettre, sur la personne de Son Altesse Royale monseigneur le régent de France, un crime de meurtre, qui devait être suivi de révolte contre l’autorité du roi, la commission extraordinaire, instituée pour connaître de ce crime, a jugé le chevalier de Chanlay digne du châtiment réservé aux coupables de haute trahison et lèse-majesté, la personne de M. le régent étant inviolable comme personne royale.

« En conséquence :

« Ordonnons que M. le chevalier Gaston de Chanlay sera préalablement dégradé de ses titres et dignités ; déclaré ignoble lui et sa postérité à perpétuité, ses biens confisqués, ses bois de haute futaie coupés à la hauteur de six pieds, et lui-même décapité, à la requête des gens du roi, soit en place de Grève, soit en tout lieu qu’il plaira à M. le grand prévôt d’indiquer, sauf le pardon de Sa Majesté. »

Gaston écouta la lecture de sa condamnation avec la pâleur, mais aussi avec l’immobilité d’une statue de marbre.

– Et quand l’exécution aura-t-elle lieu ? demanda-t-il.

– Sitôt qu’il plaira à Sa Majesté, répondit le lieutenant de police.

Gaston sentit comme un grand serrement aux tempes, un nuage sanglant passa devant ses yeux. Il sentit que ses idées se troublaient, et demeura silencieux, pour ne pas dire quelque chose d’indigne de lui. Mais, si l’impression fut vive, elle fut rapide : peu à peu la sérénité reparut sur son front, le sang remonta à ses joues, et une espèce de sourire dédaigneux retroussa ses lèvres.

– C’est bien, monsieur, dit-il ; à quelque moment que vienne l’ordre de Sa Majesté, il me trouvera prêt. Seulement, je voudrais savoir si, avant de mourir, il me sera permis de voir quelques personnes qui me sont chères, et de demander une faveur au roi.

Les yeux de d’Argenson pétillèrent d’une joie maligne.

– Monsieur, dit-il, je vous avais prévenu qu’on vous traiterait avec indulgence ; vous pouviez donc me dire cela plus tôt, et la bonté de Sa Majesté ne se fût peut-être pas laissé devancer par une prière.

– Vous vous méprenez, monsieur, dit Gaston avec dignité. Je ne demande à Sa Majesté qu’une faveur dont ma gloire et la sienne ne souffriront pas.

– Vous pourriez mettre celle du roi avant la vôtre, monsieur, dit un assesseur avec un ton qui sentait la chicane de cour.

– Monsieur, répondit Gaston, je vais mourir, ma gloire commencera plus tôt que celle de Sa Majesté.

– Que demandez-vous donc ? dit d’Argenson ; parlez, et je vous dirai tout de suite s’il y a chance qu’il soit fait droit à votre requête.

– Je demande d’abord que mes titres et dignités, qui d’ailleurs sont peu de chose, ne soient pas éteints ni altérés, car je n’ai pas de postérité ; je meurs tout entier, et mon nom est la seule chose qui doive me survivre ; encore, comme il n’était que noble et non illustre, ne me survivra-t-il pas longtemps.

– Ceci est faveur toute royale, monsieur. Sa Majesté seule peut répondre, et Sa Majesté répondra. Était-ce tout ce que vous désiriez, monsieur ?

– Non, monsieur. Je désire encore une chose ; mais je ne sais à qui en faire la demande ?

– À moi d’abord, monsieur ; puis, en ma qualité de lieutenant de police, je verrai si je dois prendre sous ma responsabilité de vous accorder cette chose, ou s’il est nécessaire que j’en réfère à Sa Majesté.

– Eh bien, monsieur, dit Gaston, je désire qu’on m’accorde la grâce de voir mademoiselle Hélène de Chaverny, pupille de Son Excellence M. le duc d’Olivarès, et M. le duc lui-même.

D’Argenson, à cette demande, fit un geste singulier, que le chevalier interpréta comme une hésitation.

– Monsieur, se hâta d’ajouter Gaston, je les verrai où l’on voudra, et aussi peu de temps que l’on voudra.

– C’est bien, monsieur, vous les verrez, dit d’Argenson.

– Ah ! monsieur ! s’écria Gaston en faisant un pas en avant comme pour lui prendre la main, vous me comblez de joie.

– À une condition cependant, monsieur.

– Laquelle ? dites ; il n’est aucune condition compatible avec mon honneur que je n’accepte en échange d’une si grande grâce.

– Vous ne parlerez à personne de votre condamnation ; et cela, sur votre parole de gentilhomme.

– Et je le ferai d’autant plus volontiers, monsieur, répondit Gaston, que l’une des deux personnes mourrait, à coup sûr, en l’apprenant.

– Alors voilà qui va bien. N’avez-vous plus rien à dire ?

– Non, monsieur ; sinon que je désire que vous attestiez que je n’ai rien dit.

– Vos dénégations sont inscrites aux procès-verbaux. Greffier, passez les pièces à monsieur, qu’il les lise et qu’il les signe.

Gaston s’assit devant une table, et, tandis que d’Argenson et les juges, groupés autour de lui, causaient entre eux, il lut avec attention toutes les pièces du procès et repassa toutes les réponses qu’il y avait faites depuis ses interrogatoires. Puis, les ayant trouvées conformes à ses souvenirs, il signa.

– Monsieur, dit Gaston, voici vos papiers en règle. Aurai-je l’honneur de vous revoir ?

– Je ne crois pas, répondit d’Argenson avec cette brutalité qui en faisait l’épouvantail de tout prévenu et de tout condamné.

– Alors, au revoir dans l’autre vie, monsieur.

D’Argenson s’inclina et fit le signe de la croix, selon l’usage des juges qui prennent congé d’un homme qu’ils viennent de condamner à mort. Alors le major s’empara de Gaston et le ramena dans sa chambre.

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