Toute idée est construite ou donnée.

L'idée du moi est-elle construite? Parmi les matériaux qui peuvent servir à cela, nous ne voyons que les états de conscience. La méthode consisterait donc à dégager des états de conscience un ou plusieurs caractères communs ayant quelque analogie avec ce qui constitue aujourd'hui l'idée du moi. Cette idée pourrait-on dire alors, s'est formée par généralisation comme l'idée de la pesanteur.

Entre tous les philosophes qui ont engagé cette genèse, M. Taine est celui qui a produit la plus parfaite et la plus systématique. Voici selon lui comment se construit l'idée de moi:

Nos états de conscience peuvent être repartis en deux catégories. Les uns se rapportent à quelque chose d'extérieur à eux. On les nomme perceptions ou sensations extérieures. D'autres, les émotions par exemple, ne supposent rien en dehors d'eux.

Par rapport à ces derniers, les perceptions nous apparaissent comme extérieures. Les seconds, par rapport aux perceptions, ont donc tous cette propriété communes d'être en dedans. L'idée de dedans implique nécessairement l'idée d'un contenant. C'est ce contenant fictif que nous nommons le moi.

Ce raisonnement repose tout entier sur l'identification des deux idées de moi et de dedans. Cette identification est-elle légitime? Le moi ne nous apparaît-il pas plutôt comme un centre, un point de convergence où viennent se centraliser tous les états de conscience plutôt qu'une enceinte les comprenant? Prenons des comparaisons dans la géométrie. L'idée de dedans représenterait assez bien une sphère, l'idée de moi le centre de cette sphère. Les rayons représentant alors les états de conscience, sont enfermés dans la sphère et convergent au moi. Entre la sphère et son centre, entre l'idée de dedans et celle de moi, il y a de grands rapports; mais on ne peut faire de leur identification la base d'un raisonnement.

Examinons maintenant le raisonnement de M. Taine. La prémisse suppose des états de conscience données en dehors du moi. Est-ce possible? Tout état de conscience est une connaissance, et toute connaissance veut un sujet et un objet. Supprimez le sujet, il ne reste rien. Or le sujet dans le cas présent est le moi. Supprimez-le, il n'y a plus d'états de conscience.

Condillac, pour montrer comment la perception extérieure forme toute la connaissance, imagine une statue dont il ouvre un à un tous les sens. Le premier ouvert est l'odorat. Une rose est approchée de la statue, et celle-ci, dit Condillac, perçoit l'odeur de rose. - La statue ne pourra sentir que si elle s'est d'abord posée indépendante de cette odeur, et ne sentira la modification odorante apportée à son moi que si elle a conscience de son moi en dehors de ce phénomène. Sinon, il est impossible qu'il y ait sensation.

Le moi est donc l'antécédent indispensable de tout état de conscience. Les états de conscience inconscients qu'admet M. Taine au début de son raisonnement impliquent contradiction.

Mais, objectent les positivistes, nous n'admettons point l'inconscience des états de conscience. Chacun d'eux est conscient par lui-même et votre raisonnement ne saurait attaquer celui de M. Taine puisque vous démontrez seulement qu'un phénomène de ce genre ne peut être inconscient et n'existe que quand il a reçu la conscience, ce qui, selon vous, le moi seul peut lui donner.

Mais en donnant ainsi sa conscience particulière à chacun de ces états de conscience, les positivistes ne font que multiplier la difficulté. Chacun d'eux aurait alors son moi distinct et la même question se poserait encore: Comment ont-ils une idée de moi?


L'idée de moi ne peut donc pas être construite. Elle est donc donnée. Comment nous est-elle donnée?

Ici au contraire de la perception extérieure, l'idée cherchée est en nous, est nous. Il n'y a pas entre elle et nous l'abîme qui sépare de nous le monde extérieur. Il n'y a pas les différents milieux qui le déforment en nous le présentant. Nous l'apercevons directement par l'oeil de la conscience. En même temps que le phénomène, la conscience nous fait connaître le moi. L'idée de moi est donnée distinctement dans la conscience.

Le moi existe-t-il? Telle serait la question analogue à celle que nous nous sommes proposées après avoir montré comment nous était donnée l'idée d'extériorité. Mais ici, l'expérience même nous prouve que le moi existe. Nous le voyons, nous ne pouvons pas supposer sa non-existence. Il est donc prouvé que le moi existe par le fait même de l'idée que nous en avons.


Nous savons que le moi existe. Qu'est-il? C'est ce qui nous reste à voir. Nous retrouvons ici, comme question préalable, une théorie que nous avons déjà examinée à un autre point de vue. Il s'agit de savoir si, comme le prétendent certains philosophes, il y a en nous, outre le moi, quelque chose de distinct du corps, si, de quelque façon, le monde intérieur déborde le monde que nous montre la conscience, si l'âme en un mot est plus grande que le moi.

Telle est, par exemple, l'opinion de Maine de Biran. Pour lui, il y a sous le moi une autre réalité qui sert de substratum à la réalité consciente. Par opposition au moi actif, il nomme cette autre partie de nous substance. Victor Cousin croyait également qu'il y avait en dehors du moi quelque chose qui échappait à la conscience et dont le raisonnement seul indiquait l'existence.

Cette théorie est déjà réfutée par ce que nous avons dit de M. de Hartmann et de la Philosophie de l'inconscient [Cf. chapitre XV, Sec. C (p. 107)]. Il ne peut y avoir de faits psychiques inconscients. Ce concept d'ailleurs est vague, vide, indéterminé. Quelle est la nature de cet être inconscient? Par définition même, il n'est pas actif, car il donnerait alors naissance à des phénomènes qui tous tomberaient sous l'observation de la conscience, ce qui n'est pas. N'ayant pas d'action, il ne serait que le fondement des actions du moi. Le seul rôle que lui donne de Biran est de servir de support au moi. Mais on ne peut se représenter un pareil être. Le concept de la substance est donc absolument vide de sens précis.

Hors de que nous donne la conscience, il n'y a donc rien. Les limites de l'âme et du moi coïncident exactement.

Ceci établi, voyons quelle est la nature du moi. C'est à la fois la conscience et le raisonnement qui vont nous en montrer les qualités essentielles.

Le moi a trois attributs naturels:

1. L'unité. Le moi est un. Cela veut dire qu'il est indivisible, ne comporte pas de parties. C'est ce que nous atteste l'observation immédiate par la conscience. C'est aussi ce que confirme le raisonnement. Il est certain que nous avons l'idée d'unité. Cette idée nous vient ou de l'extérieur ou de l'intérieur. Elle ne peut venir de l'extérieur, où tout est multiple et est perçu par nous comme indéfiniment divisible. L'idée d'unité ne nous vient pas du monde extérieur: nous la tirons donc de nous-mêmes.

2. L'identité. Malgré tous les changements qui peuvent survenir, le moi est et se sent identique à lui-même. Le raisonnement est le même que pour l'unité. Dans le monde extérieur, tout change, rien ne reste longtemps identique à soi-même. Ce ne peut donc être que de nous-mêmes que nous tirons l'idée de l'identité. Cette idée d'identité est en outre une des conditions nécessaires de la mémoire [Cf. Chapitre XXV].

3. La causalité. Le moi est une cause. Nous sentons que c'est nous qui causons nos actions. Nous pouvons voir l'action sortir, pour ainsi dire, de notre volonté. Nous savons en outre ce que c'est qu'une cause. D'où nous viendrait cette idée, sinon de la connaissance que nous avons de la cause que nous sommes? Le monde extérieur nous fait voir uniquement des phénomènes, se succédant les uns aux autres. De cause, on n'en perçoit pas. On dit bien que le mouvement cause de la chaleur. Cela signifie seulement que nous voyons toujours le mouvement précède la chaleur. Mais c'est en nous seulement que nous apercevons une cause produisant son effet. L'idée de cause est donc prise dans le moi.

Un être ayant l'unité, l'identité, la causalité, est ce qu'on nomme une personne. Pour qu'un être soit une personne il faut d'abord, c'est évident, qu'il soit un et identique. Il faut de plus que les actions qu'il produit émanent de lui et rien que de lui. En effet, c'est là ce qui distingue la personne de la chose. Cette dernière n'agit que si un choc vient la mettre en mouvement. La personne au contraire a pour qualité propre de tirer son action d'elle-même. Tous les hommes sont au même degré uns et identiques. Mais tous ne sont pas au même degré cause de leurs actions. Il est vrai de dire que chez aucun la causalité n'est nulle. Mais il en est qui ont plus ou moins de volonté. Les uns ne font rien qu'ils n'aient voulu. Les autres ne sont que des instruments entre les mains des personnes ou des choses avoisinantes. Ils ne font rien que par une impulsion étrangère. Leurs actions ne sont que l'écho du monde extérieur.

Tous les moi ne sont donc pas personnes au même degré. Tous le sont, mais il y a des différences telles qu'elles doivent être remarquées.

L'étude de la conscience est maintenant terminée. Nous avons vu ses conditions, son objet; nous avons critiqué l'objectivité des idées qu'elles nous fournissaient. Nous sommes donc en même de résoudre la question suivante.

La conscience est-elle ou non une faculté distincte?

Ceux qui résolvent négativement cette question appuient leur opinion de cet argument. L'objet de la conscience se confond avec celui de toutes les autres facultés, puisque cet objet se compose des états de conscience de l'intelligence, de la mémoire, de la volonté, de la sensibilité. Nous ne lui devons donc pas d'idée qui vienne d'elle et d'elle seule.

Il en serait ainsi si la conscience ne nous montrait que des phénomènes. Mais nous l'avons vu, elle nous fait connaître de plus le moi et ses attributs. Voilà donc des idées que seule la conscience nous donne. Elle a donc son domaine propre et distinct nous donne des idées que nous n'aurions pas sans elle. Elle est donc une faculté distincte.

La conscience jointe à la perception extérieur donne l'expérience. Ces deux facultés sont nommées facultés expérimentales. Nous allons examiner plus tard si l'expérience suffit à expliquer toutes nous connaissances.


Les deux facultés que nous venons d'examiner, la perception extérieure et la conscience, forment l'expérience. l'expérience suffit-elle à tout expliquer, ou est-il nécessaire d'admettre chez nous d'autres facultés, c'est ce que nous allons examiner.

Pour cela déterminons les caractères des jugements donnés par l'expérience. Si nous trouvons en nous des jugements dont les caractères soient irréductibles aux premiers, nous en conclurons qu'il y a en nous une autre faculté.

Le caractère des jugements dûs à l'expérience est d'être contingents, c'est-à-dire tels que l'esprit puisse concevoir le jugement contradictoire.

Prenons un exemple dans la perception extérieure. C'est une vérité presque universellement admise que les corps tombent suivant la verticale. Nous concevons très bien cependant qu'ils puissent suivre une autre direction. Epicure suppose même que [note in right margin illegible] primitivement, les atomes suivaient une direction régulièrement oblique. Le jugement énoncé est donc contingent.

Prenons un autre exemple. Je dis: "L'homme est un être sensible." Nous admettons cela, mais nous concevons un être qui aurait toutes les autres facultés de l'homme, la seule sensibilité exceptée. Ce jugement est donc également contingent.

Prenons tous les jugements dûs à l'expérience. Tous, nous les trouverons contingents. Et comment en serait-il autrement? Qui pourrait donc nous empêcher de concevoir la proposition contradictoire? Les jugements formés sous l'influence des faits ne lient aucunement l'esprit. Il reste indépendant, et conçoit facilement qu'ils se puissent produire autrement qu'ils ne le font.

Voici maintenant une autre vérité: "Tout phénomène a une cause." La contradictoire, dans ce cas-ci, est inconcevable. La proposition, dans ce cas, est dite nécessaire. Voilà donc un jugement présentant le caractère opposé à celui des jugements donnés par l'expérience. Il faut donc qu'il y ait une faculté donnant les jugements de ce genre; nous l'appelons raison.

Quelquefois, les jugements de cette forme ont été dits universels au lieu de nécessaires. Cela est moins bon. Il peut se trouver un jugement expérimental qui soit adopté universellement; on doit toutefois reconnaître que si l'esprit humain ne peut se représenter la contradictoire, la proposition forcément sera universellement admise. Néanmoins, à cause de la difficulté signalée plus haut, nous admettrons purement et simplement la première expression et nous dirons:

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