La raison est la faculté qui nous donne les vérités nécessaires.

Mais comment y a-t-il des vérités nécessaires? Nous venons de dire que les propositions nécessaires sont les vérités telles que la contradictoire soit inconcevable. On peut dire encore: C'est un jugement tel que l'on ne puisse en séparer les termes.

D'où vient cette impossibilité? De ce que les deux termes ne nous sont jamais présentés l'un sans l'autre dans l'expérience? Ce n'est pas assez - l'expérience ne nous ôte pas la liberté de concevoir la contradictoire. Si cette impossibilité ne nous vient pas des choses, c'est qu'elle est inhérente à la nature même de l'esprit.

S'il y a des vérités nécessaires, c'est donc qu'il y a des jugements que par sa nature, l'esprit ne peut pas concevoir, qu'il y a antagonisme entre eux et la forme de notre esprit, tandis que certains autres, contradictoires des premiers, dérivent de la nature même de l'esprit.

Or, ce qui dérive de la nature d'un être, c'est ce qu'on nomme les lois de cet être. Les jugements nécessaires ne sont donc que les lois de notre esprit, et l'on dit:

La raison est l'ensemble des lois de l'esprit.

Puisque l'esprit a une nature et des lois déterminées, et que le monde extérieur a également une nature et des lois, les choses ne seront connues du moi que si elles sont en harmonie avec les lois de notre esprit. Or la connaissance des choses par le moi c'est l'expérience. [The following phrase is crossed out: "l'expérience sera donc déterminée soumise à ces lois de l'esprit qui en changeront les résultats, et nous définirons. The phrase Lalande intended to replace the one crossed out is in the right margin, but is illegible.] la raison [symbol] l'ensemble des conditions de l'expérience.

On peut dire encore que ces jugements nécessaires et dérivant de la nature même de l'esprit nous sont donnés a priori. On a dit quelquefois qu'il s'étaient innés. Il ne faut pas donner à ce mot le sens de: existant avant toute expérience. Il n'y a pas d'idées toutes faites, gravées dans notre esprit antérieurement à l'expérience. Avant elle, il n'y a rien. L'innéité comprise ainsi est un mot vide de sens.

Mais, dès que l'expérience commence, l'esprit agit forcément suivant ses lois. Dès qu'il pense, il rapporte nécessairement les phénomènes à des causes. Les vérités nécessaires sont à l'esprit ce que la pesanteur est aux corps. C'est une propriété découlant de sa nature même et l'exprimant.

Cette façon d'entendre la raison a parfois été combattue. Pour certains philosophes, les vérités nécessaires sont dues à l'action exercée sur notre esprit par un monde supra expérimental avec lequel nous aurions certaines relations plus ou moins mystérieuses. Platon est un des représentants de cette doctrine. Le [Greek word] ne fait, dit-il, que réfléchir le monde des idées. La raison, dans ce cas, est impersonnelle. Ce qui donne leur caractère d'universalité aux propositions nécessaires, c'est que toutes les intelligences humaines ne sont qu'un reflet de ce monde idéal qu'il nomme soleil intelligible et avec qui, s'il venait à disparaître, s'évanouirait la raison humaine.

C'est vers cette théorie que semblait pencher Victor Cousin. M. Bouillier, un de ses disciples, a fait un ouvrage dans ce sens: De la raison impersonnelle.

La raison que nous admettons est au contraire, absolument personnelle. Elle ne dépend pas d'une cause extérieure, n'est pas un reflet d'un monde supérieur. C'est seulement l'expression de la nature propre de chacun de nous. Le plus illustre partisan de la raison ainsi comprise est Kant.

Les vérités nécessaires dérivent d'une généralisation d'expérience. Voici comment il faut entendre cette idée:

On obtient les principes rationnels en voyant que l'un des termes disparaissant, l'autre disparaît aussi, preuve qu'il lui est invariablement lié. Cette expérience se fait très rapidement, mais n'en est pas moins nécessaire. L'opération est analogue à celle qui permet de constater que c'est la pesanteur de l'air qui fait monter le mercure dans le tube barométrique: mis sous la machine pneumatique, la pression de l'air cesse et le phénomène cesse. C'est ainsi que nous apprenons leur indissoluble liaison.


Nous avons vu que les principes rationnels dérivent de la nature même de l'esprit. Si nous parvenions à saisir dans son essence la nature de l'esprit, nous en déduirions toute la suite des principes de la raison. En quoi consiste donc l'essence de l'esprit? Dans le besoin d'unité, de simplicité. L'esprit est simple, et ne comprend bien que ce qui est simple. Aussi ce que nous saisissons le mieux, ce sont les figures de géométrie car elles ne sont composées que d'espace, et l'espace est homogène. Ce besoin de simplicité est tel que, lorsque l'esprit examinera les choses concrètes, qui sont nécessairement multiples, il devra les voir par un biais qui lui permette de se les représenter comme simples. Sans doute, il ne les simplifiera jamais aussi absolument que des figures de géométrie mais il y introduira du moins une certaine unité, un certain ordre. Les lois de l'esprit, puisqu'elles en expriment la nature, ont donc pour but de nous représenter les choses dans un certain ordre avec une certaine unité. Nous ne voulons pas trancher la question de savoir si l'ordre exigé par l'esprit existe réellement dans les choses. Nous établissons seulement que cet ordre est exigé par la nature de l'esprit.

Les principes rationnels servent donc à mettre de l'ordre dans la connaissance. Sans avoir la prétention d'arriver à une déduction absolument mathématique des vérités nécessaires, nous allons essayer d'obtenir aussi régulièrement que possible les divers principes rationnels.

Ce qui est donné est multiple, et l'esprit veut [Lalande has crossed out "veut," but the marginal note replacing it is illegible] y mettre de l'ordre. Pour cela, il faut d'abord que tous les termes de cette multiplicité donnée dans l'expérience reçoivent une sorte d'ordre extérieur, c'est-à-dire que suivant leur nature ils soient localisés dans des milieux différents. Or, il y a deux grandes espèces de connaissances expérimentales, les intérieures et les extérieures. Nous devons donc localiser chacune de ces deux espèces d'états de conscience dans des milieux différents. Le milieu dans lequel nous situons les connaissances données par les sens, c'est l'espace. Celui dans lequel nous situons les connaissances données par la conscience, c'est le temps.

Donc, dès que commence l'expérience, l'esprit répartit les phénomènes en deux groupes qu'il projette l'un dans l'espace et l'autre dans le temps; dès qu'il pensera, il pensera les phénomènes psychologiques comme durant et les phénomènes extérieurs comme coexistant.

D'où se déduisent les deux principes rationnels suivants: Tous les états de conscience sont dans le temps, tous les phénomènes donnés par la sensation sont dans l'espace. [Note in right margin: "L'idée de la continuité du temps et de l'espace nous vient par la continuité de nos efforts musculaires."]

Mais ce premier ordre, tout extérieur ne peut suffire. Il faut qu'entre les choses, l'esprit conçoive un ordre supérieur. Entre les choses enfermées dans chacune de ces catégories, il y a certaines relations. L'esprit est en effet nécessairement amené à concevoir les phénomènes comme les modifications d'un être, d'une réalité indépendante de l'intelligence existant par elle-même et qu'on appelle la substance. D'où le principe rationnel suivant: Tous les phénomènes sont des modifications d'une substance.

Voilà donc un second classement déjà plus complet. L'esprit forme alors, parmi les divers phénomènes des groupes au centre desquels est un être. Mais quels sont les rapports des phénomènes entre eux?

Il est nécessaire qu'ils soient dans un ordre déterminé. L'esprit en effet ne peut concevoir un phénomène sans supposer un autre phénomène comme condition du premier. On nomme le premier cause, le second effet. D'où le principe rationnel: Tout phénomène a une cause. Nous ne disons pas: tout effet a une cause. Ce serait trop évident. Mais l'idée de phénomène n'implique pas l'idée de cause comme ferait le mot effet. C'est sous l'influence du principe de causalité que nous nous représentons le monde comme composé d'immenses séries de phénomènes où chaque terme est effet d'un côté, cause de l'autre.

Mais cet ordre est encore insuffisant. Entre ces diverses séries, il y a des rapports à établir. L'esprit est ainsi amené à se représenter ces séries de phénomènes comme convergeant vers certains points qui en sont la fin, le but commun. D'où le principe rationnel: Tout phénomène ou toute série de phénomènes a une fin. Quand nous pensons le monde sous la forme de la finalité, nous nous le représentons comme formé de systèmes aboutissant à un même centre. [Note in left margin: "Kant n'admet pas d'origine a priori du principe de finalité. Selon lui l'esprit n'affirme pas que tout phénomène a une fin; l'esprit serait [illegible phrase] "heureux," il en fut ainsi."]

Nous avons donc cinq principes rationnels, grâce auxquels nous connaissons les choses, et que Kant nomme pour cette raison principes constitutifs de l'expérience. Ce sont les principes de temps, d'espace, de substance, de causalité et de finalité.

Ces divers principes constituent notre connaissance. Mais notre connaissance une fois constituée a elle-même ses lois, nos connaissances ayant entre elles certaines relations. D'où l'on tire un nouveau principe nommé par Kant, le principe régulateur de la connaissance. C'est le principe dit d'identité et de contradiction. Il s'énonce ainsi: Tout ce qui est, est; une chose ne peut pas être au même moment et au même point de vue elle-même et son contraire. Telle est la loi qui détermine les relations de nos connaissances.

Leibniz avait déjà vu qu'il y avait deux sortes de principes dans les vérités nécessaires. Il réunissait ceux que Kant nomme principes constitutifs dans celui de raison suffisante, et mettait en regard le principe d'identité. [Lalande note: "Leibniz faisait même dériver le principe d'identité et de contradiction du principe de raison suffisante. Mais c'est là une déduction et toute déduction est basée sur le principe d'identité et de contradiction. Il y a là un cercle vicieux. "Il y a deux grands principes de nos raisonnement: l'un est le principe de la contradiction qui porte que de deux propositions contradictoires, l'une est vraie et l'autre fausse; l'autre est celui de la raison déterminante, c'est que jamais rien n'arrive sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c-à-d [quelquechose] qui puisse servir à rendre a priori pourquoi cela est existant plutôt que de toute autre façon." Leibniz, Théodicée 44.]

N'admettant pas le temps et l'espace comme donnés a priori, il énonçait ainsi le premier des deux principes qu'il admettait: Tout ce qui est a une raison d'être.

Quoiqu'il en soit, il y a deux espèces différentes de principes rationnels; les uns règlent les acquisitions de connaissances; les seconds, les connaissances acquises. Ces derniers sont les lois du raisonnement, les fondements de la logique.


La raison nous est apparue jusqu'ici comme la faculté qui, dès l'origine de l'expérience et sans le secours de cette dernière, unit deux idées données. Il y a lieu de se demander d'où nous viennent les idées que nous unissons dans les jugements rationnels. Tous ont un sujet commun, qui est le phénomène. Il suffit pour cela de se reporter aux définitions déjà données. On pouvait d'ailleurs le prévoir a priori. Les propositions nécessaires ne font qu'exprimer les conditions auxquelles est soumise l'expérience. Chacun d'eux devra donc contenir deux termes: la partie d'expérience dont on parle, et d'autre part, ses conditions. Le type de tous les jugements rationnels est celui-ci: Les phénomènes de telle ou telle espèce sont soumis à telle ou telle condition.

Nous voyons donc que des deux idées qui composent un jugement rationnel, l'une, la première, a une origine qui nous est connue, l'expérience. Mais les autres, d'où nous viennent-elles? Elles doivent nécessairement se produire en nous indépendamment de l'expérience car sans cela il serait impossible d'y rattacher sans le concours de l'expérience le phénomène donné. Ce sont donc des idées a priori, qu'on appelle encore idées rationnelles ou idées premières. Ce sont les idées de temps, d'espace, de substance, de cause et de fin.

Pour expliquer leur présence dans l'esprit, Kant les conçoit comme des "formes déterminées", des moules dont les phénomènes prennent les formes en étant perçus par nous. L'esprit constate donc simplement cette subsumption et quand il l'a constatée un certain nombre de fois, il en tire un jugement de cette forme: Tous les phénomènes extérieurs sont subsumés sous le concept de l'espace. C'est de là que l'on tire le principe rationnel: Tous les phénomènes extérieurs sont situés dans l'espace. Il faut remarquer que Kant réserve plus spécialement le nom de formes au temps et à l'espace, qu'il nomme formes a priori de la sensibilité. [Note: "Par sensibilité, Kant entend l'expérience."] Il nomme les autres idées rationnelles concepts a priori ou catégories de l'entendement.

Examinons successivement les diverses idées rationnelles. Prenons d'abord le temps et l'espace, notions corrélatives. On a quelquefois contesté l'origine a priori de ces idées, et l'on a essayé d'en faire la genèse empirique. La plus remarquable est celle de M. Herbert Spencer. Selon lui, à l'origine de l'expérience, nous n'avons pas l'idée de temps, mais seulement des états de conscience ayant entre eux de certains rapports de position. Les uns sont avant, les autres après. Tous présentent ce caractère. Nous le généralisons. Nous nous représentons d'une manière abstraite les états de conscience comme successifs: c'est ainsi que nous nous formons l'idée de temps, cause de la position relative des états de conscience.

Pour M. Herbert Spencer, l'idée d'espace se construit au moyen de celle de temps. Ce qui définit l'espace est la coexistence. Il faut donc voir comment nous construisons l'idée de coexistence. Je touche un point A. Continuant le mouvement commencé, je touche un point B, puis un troisième point C. Arrivé là je fais le mouvement inverse et je retouche B, puis A. J'ai les mêmes sensations, l'ordre seul en est interverti. Il en résulte que, quand j'étais en B, C et A existaient encore puisque j'ai pu en avoir la sensation quand je suis revenu. J'apprends donc par là que A, B, C coexistent. L'idée de coexistence et celle d'espace qui en dérivent se réduiraient donc à la possibilité d'intervertir l'ordre d'une série d'états de conscience.

Pour réfuter cette théorie, nous ferons d'abord remarquer que l'esprit, s'il n'avait auparavant l'idée de temps ne se représenterait pas les états de conscience comme situés les uns avant ou après les autres. Vouloir se servir de cette idée pour construire l'idée de durée est un cercle vicieux. Ce raisonnement n'a pas de valeur.

Pour ce qui est de la construction de l'idée d'espace rien ne prouve que quand je suis en C, B et A n'ont pas disparu. Et en effet il y a certains états de conscience dont l'ordre peut être interverti sans qu'on en induise une coexistence. Quand j'entends monter et descendre une gamme, par exemple, je ne conclus point à la coexistence des notes émises.

Il faut donc admettre l'origine a priori de ces idées.

On voit là dans quel sens il est vrai de dire que les figures géométriques sont a priori. On a quelquefois soutenu qu'elles n'étaient que des généralisations et des abstractions, formées en prenant les figures données par l'expérience et abstrayant la seule étendue. Ainsi comment se forme l'idée de triangle? Nous observons dans la nature une foule de triangles: nous en abstrayons un triangle idéal.

Mais cette théorie vient échouer contre le fait suivant. Il n'y a dans une généralisation rien de plus que les choses généralisées. Il n'y a rien de plus dans l'idée d'humanité que dans celle de chaque homme pris en particulier. Si donc les figures géométriques sont une simple généralisation, elles n'auront que les caractères communs des formes réelles des choses. Or elles ont un caractère de plus, la perfection. Il n'existe dans le monde ni un triangle, ni un cercle parfait. Ce caractère de perfection, qui caractérise précisément les figures géométriques, ne saurait donc être obtenu par généralisation.

Voici comment l'esprit construit a priori les figures géométriques. Il a l'espace, limite supérieure, et le point limite inférieure de l'étendue. Le mouvement du point dans l'espace donne les figures géométriques. Les figures géométriques ne sont donc pas données a priori, mais construits par l'activité propre de l'esprit. Les deux seuls facteurs en sont l'idée a priori d'espace et l'activité de l'esprit. C'est pour cela que les sciences mathématiques sont si claires (et que la définition par génération nous paraît la meilleure de toutes). Nous n'en comprenons si bien les objets que parce que c'est nous qui les avons faits tout entiers.

Pour les idées de substance, de finalité et de causalité, il y a des difficultés, communes d'ailleurs à ces trois idées. Maine de Biran et Cousin les font venir de la conscience; nous-mêmes avons reconnu que c'était dans la conscience seule que nous était donnée l'idée de cause. Pour Maine de Biran, le principe de causalité n'est qu'une généralisation de cette observation intérieure. Il en serait de même de la substance et de la finalité. Pour Victor Cousin, le principe de causalité est bien a priori, mais l'idée de cause nous est donnée expérimentalement. Mais alors on ne se représente pas bien comment le principe peut être a priori alors qu'aucune des idées renfermées par ce principe ne serait a priori.

Comment accorderons-nous cette contradiction? C'est que ces trois idées, en tant que données par l'expérience et ces mêmes idées, en tant que données par la raison, ne sont pas identiques. La raison par exemple nous oblige à rapporter les phénomènes à quelque chose d'autre qu'eux. Mais ce qu'est cet être la raison ne le dit pas. L'expérience intervient alors et nous donne la représentation concrète de l'idée de substance.

Pour le principe de causalité, la raison nous donne bien l'idée de cause. On la conçoit alors simplement comme l'antécédent nécessaire d'un phénomène. Mais ce qu'est au juste une cause, c'est seulement l'expérience intérieure qui nous le montre en nous faisant voir comment la cause que nous sommes produit ses effets.

D'après la raison, l'idée de fin n'est que celle du point où convergent plusieurs séries de phénomènes. Cette idée est toute abstraite. Pour nous en former une idée concrète, il faut que l'expérience nous montre l'intelligence délibérant en vue d'un but à atteindre. Alors, ou bien nous disons que les choses vont d'elles-mêmes à leur fin par une conscience confuse. C'est l'hypothèse de la finalité immanente. Ou bien, si on ne l'admet pas dans les choses, il faut supposer en dehors de l'univers une intelligence analogue à la nôtre, disposant les choses en vue de fins connues d'elle.

La raison nous donne les conditions de l'expérience d'une manière abstraite et générale. L'expérience nous permet seule de nous le représenter d'une manière plus concrète.

Suivant certains philosophes, outre les idées que nous venons d'énumérer, nous devons encore à la raison d'autres notions que l'on peut ramener à trois: l'absolu, l'infini, le parfait. Même, suivant Platon, ces idées seraient le pôle de la connaissance. Pour connaître le relatif, il faut le rapporter à l'absolu. Le fini, à l'infini. L'imparfait au parfait. C'est la doctrine acceptée de tous temps par les partisans de la raison impersonnelle.

Nous allons montrer que notre doctrine ne nous permet pas d'accepter ces idées comme étant a priori.

Ces 3 idées peuvent se ramener à celle de l'absolu. L'absolu, c'est ce qui est achevé, ce qui existe en soi et par soi, ce qui pour être compris n'a pas besoin d'être rapporté à autre chose qu'à soi-même.

L'infini, c'est l'absolu en quantité. Dire qu'une chose est infinie, c'est dire qu'elle n'est pas limitée. Il n'est pas besoin pour la comprendre, de la rapporter à quelque chose d'autre qui la limite. La perfection, c'est l'absolu en qualité. Quand nous parlons d'une chose plus ou moins parfaite, nous ne distinguons ces divers degrés que relativement à quelque chose d'absolument parfait. Mais la perfection en elle-même n'est rapportée à rien autre qu'elle-même. Absolu, infini, perfection, ces trois mots reviennent donc au même. Les deux derniers ne sont que des divisions du premier.

Il nous semble difficile d'admettre que l'idée d'absolu nous soit donnée a priori. Il y a au contraire antagonisme entre cette idée et l'esprit. Nous ne pouvons rien penser en dehors d'une relation, sans comparer la chose pensée à autre chose. Pour qu'il y ait connaissance, il faut au moins deux idées en présence.

Reportons-nous, d'ailleurs, à la formule générale du principe rationnel: Les phénomènes de telle sorte sont soumis à telle condition. Pour penser, il nous faut absolument rapporter les choses à une condition et l'absolu est libre de toute condition comme de toute relation.

Nous ne pouvons penser l'absolu sans le rendre relatif, au moins au relatif au temps et à l'espace. Si nous le pensons comme cause, il faut nécessairement en même temps le penser comme effet. Dira-t-on qu'il est en dehors du temps, de l'espace, de la causalité? Mais alors il nous serait impossible de le penser. Penser, a dit un philosophe anglais, c'est conditionner. La connaissance est avant tout relative. L'absolu ne peut donc être pensé.

Nous ne voulons pas par là nier l'existence de l'absolu. C'est une question que nous ajournons simplement. Nous disons seulement qu'il y a présomption en faveur de son existence, car l'histoire de la philosophie nous montre que tous les philosophes ont cherché à l'atteindre. Tous ne l'entendent pas de la même manière. Elles renoncent souvent à le pouvoir définir. Mais toutes, arrivées à un certain moment de leurs recherches, sont obligé, quand bien même ils s'interdiraient systématiquement de le sonder, d'admettre l'existence de quelque chose en dehors du relatif. C'est ce que Spencer nomme l'inconnaissable. C'est ce que Littré appelle une mer sans bornes, sur le rivage de laquelle l'homme est forcé de s'arrêter, n'ayant ni barque ni voile pour tenter de la parcourir. Qu'est-ce donc que cet idéal si longtemps poursuivi par la pensée humaine? Ce sera l'objet de notre métaphysique.


Il y a une doctrine qui nie l'existence de la raison, et n'admet que la perception extérieure et la conscience. Suivant les temps, suivant aussi les diverses formes qu'elle a revêtues, elle a porté divers noms. Tantôt, elle fait tout venir de la sensation. Elle est alors nommée sensualisme. C'est la théorie de Démocrite, et après lui celle de l'épicuréisme et du stoïcisme. Ils expliquent la connaissance par les idées-images. Selon eux, l'âme est matérielle comme les corps d'après la théorie qu'il n'y a d'action que du semblable sur le semblable; en outre, il se dégage des corps qui sont comme des images raccourcies de ce corps, et que les sensualistes nomment [Greek word]. Elles viennent s'imprimer dans l'âme, et y laissent une empreinte représentant les corps dont elles émanent. Ces empreintes sont les idées.

Mais cette doctrine se perfectionnant, on a vu que cette théorie était bien grossière, et l'on a joint la conscience à la perception extérieure. On a dit alors que nos connaissances dérivaient de l'expérience et d'elle seule. Cette doctrine, construite pour la première fois par Locke, est ce qu'on nomme l'empirisme. Selon les empiriques, l'esprit avant l'expérience est comme une tablette de cire où rien ne serait gravé, tabula rasa. C'est l'origine de l'expression célèbre de table rase.

De nos jours, en Angleterre, s'est construite la forme la plus parfaite de l'empirisme. Comme elle donne une place importante à l'association des idées, cet empirisme porte le nom d'associationnisme. C'est Dugald Stewart qui fit le premier [à] remarquer l'importance du principe de l'association des idées. Depuis lui, cette doctrine a fait fortune. "La loi de l'association des idées," dit Stuart Mill, "est à l'esprit ce qu'est aux corps la loi de la gravitation."

Il faut remarquer la profonde différence qu'il y a entre les associationnistes et les empiriques antérieurs. Les premiers reconnaissent que l'esprit a une activité propre, élabore les données expérimentales. Ils reconnaissent à l'esprit la faculté de construire autre chose que ce qui lui est donné, ce que n'admettent point les empiriques anciens. Ce genre d'empirisme est surtout étudié dans la Philosophie de Hamilton et la Logique de Stuart Mill. C'est sous cette forme que nous allons l'examiner.

Ainsi que nous l'avons vu, la nécessité des jugements rationnels consiste dans l'impossibilité de séparer les deux termes qu'ils unissent. Stuart Mill explique cette impossibilité par l'association des idées et l'habitude:

Tout d'abord, selon lui, cette impossibilité dont on parle n'est qu'actuelle. Rien n'établit que de tout temps elle ait été nécessaire. En effet, bien des jugements qui nous paraissent nécessaires aujourd'hui ne le semblaient point autrefois. Pascal ne croyait pas à la loi de la gravitation. Combien de choses paraissaient absurdes à nos pères dont l'évidence s'impose aujourd'hui à nous! Rien ne prouve que c'est éternellement et nécessairement que sont unis ces deux termes d'un jugement rationnel. Ce peut n'être que localement et provisoirement.

Après avoir ainsi réduit la nécessité des jugements rationnels, Stuart Mill ramène ces jugements à l'association des idées et à l'habitude. En effet, d'après une loi de notre esprit nous tendons à reproduire dans le même ordre deux idées, une fois que nous les avons associées dans cet ordre. Quand deux états de conscience se sont accompagnés dans le même ordre un certain nombre de fois, l'esprit tend à les reproduire dans cet ordre, et avec d'autant plus de force que l'expérience a été plus fréquemment renouvelée. Lorsque cette fréquence est sans exceptions, l'association des idées devient tellement forte qu'elle finit par être indissoluble. Le jugement formé est dit alors nécessaire. Il provient d'une association d'idées inséparables.

Comme toutes les discussions relatives à la raison sont concentrées autour du principe de causalité, nous allons examiner la genèse de ce principe suivant Stuart Mill. L'esprit en construisant ce principe passe selon lui par deux moments:

1. Un phénomène A et un phénomène B se produisent plusieurs fois dans le même ordre. L'esprit de l'observateur a alors une tendance à reproduire B après A. Si A précède toujours B, sans qu'il se produise aucune exception, l'esprit ne pourra plus supposer A sans supposer B et arrivera à croire que A précédera toujours B.

2. L'esprit observe deux autres phénomènes C, D. Entre ces phénomènes il constate la même connexion qu'entre A et B. Il arrivera donc à croire que C précédera toujours D. Passant à un autre couple de phénomènes, il arrive à la même conclusion.

Ainsi, tous les phénomènes se présenteront à nous comme formant des couples inséparables, chacun d'eux ayant un antécédent dont il est inséparable, sans lequel il n'existe jamais. L'antécédent invariable est ce qu'on appelle la cause. Le conséquent est l'effet. Dire que tout phénomène a un antécédent invariable, c'est dire que tout phénomène a une cause.

Examinons les défauts de cette théorie de Stuart Mill. D'abord, son auteur commence par atténuer autant que possible le caractère de nécessité des jugements rationnels. Pour cela, il nous fait voir que nous admettons comme vrais des jugements qui jadis ont paru absurdes. Mais absurdes ne veut pas dire inconcevables [Arrow pointing to note in right margin: "Il me semble qu'un effort d'imagination peut nous faire concevoir un phénomène sans cause."], et la caractéristique des jugements rationnels est justement d'être tels que la contradictoire en soit inconcevable. Nous n'avons nul exemple de jugements inconcevables devenant concevables, ou vice versa. Il n'y a donc lieu d'affaiblir en aucune façon la nécessité des principes rationnels.

Voyons maintenant la seconde partie du raisonnement; et d'abord nous reconnaîtrons que la tendance à associer les idées qui se sont plusieurs fois produites ensemble est incontestable. Mais va-t-elle jamais jusqu'à l'absolue impossibilité de séparer les termes qu'elle tend à unir? Nous ne pouvons l'admettre. Il y a en effet des idées que nous unissons toujours et que nous pouvons bien si nous voulons, supposer désunies. Nous voyons sans cesse la nuit succéder au jour, et pourtant nous ne faisons pas du jour la cause de la nuit, nous concevons très bien un jour continuel ou une nuit perpétuelle. M. Mansel a fort bien réfuté Stuart Mill sur ce point, en donnant des exemples de ce genre. "On peut imaginer, dit-il, que la même pierre enfonce 99 fois dans l'eau et surnage la centième, bien que l'expérience ne nous montre que le premier phénomène. L'expérience nous montre toujours une tête d'homme sur des épaules d'homme, une tête de cheval sur un corps de cheval. Il n'y a pourtant nulle impossibilité pour nous à nous représenter un centaure." L'expérience n'engage donc jamais la liberté de notre pensée.

Appliquons ces objections à la genèse du principe de causalité. Examinons d'abord le premier moment du raisonnement. De ce que A a toujours précédé B, on n'en peut conclure que A précédera toujours B. Lorsque l'idée de A se présente à l'esprit, celui-ci a une tendance a penser également B, mais point de nécessité.

Voyons maintenant le second moment. On observe qu'un certain nombre de phénomènes sont précédés d'antécédents invariables. De quel droit étendrait-on cela à tous les phénomènes observables, futurs comme présents ou passés? Quelque usage que l'on en fasse, l'association des idées ne permet pas de franchir l'abîme qui sépare le passé de l'avenir.

Ces deux raisonnements peuvent se ramener au type suivant:

Une succession régulière a été constatée un certain nombre de fois.

Or, ce qui est constaté un certain nombre de fois est vrai de tous les cas analogues.

La succession constatée est donc la même dans tous les cas.

Le vice de ce raisonnement consiste en ce que la mineure est admise sans démonstration, et rien ne permet à Stuart Mill de supposer une conformité entre les cas observés et les cas analogues non soumis encore à l'observation. En réalité, cette mineure n'est rien autre chose que le principe de causalité. En effet, pour qu'on ait le droit d'admettre d'une manière générale cette universalité d'un rapport de succession plusieurs fois constaté, il faut qu'on sache déjà que tous les phénomènes sont disposés en couples inséparables. En d'autres termes, il faut qu'on sache déjà qu'ils sont tous soumis à un ordre inflexible de succession, c'est-à-dire à la loi de causalité. Le raisonnement de Stuart Mill n'arrive à son but qu'en posant d'abord dans toute sa généralité le principe de causalité. En un mot on construit ce dernier en le supposant.

L'expérience ne nous permet donc pas d'expliquer en nous la présence des jugements rationnels. Nous pouvions prévoir d'avance cette conclusion. Nous retrouvons ici en effet, appliquée à la théorie de la raison, une doctrine que nous avons déjà réfutée. C'est la doctrine qui cherche à ramener nos états de conscience les plus divers à un même type originel. Mais cette réduction ne peut se faire qu'en effaçant artificiellement les différences réelles qui séparent les choses comparées. L'empirisme est plus ou moins cohérent, plus ou moins fort, suivant qu'il met plus ou moins d'art à dissimuler cette diversité. Mais elle ne peut la détruire. Ce qui est différent reste tel malgré les doctrines. Avec des sensations subjectives, disions-nous, l'on ne peut rien construire d'objectif. Avec des phénomènes, on ne peut pas construire l'idée de substance. Avec du contingent, on ne peut rien construire de nécessaire. On a beau accumuler les vérités contingentes, elles ne changent pas de nature. On ne peut trouver dans l'expérience ce qui en est la condition même.


La leçon précédente a établi, en réfutant l'empirisme, que l'expérience individuelle ne suffit pas à expliquer en nous la présence des jugements rationnels. Mais l'empirisme de nos jours a pris une forme nouvelle, qui lui permet d'échapper aux objections que nous lui avons faites. Une école anglaise admet que les jugements rationnels sont innées chez l'individu, mais pense qu'ils dérivent de l'expérience de l'espèce. Sans doute, dit-il, chaque homme de notre époque ne construit pas dans son esprit ces idées premières, que les rationalistes attribuent à une faculté spéciale, la raison. Chacun apporte toutes faites dans son intelligence ces idées, et les jugements qui en découlent. Mais ils sont un dépôt formé par l'expérience accumulée de l'espèce. Tout le monde sait et reconnaît que bien des choses sont transmises par voie héréditaire des ascendants aux descendants. La doctrine dont nous parlons explique ainsi toute la connaissance. La raison peut être alors définie: l'ensemble des connaissances héréditaires.

Cette théorie de la formation de la raison par voie héréditaire n'est qu'une partie de la théorie de l'hérédité, théorie qui n'est elle-même qu'un chapitre de la doctrine célèbre qui découle de l'hypothèse de Darwin, et qu'on nomme l'évolutionnisme. Le plus grand philosophe partisan de cette doctrine et l'ayant étendue de l'histoire naturelle, son domaine primitif, à la philosophie, c'est Herbert Spencer. L'exposition générale de son système est contenue dans son ouvrage: Les premiers principes.

Pour juger plus à fond la valeur de la théorie de l'hérédité en matière de raison, nous allons critiquer les principes fondamentaux de l'évolutionnisme.

La théorie évolutionniste ou transformiste remplace la théorie des créations spéciales. C'était une doctrine antique et très répandue que chaque règne et dans chaque règne chaque espèce avait été créée séparément. La Force créatrice avait dû ainsi intervenir plusieurs fois pour former l'univers tel qu'il est. Il y avait donc des lignes de démarcation infranchissables entre les mondes ainsi créés. C'est cette doctrine que l'évolutionnisme déclare inconcevable. Selon lui, il est contraire à toutes les données scientifiques de faire intervenir ainsi la cause première à plusieurs reprises différentes, de lui prêter des actions diverses. A cette hypothèse inadmissible, le transformisme substitue celle de l'unité, qui au lieu de voir les abîmes entre les diverses espèces, rattache au contraire par un lien continu tous ces mondes disjoints, considère chacun d'eux comme le développement de l'inférieur, le point de départ d'où s'élèvera le supérieur.

D'après la doctrine des créations spéciales, le monde serait fait d'éléments harmonieusement combinés par la Force créatrice. Pour le transformisme, tous ces éléments doivent être considérés comme le résultat de l'évolution, de la transformation d'un premier être, s'opérant suivant un rythme fixe qu'Herbert Spencer s'attache à déterminer. C'est par suite, suivant lui, de la nécessité de l'adaptation de l'être au milieu où il vit que se fait cette évolution.

En effet, dit-il, tout être pour vivre, doit être en harmonie avec le milieu où il se trouve plongé. Lorsque cette harmonie n'existe pas, l'être n'est pas apte à vivre. Tout être tend donc à s'adapter au milieu où il doit vivre, et comme les variations de ce milieu sont perpétuelles, l'être changera sans cesse. C'est ainsi que se produisent les transformations.

Mais, peut-on objecter, puisque ces heureuses modifications ne peuvent se produire chez tous, comment se fait-il qu'elles se fixent dans l'espèce? Voici comment cela a lieu: par cela même que cette modification est un avantage, elle donne à ceux qui en sont pourvus une supériorité sur les autres. Si la modification est absolument nécessaire à la vie, ceux chez qui elle ne se produit pas disparaîtront. Si elle n'est qu'avantageuse, ceux qui ne la subiront pas seront détruits ou relégués dans des situations inférieures par ceux qui auront été favorisés. Cet espèce de choix fatal entre certains individus appelés à vivre, à être supérieurs aux autres, élus pour ainsi dire par le hasard, c'est ce que la théorie évolutionniste nomme la sélection.

La sélection a donc pour résultat de ne laisser vivre que les individus qui se sont modifiés de façon à s'adapter au milieu où ils sont plongés. C'est alors qu'intervient l'hérédité pour fixer cette modification, et en faire une caractéristique de l'espèce toute entière.

Voici donc en résumé les principes de l'évolutionnisme:

Tous les individus sont le développement les uns des autres, et dérivent tous d'un type primordial unique. La nécessité de l'adaptation au milieu suscite dans l'organisme de l'être d'heureuses modifications qui le perfectionnent. La sélection supprime ou relègue les êtres qui n'ont pas subi ces modifications. L'hérédité les fixe enfin et en fait un attribut de l'espèce.

Connaissant les principes généraux de l'évolutionnisme, voyons son application à la théorie de la raison:

Le transformisme explique la raison comme tout le reste. Ce que nous nommons la raison n'est, d'après ce système, qu'une forme développée de l'instinct. L'instinct lui-même n'est qu'une action réflexe perfectionnée. Ainsi, comme Stuart Mill, les évolutionnistes effacent les différences qui distinguent les diverses formes de notre activité psychologique. Ils ne diffèrent des empiristes qu'en ce qu'ils trouvent la formation des idées rationnelles non plus dans l'expérience de l'individu, mais dans celle de l'espèce. Spencer avoue bien que dans l'état actuel des choses, la connaissance totale comprend autre chose que les seules données de l'expérience. Il voit, comme nous, que la connaissance se compose de deux termes; la multiplicité donnée par l'expérience, l'activité donnée par l'esprit. Pour qu'il y ait pensée, il faut qu'il y ait une différenciation continue des états de conscience. D'autre part, il faut qu'il y ait de l'ordre dans cette multiplicité, qu'elle soit ramenée à l'unité. Pour cela, il faut que ces divers états de conscience soient intégrés (c'est l'expression d'Herbert Spencer) pour être ramenés à l'unité.

Cette faculté d'unifier, ou d'intégrer, qui est la raison, Spencer nous montre comment elle se forme par transformisme et par hérédité. Pour cela, il explique comment pour s'adapter à son milieu le système nerveux devient de plus en plus complexe et centralisé. A l'origine il n'y a qu'une succession confuse d'états de conscience, non centralisés et dont les effets sont assez bien représentés par l'action réflexe. A mesure que le système nerveux se perfectionne, l'intelligence augmente, s'élève, grandit. Les modifications se fixent par suite de l'hérédité; avec elles passent les résultats de l'expérience précédente et voilà comment paraît innée chez l'individu la raison, ou faculté d'intégrer.

Pour réfuter cette doctrine, nous pouvons d'abord répéter à son propos ce que nous disions plus haut de l'associationnisme. Ce système a une tendance marquée à ne considérer les différences que comme apparentes et comme cachant une réelle et perpétuelle identité. Les êtres qui nous paraissent si divers, les phénomènes que nous percevons comme si différents, l'évolutionnisme veut tous les ramener à un type unique.

Or, s'il est une idée qui ressorte de tout ce cours, c'est précisément que la meilleure méthode à suivre est de rechercher les différences, et de les respecter. C'est assurément une bien grande satisfaction pour l'esprit que de mettre de l'unité dans les choses. La multiplicité est ce qu'il y a de plus contraire à sa nature, et rien ne lui est par conséquent plus déplaisant. Mais rien ne prouve que les objets présentent cette absolue unité. Tout semble faire présumer au contraire, que la multiplicité et la diversité sont la loi des choses. Pour le moment, sans le démontrer, nous nous contenterons d'établir cette idée en face de l'opinion contraire.

Telles sont les critiques à faire aux tendances générales de l'évolutionnisme. Nous retrouverons cette doctrine en métaphysique, et là, nous l'examinerons à fond. Pour le moment, nous n'avons à critiquer que la théorie de l'hérédité appliquée à la formation de la raison et des idées rationnelles.

Voyons donc les objections auxquelles est soumise cette théorie:

D'abord, elle est absolument à l'état d'hypothèse. Il est absolument impossible de la vérifier expérimentalement. En effet, pour que cette démonstration fut possible, il faudrait que l'on put trouver des hommes à qui manqueraient un ou plusieurs principes rationnels. Or, rien ne nous montre de semblables faits. M. Spencer, qui possède des connaissances étendues sur le développement intellectuel des peuplades non encore civilisées, ne peut en tirer de démonstration péremptoire de son hypothèse. Si anciennes, si peu civilisées que soient les tribus observées, aucune ne manque des principes rationnels. Aucune même ne les possède à un degré moins absolu que nous. Sans doute, les spéculations de ces peuplades sont enfantines; sans doute, ils appliquent ces vérités nécessaires d'une manière naïve et peu en harmonie avec les connaissances que donne la science. On établira sans peine qu'ils comprennent la causalité tout autrement que nos savants. Mais cet enfantillage même démontre que l'esprit est tellement nécessité à chercher des causes, qu'il lui en faut absolument, bonnes ou mauvaises, sérieuses ou enfantines.

Mais l'impossibilité de la vérifier expérimentalement ne suffit pas à faire rejeter une doctrine. Il y a contre la théorie de l'hérédité une objection plus forte.

Tout empirisme considère l'esprit avant l'expérience comme tabula rasa, c'est-à-dire sans nature propre déterminée. Qu'il existe substantiellement comme le veulent certains empiristes, ou qu'il ne soit qu'une collection de phénomènes, comme le prétendent les autres, peu importe. Le point à noter, c'est que tous s'accordent pour voir dans l'expérience les origines de toute la connaissance. Puisque dès lors l'esprit, avant l'expérience, n'a pas de lois propres, il n'a pas de nature déterminée, car la loi n'est que l'expression de la nature même de l'être [Cf. XVIII, Sec. B, p. 124]. Mais tout ce qui est, est défini, l'indéterminé n'existe pas. Donc tout empirisme arrive à cette conclusion, qu'on ne saurait admettre: L'esprit n'a d'existence réelle qu'en même temps que commence l'expérience.

L'évolutionnisme n'échappe pas plus à cette critique que l'empirisme ordinaire ou l'associationnisme. Ces derniers systèmes mettent à l'origine de l'esprit de chaque individu cet être indéterminé et inintelligible, le premier le reculant jusqu'au commencement de l'espèce. Mais reculer une difficulté n'est pas la résoudre. Que cette objection soit une ou multiple, se rapporte au présent ou au passé, elle n'en reste pas moins avec toute sa force.

Il y a plus. Non seulement on ne peut se représenter l'esprit avant l'expérience, si l'on n'admet pas l'innéité des principes rationnels; mais en admettant que l'esprit peut exister ainsi, il serait absolument incapable de former les jugements rationnels. Supposons en effet qu'il en soit ainsi, la connaissance devient absolument impossible. Pour qu'il y ait connaissance, Spencer le reconnaît, il faut que la multiplicité donnée dans l'expérience soit intégrée dans l'esprit. Dans tout esprit où la faculté d'intégrer ne sera pas déjà développée, la pensée ne pourra naître. Or pour que les jugements rationnels se forment, il faut déjà qu'il y ait pensée. Il y a là un cercle vicieux.

L'évolutionnisme ne résout donc pas la difficulté. L'esprit ne peut pas avoir été "tabula rasa", pas plus il y a des siècles qu'actuellement. De tout temps, l'esprit a possédé une nature propre, par conséquent des lois, et la raison, qui est l'ensemble de ces lois. Il y a quelque chose d'inné dans l'esprit, c'est lui-même, c'est sa nature. La formule de la connaissance a été donnée par Leibniz: Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu - nisi ipse intellectus. Il y a deux sources de connaissances: l'expérience (quod prius fuit in sensu); la raison (ipse intellectus). Puisque la raison ne peut être dérivée de l'expérience, nous admettons donc que les idées et principes rationnels sont innés en nous.


Quand nous avons traité de la nature du monde extérieur, nous n'avons pu, faute de bases suffisantes, examiner la question de savoir si les principes rationnels étaient les lois des choses comme ils sont les lois de l'esprit. C'est ce problème que nous allons maintenant tenter de résoudre. Il est nécessaire que l'esprit voie les choses sous la forme des jugements rationnels, mais les choses sont-elles ainsi? Les lois de l'esprit ont-elles une valeur objective? Il faut l'examiner.

Pour Kant [Lalande note: "La méthode que nous avons suivie pour trouver les principes rationnels XIX, ABC est celle de Kant."], les principes rationnels n'ont qu'une valeur subjective. Il y distingue les formes a priori de la sensibilité [Lalande note: "Pour Kant, sensibilité veut dire expérience. Cf. XX, A, p. 139."], et les catégories de l'entendement, dont la plus importante est le principe rationnel de causalité [Lalande note: "L'absolu, l'infini, sont pour Kant un idéal que l'esprit poursuit toujours sans pouvoir jamais l'atteindre."]. Kant frappe ces deux genres de principe d'une égale subjectivité. Pour connaître les choses, nous devons nécessairement les concevoir sous ces diverses formes; pour y arriver nous les dénaturons. La multiplicité sensible que nous fournit l'expérience est confuse, désordonnée. Nous y mettons un ordre factice qui nous permet de les comprendre. Mais à quel prix arrivons-nous à comprendre? Il nous faut pour y parvenir transformer absolument les données expérimentales. Ainsi, nous construisons nous-mêmes le monde que nous connaissons. Ce monde, qui n'a par conséquent aucune réalité, Kant le nomme le monde des choses apparentes, des phénomènes: [Greek phrase].

Kant ne nie pas pour cela l'existence des objets extérieurs. Il y a dit-il, des objets, mais que nous ne pouvons pas connaître en eux-mêmes, car pour les connaître, il faut leur appliquer les formes de l'esprit, ce qui les défigure. Tout ce que nous pouvons faire, c'est de concevoir ces objets comme existant. L'ensemble de ces objets forme un monde qui sert de substratum à celui des phénomènes, c'est le tremplin d'où s'élance l'esprit pour former le monde des phénomènes. Kant le nomme monde des noumènes, c'est-à-dire de ce que nous concevons par la raison comme existant: [Greek phrase].

La réalité tout entière, intérieure aussi bien qu'extérieure, subit cette division. Puisque pour nous connaître nous devons nous appliquer à nous-mêmes les lois de notre esprit, il y a en chacun de nous deux mois: le moi nouménal, qui existe et que nous ne percevons pas et ne pouvons pas percevoir; le moi phénoménal, que nous percevons, mais qui n'existe pas.

La doctrine de Kant a reçu de son auteur le nom d'idéalisme transcendental [Lalande note: "Le système de Fichte, disciple de Kant, est l'idéalisme subjectif absolu."], parce que, selon elle, les objets extérieurs existent, mais dans un monde qui dépasse les bornes de l'intelligence, c'est-à-dire un monde transcendental.

Si l'on admet avec Kant, comme d'ailleurs nous l'avons admis, que l'esprit possède une nature propre, il doit nécessairement dès lors laisser dans la connaissance une trace de son action. Mais pourquoi cette influence serait-elle assez forte pour faire disparaître toute trace des objets réels? La connaissance est le produit de deux facteurs, l'objet et le sujet. Dans ce produit nous devons retrouver les deux facteurs. L'empirisme explique la connaissance en disant qu'elle est produite uniquement par l'action des choses sur l'esprit. Ici l'objet est l'unique agent de la connaissance. Pour Kant, la connaissance est produite uniquement par l'action de l'esprit sur les choses. Ces deux théories sont trop absolues. L'empirisme est du moins logique, car il ne donne pas à l'esprit de nature propre, déterminée. Mais si l'on admet avec Kant que l'esprit est quelque chose de défini, dont les formes sont arrêtées, et qu'il existe en même temps des objets, de nature non moins déterminée que la sienne, il faut naturellement conclure que la connaissance doit être une synthèse telle qu'on y retrouve les deux éléments composants. L'idéalisme transcendental nous semble donc contradictoire. Nous ne voyons pas pourquoi il y aurait entre l'esprit et les choses une antinomie complète plutôt qu'une harmonie absolue. Ces deux hypothèses sont gratuites.

Il est vrai que Kant, dans la partie de sa Critique de la raison pure qu'il intitule dialectique transcendantale, trouve un argument qu'il croit irrésistible. C'est celui des Antinomies:

Toutes les spéculations sur les choses, dit-il, aboutissent à des antinomies, à des contradictions. Ainsi, dit-il, l'on peut également démontrer que "le monde est limité dans le temps et dans l'espace" ou que "le monde est infini dans le temps et dans l'espace". Kant expose ainsi quatre antinomies sur les principes rationnels, formés chacun ainsi d'une thèse, et d'une antithèse. Pour expliquer ces contradictions, il n'y a selon lui, qu'à admettre que la thèse se rapporte au monde des noumènes, l'antithèse à celui des phénomènes. Si l'on n'admet pas la distinction de ces deux mondes on n'explique pas ces antinomies où se perd la raison. Le seul moyen de sauver le principe de contradiction, dit Kant, est d'admettre cette doctrine.

Mais cet argument ne vaut que si l'on reconnaît que la thèse et l'antithèse de chaque antinomie ont une égale valeur logique, ce qui n'est pas. Il y a dans chaque prétendue antinomie une proposition fausse et une autre vraie. Il n'y a dès lors plus de contradiction. L'argument kantien tombe. Ainsi Kant pose en thèse une de ses antinomies que: Toute substance composée l'est aussi de parties simples, et en antithèse: Aucune chose composée n'est composée de parties simples. Or, nous avons admis, en étudiant la nature du monde extérieur, que l'antithèse était fausse, la thèse seule vraie [Cf. XIV, B, p. 99.]. - Et d'ailleurs, quand bien même les antinomies ne seraient pas solubles, cela ne prouverait pas qu'il y a antagonisme absolu entre ce qui est et ce que nous connaissons.

Rien n'établit donc que les principes rationnels soient absolument subjectifs, ni absolument objectifs. Il nous reste donc à examiner dans les idées rationnelles ce qui vient des choses et ce qui vient de l'esprit.

Pour faire ce choix, il nous faut un critérium. Il faut donc établir d'abord l'objectivité d'un principe qui nous permette de juger de l'objectivité des autres. Ce sera le principe de contradiction.

Le principe a une valeur objective. En effet, tout d'abord, il n'y a pas de raison de suspecter son objectivité puisqu'il ne fait pas partie des principes constitutifs de l'expérience, et n'est pas chargé par conséquent de construire la connaissance. Quant à la preuve directe de son objectivité, nous la trouvons dans les raisonnements scientifiques au moyen du calcul. Un astronome observe un phénomène, et par des calculs où préside le seul principe d'identité, conclut que ce phénomène se reproduira à telle époque - et le phénomène annoncé se produit. Les choses ont donc suivi la même marche que l'esprit guidé par le principe de contradiction. Ce principe est donc objectif.

Examinons nos connaissances avec ce critérium. Nous verrons que deux choses sont contradictoires, l'infini en grandeur, et l'infini en petitesse, qu'on appelle encore la continuité.

[The following paragraph includes the marginal note: "absurde"].

La continuité tout d'abord est purement subjective. La démonstration des contradictions qu'elle entraînait a déjà été faite [Cf. Ch. XIV, B, C]. Les choses quelles qu'elles soient, le temps, l'espace sont donc discontinus. On le conçoit bien pour le temps, il est composé d'états de conscience juxtaposés et distincts. Enlevons par la pensée ces états de conscience. Nous nous représentons fort bien le temps comme composé d'instants successifs et discontinus.

De même si l'on admet que l'étendue est composée d'éléments discontinus, on peut se la représenter sous la forme d'un ensemble de points discontinus qui représenteraient l'emplacement des forces élémentaires dont nous avons plus haut admit l'existence [Cf. Ch. XIV, B, C].

De même, l'effet n'est pas le développement continu de la cause. Il y a là des individualités, et entre elles, des solutions de continuité. Sans doute, ces individualités forment un ordre, sont harmonieusement coordonnées, mais cet ordre même suppose qu'il y a distinction réelle des parties. C'est un ordre esthétique et non mathématique. - La continuité est contradictoire.

L'infini - en grandeur - ne l'est pas moins. Un tout composé d'un nombre de parties réelles et finies, n'est réel que si le nombre de ces parties est fini. Le temps et l'espace, la série des causes et des effets sont finis. Tout ce qui est, est défini; et ce qui est défini est fini: C'est donc par une nécessité purement subjective de l'esprit que nous sommes forcés de régresser ainsi indéfiniment. Mais les choses ne sont pas indéfinies, elles sont finies.

D'autre part elles sont soumises aux principes de causalité, de finalité, de temps et d'espace. Ces relations existent donc sans être continues. En outre la somme de toutes ces individualités qui forment le monde extérieur est nécessairement finie.

L'association des idées est la faculté qu'ont nos idées de s'enchaîner. Rien n'est isolé dans le monde, toutes ses parties s'attirent; il en est de même de nos idées. L'affinité qui rattache certaines d'entre elles est ce qu'on nomme l'association des idées.

Cette faculté n'agit jamais au hasard. Il y a toujours une raison pour que deux idées s'appellent. On cite souvent à ce propos l'anecdote citée par Hobbes, d'une personne demandant au milieu d'une conversation sur Charles 1er, la valeur du denier romain sous Tibère.

L'association des idées assure la continuité de notre vie intellectuelle. Par suite de cette espèce d'affinité qu'ont les idées, la vie de l'esprit ne s'arrête jamais. L'idée présente en appelle une seconde, et ainsi de suite indéfiniment. Il n'y a pas de solution de continuité. Même quand il y a une suspension apparente, l'esprit continue à enchaîner inconsciemment ses idées. Tel est par exemple le cas du sommeil, du rêve. La succession n'est plus alors aperçue ni réglée par le moi, mais elle n'en existe pas moins. D'ailleurs, pendant le sommeil, toute communication sensible n'est pas interrompue avec le dehors. Le système nerveux est au repos mais transmet cependant les communications du dehors. Ces communications apportent dans l'âme des idées plus ou moins conscientes qui se mélangent au cours des autres idées.

Il est certain que même dans le cas de la syncope les idées continuent à s'enchaîner. Même alors, il n'y a pas de vide dans la vie de l'esprit. Sans en avoir de preuves expérimentales, on voit bien qu'il est incompréhensible que l'activité puisse s'arrêter pour renaître un instant après.

Comme l'a dit Leibniz, l'âme exprime toujours le corps. La continuité des sensations et l'association des idées assurent la continuité des pensées.

Voyons maintenant les différentes espèces d'association d'idées. On les a souvent divisées en deux grandes classes, les associations d'idées rationnelles, et les associations d'idées accidentelles.

Les associations d'idées rationnelles sont celles qui sont dues à un rapport rationnel. Voici les types principaux:

 
1. L'idée de la cause appelle l'idée de l'effet, et vice versa;
2. L'idée des prémisses appelle l'idée de la conséquence et vice versa;
3. L'idée du moyen éveille l'idée de la fin, et réciproquement;
4. L'idée du genre appelle l'idée de l'espèce, et réciproquement.

Ces associations d'idées sont plutôt des sortes de raisonnements rapides, presque instantanés, plutôt que de véritables associations d'idées. On n'a pas eu conscience d'une troisième idée qui a servi de trait d'union entre les deux autres. Quand, à l'idée de la mortalité humaine je pense que Paul est mortel, je fais un syllogisme instantané. Ainsi, nous ne voyons pas ici l'affinité propre aux idées agir toute seule. Les associations d'idées proprement dites sont les associations que l'on nomme accidentelles.

Voici les principaux types:

 
1. L'idée de deux choses semblables s'appellent.
2. Il en est de même de l'idée de deux choses différentes ["différentes" is crossed out, and there is a note in right margin: "ou plutôt contraires"].
3. Deux états de conscience qui se sont produits en même temps tendent à se reproduire en même temps.
4. Les idées de deux objets qui sont contigus dans l'espace s'appellent.
5. Enfin le signe éveille dans notre esprit l'idée de la chose signifiée, et réciproquement.

On a essayé quelquefois de ramener toutes ces associations à un seul type: Deux états de conscience qui se sont produits en même temps tendent à se reproduire en même temps, s'attirent pour ainsi dire. Si l'idée du semblable attire l'idée du semblable, c'est que nous les avons comparées. Il en est de même des associations d'idées par contraste. C'est à la suite d'une comparaison que nous jugeons la différence. C'est encore la même chose pour le signe et la chose signifiée. S'il en était ainsi il n'y aurait qu'une seule loi de l'association des idées, celle que nous venons d'indiquer.

Mais, quoiqu'on fasse, l'association des idées par ressemblance est distincte de l'association par contiguïté. Quand nous associons deux objets à cause de leur ressemblance, nous sentons très bien que la ressemblance seule produit l'association. Il faut donc admettre au moins deux types: l'association par contiguïté et l'association par ressemblance. Telles sont les différentes espèces d'associations des idées.

Il nous reste à déterminer le rôle de cette faculté dans la vie de l'esprit.

Les idées s'associent soit par voie logique, soit par voie d'affinité. Cette affinité naturelle des idées pourra les enchaîner d'une manière très forte, sans l'intervention de la raison. La puissance de l'association des idées est telle qu'une théorie en fait la faculté maîtresse de l'esprit. Nous n'avons pas à revenir sur cette théorie que nous avons déjà réfutée. Mais il n'en est pas moins certain que l'association des idées arrive à produire parfois les mêmes effets que l'association logique et rationnelle.

C'est de là que viennent les superstitions et les préjugés de toute sorte. Ils consistent tous dans une association d'idées illogique. Il y a donc lieu de surveiller cette faculté avec soin, car elle contribue très fortement à former notre caractère; c'est par suite de l'habitude que nous avons d'associer telles ou telles idées que nous avons telles moeurs ou telles inclinations.

En un mot, si l'association des idées n'est pas comme le veut Stuart Mill, la source de toute la connaissance, elle n'en est pas moins un agent important qu'il importe de bien connaître.

La mémoire est la faculté par laquelle un état de conscience passé se reproduit en nous avec ce caractère que nous le reconnaissons pour passé. Ces deux conditions sont nécessaires à la mémoire.

Cette définition nous montre combien est inexacte l'expression: je me souviens de tel objet. On ne se souvient pas des choses, mais seulement des états de conscience où ils ont été primitivement représentés. Aussi Royer Collard a-t-il dit que nous ne souvenons que de nous-mêmes.

La mémoire peut présenter différentes qualités. Tantôt elle est caractérisés par sa rapidité à conserver les choses qui lui sont confiées; dans ce cas il suffit de voir une chose pour en garder le souvenir; tantôt elle est docile; c'est quand elle reproduit aisément l'état de conscience passé. Elle est exacte quand elle le reproduit avec précision. Elle est tenace quand elle conserve cet état de conscience pendant longtemps.

Il est assez rare que ces qualités se trouvent réunies chez un même individu. Mais elle peut devenir plus spéciale encore: telles sont les mémoires des vers, des couleurs, des sons, des chiffres. On peut déduire souvent du genre de mémoire d'un homme le caractère général de son esprit.

On a souvent cherché les moyens d'augmenter la mémoire: l'ensemble de ces moyens forme la mnémotechnie. Il y a dans cette science, bien qu'elle soit peu constituée, des principes utiles à recueillir. Nous pouvons d'ailleurs déduire ces principes de la définition même de la mémoire. Plus nous mettrons de nous dans la mémoire, plus il nous sera facile de nous souvenir. Les états de conscience qui nécessitent un certain développement de notre activité seront par cela même, plus facilement gardés ou reproduits par la mémoire. Voilà donc le principe de toute mnémotechnie rationnelle.

On peut susciter par des procédés différents l'activité nécessaire. Il y a pour cela trois moyens principaux:

 
1. La répétition. En forçant plusieurs fois l'esprit à s'attacher à la même idée, cette idée se fixe naturellement mieux.
2. L'émotion. En suscitant une émotion, on développe une certaine somme d'énergie, ce qui par conséquent aide à retenir.
3. L'attention. C'est par l'attention qu'elle suscite que la mise en ordre de nos souvenirs, aide à se les rappeler. [margin note with arrow pointing upward next to point 3e: Surprise]

Nous allons maintenant étudier la mémoire d'une manière plus générale.

Tout souvenir comporte trois moments:

 
1. L'état de conscience passé se reproduit. C'est le phénomène de reproduction ou de rappel. La mémoire peut s'arrêter là. L'état de conscience passé peut se reproduire sans que nous le reconnaissions comme passé. Ainsi réduit, le souvenir s'appelle réminiscence. La réminiscence joue dans la vie un rôle très important. Combien d'idées que nous croyons originales, et qui ne sont que des réminiscences de notre enfance!
2. L'état de conscience nous apparaît comme passé. Nous reconnaissons qu'il ne vient pas de se produire pour la première fois. C'est ce qu'on appelle le phénomène de reconnaissance. Il consiste seulement à rejeter dans le passé l'état de conscience reconnu. Le souvenir peut encore s'en tenir à ce second moment.
3. Ce dernier moment achève la mémoire. Nous fixons l'état de conscience à tel ou tel point précis du passé. Le souvenir complet comprend ces trois moments.

Voilà de quoi se compose le phénomène de la mémoire. Pour l'expliquer, nous allons expliquer ces trois parties.

Prenons d'abord le phénomène de la reproduction. Pour qu'un état de conscience passé se reproduise, il faut qu'il ait été conservé. Où et comment l'a-t-il été? Telle est la question posée.

Plusieurs philosophes ont répondu que les états de conscience conservés l'étaient dans le corps. Telle était par exemple la théorie de Descartes. De nos jours M. Taine a donné à cette explication sa meilleure forme. Quoi qu'on pense de la question de l'immatérialité de l'âme, il faut reconnaître que des modifications physiologiques sont toujours nécessaires aux modifications de l'âme. Les modifications du corps subsistent quand la cause excitatrice disparaît. Si la modification physiologique se reproduit, la modification psychique se reproduit aussi. Voilà comment se fait la reproduction. Mais cette explication ne rendrait pas compte du second moment de la mémoire. A quoi reconnaissons-nous, dans cette théorie, que le phénomène s'est déjà produit? M. Taine répond: L'état de conscience qui vient de se reproduire a une tendance à s'imposer au moi comme une perception. Mais les perceptions actuelles la contredisent. On ne peut donc localiser l'état de conscience reproduit dans le présent. On le rejette alors dans le passé.

Mais si cette réponse explique bien pourquoi je ne rapporte pas cet état de conscience au présent, il n'explique pas pourquoi nous rapportons cet état de conscience au passé plutôt qu'à l'avenir. L'explication physiologique de la mémoire ne résolvant pas les difficultés, nous disons donc que l'état de conscience conservé est resté dans le moi. La condition de la reproduction est la conservation dans le moi.

Quelles seront maintenant les conditions de la reconnaissance du phénomène comme passé? Tout souvenir peut s'exprimer ainsi: Je me souviens que j'ai vu telle ou telle chose. Le je qui se souvient n'est donc pas le même que le je qui a vu. Il faut pourtant, pour qu'il y ait souvenir, que ces deux mois n'en fassent qu'un. Tout souvenir consiste ainsi dans une sorte de synthèse entre le présent et le passé; il faut donc pour qu'il y ait souvenir que le moi soit identique.

C'est au moyen de l'association des idées que s'achève la mémoire. Lorsque nous avons rejeté du présent l'état de conscience, il s'achemine vers le passé, attiré par les états de conscience avec lesquels il s'est d'abord produit. Il s'y arrête, et c'est alors que le souvenir se trouve localisé. Voilà donc l'explication de la mémoire.

Jointe à l'association des idées, la mémoire joue dans l'intelligence le rôle de l' habitude dans l' activité. Nous verrons en effet que l'habitude consiste en deux choses: d'abord, c'est une faculté de conservation; en outre, elle tend d'elle-même à se reproduire. De même, l'intelligence a, dans la mémoire, la faculté de conservation. Mais nous savons que les états de conscience qui se sont produits souvent tendent à se reproduire d'eux-mêmes. Ce second caractère qui ressemble assez à celui de l'habitude, est très probablement produit par l'association des idées.

L'oubli, au contraire, est produit par la disparition d'une des deux causes de la mémoire. Ou bien l'affinité des idées diminue faute d'exercice; ou bien l'état de conscience n'a pas été conservé. La modification psychologique s'est peu à peu effacée, au point de devenir pratiquement nulle.

On a beaucoup calomnié la mémoire. On en a fait souvent le critérium des esprits de second ordre. La mémoire assurément ne donne à l'homme rien d'original, rien de personnel. Ce n'est pas une faculté créatrice. Mais les éléments nécessaires à créer, c'est la mémoire qui les fournit. Elle nous apporte ainsi les matériaux de notre vie intellectuelle. Un homme qui n'a que de la mémoire ne renouvellera jamais rien, c'est vrai; mais d'autre part, un esprit qui n'a pas de mémoire est condamné à s'épuiser en efforts impuissants, car sans la mémoire il n'a aucun des matériaux nécessaires à bâtir ce qu'il a en lui-même la force d'édifier.

S'il faut s'en tenir à l'usage courant, l'imagination est la faculté qui nous fait voir les objets avec leur forme concrète, si bien que l'esprit se demande quelquefois s'il est en présence d'un objet réel ou d'une simple conception. On voit par là ce qui distingue l'imagination de l'entendement. Ce dernier a pour objet le général, il élimine le particulier et l'individuel tandis que l'imagination laisse aux objets représentés leurs caractères personnels. Elle donne à l'individualité une vie, un relief nouveau.

Ce que nous venons de dire peut se rapporter aux trois formes de l'imagination. Tantôt l'imagination reproduit, tantôt elle combine, tantôt elle crée. Nous allons étudier tour à tour ces trois formes et noter leurs différences.

1. Mémoire imaginative. La mémoire proprement dite affaiblit les états de conscience passés en les reproduisant. La mémoire abstrait naturellement quelque chose. Elle se souvient surtout du général. Un homme qui n'a que de la mémoire sans imagination oubliera tout ce qui est individuel. La mémoire imaginative nous représente au contraire les objets déjà perçus, sous des formes aussi concrètes que celles d'une perception. Cette ressemblance peut être assez vive pour que l'esprit s'y trompe.

Mais la mémoire imaginative s'en tient là. Elle ne fait que reproduire fidèlement ce qu'elle a vu; la mémoire imaginative n'est pas passive, car aucune faculté ne l'est. Mais elle ne produit rien, ne crée rien de nouveau. Elle ne fait que répéter notre vie passée. Ce qu'elle reproduit le plus fréquemment, ce sont les choses sensibles. On s'est demandé quelquefois si elle reproduisait toutes les sensations ou seulement quelques-unes. Certainement, elle est plus vive pour les sensations visuelles. Mais elle reproduit également les sensations de son. Cependant, la plupart des esprits ne peuvent reproduire avec leur intensité première les sensations inférieures. Mais on ne peut dire que cette impossibilité soit radicale. Les gourmets, par exemple, imaginent sans trop de peine les sensations du goût. En tout cas, elles sont toujours moins vives que les reproductions des autres sensations. Cette différence provient de ce qu'on se souvient surtout des états de conscience dans lesquels on a mis plus d'activité. De même nous imaginons plus facilement les sensations qui nous ont coûté plus d'efforts. Dans les sensations du goût et de l'odorat, nous sommes bien moins actifs que dans les autres. Voilà pourquoi nous les imaginons malaisément. Cela explique du même coup comment certaines personnes peuvent développer cette imagination; c'est qu'elles mettent dans ce sens une plus grande somme d'activité.

2. Imagination comme faculté de combinaison. C'est un intermédiaire entre les deux formes extrêmes de l'imagination. Dans ce cas, l'imagination ne forme rien comme matière, mais agit sur la disposition de ces matériaux que lui fournit la mémoire. C'est grâce à elle que nous nous représentons ce que nous n'avons jamais vu. Cette combinaison n'est pas toujours volontaire. Les images quelquefois se combinent d'elles-mêmes dans un ordre différent de celui où elles s'étaient produites. C'est le cas de la rêverie, quand elle a un certain degré d'intensité. C'est aussi sans doute le cas de la folie, où les images sont très vives et se combinent malgré la volonté.

Cette espèce d'imagination joue un certain rôle dans les arts. Elle prend alors le nom de fantaisie. Une oeuvre de fantaisie a pour fondement une succession de vives images se combinant sans lien rationnel. En analysant ainsi les choses, on voit que les oeuvres de fantaisie manquent de la création proprement dite qui fait l'idéal de l'art.

3. Imagination créatrice. Son nom suffit à la définir. Elle ajoute au passé, et pour cela tire ses matériaux d'elle-même. Quand un grand auteur crée quelque chose il emprunte certainement quelques premiers éléments à ses souvenirs. Mais il y a une création qui développe ces éléments, et qui est faite par cette imagination créatrice que nous étudions.

Quand Newton invente l'hypothèse de la gravitation, il y est poussé par les lois de Kepler. Mais de là à son hypothèse il y a une solution de continuité comblée par une imagination créatrice. Il en est de même des savants qui pour la première fois construisent une hypothèse. L'imagination créatrice est ce qui fait l'inventeur.

En quoi consiste ce que l'imagination ajoute aux matériaux donnés? Ce qu'elle ajoute, c'est l'unité. L'artiste trouve épars dans la réalité ce qu'il réunit dans son oeuvre; mais il crée l'unité sous laquelle sont organisés les éléments qu'il trouve par l'observation. Celle-ci lui fournit la matière de son oeuvre. Mais la forme est tirée de lui-même, et cette forme est l'unité. Tous les éléments fournis par l'observation, dans l'art comme dans les grandes hypothèses scientifiques, viennent se grouper et ce groupement est l'oeuvre de l'imagination. Galilée observe les balancements d'un lustre. Beaucoup auraient pu observer que les oscillations de ce lustre étaient isochrones, sans songer que ce pouvait être une loi générale. Galilée a inventé cette idée.

En un mot, ce qui est donné à l'imagination est multiple, et elle le ramène à l'unité. L'imagination créatrice est donc la faculté synthétique par excellence.

On s'est demandé si l'imagination créatrice n'était pas un mélange d'imagination reproductive et d'entendement, la première fournissant la multiplicité et la seconde l'unité. S'il en était ainsi, on ne pourrait ramener à l'imagination créatrice que les caractères où l'élément général domine à l'exclusion de l'élément individuel. Ainsi se trouveraient pour ainsi dire exclue de l'art une bonne partie de notre littérature moderne, qui montre plutôt chez les hommes le particulier que le général. Qu'on trouve ce système bon ou mauvais, on ne peut néanmoins le rayer de l'art.

D'ailleurs l'unité de l'entendement n'est pas l'unité de l'imagination. Elle apporte une unité individuelle ordonnée, bien différente de l'unité générique que donne l'entendement. Toute autre est l'unité d'une classe de l'histoire naturelle que celle d'un personnage dramatique.

Si l'imagination est une faculté synthétique, elle doit nécessairement cette propriété à la passion qui est la source première de l'unité. C'est sous son influence que les images fournies par la mémoire imaginative sont ramenées à l'unité. Il faut donc que pour retenir cette passion et lui donner toute sa valeur, la raison coexiste avec elle. Si la passion est l'élément nécessaire de l'imagination, elle ne peut en tout cas être productive que par l'entendement.

Aux trois facultés de conception se rattachent certains états à la fois physiologiques et psychologiques qu'il convient d'étudier ici. Ces états sont caractérisés par ce trait commun que les images y sont assez vives pour être prises pour des perceptions.

Commençons par le rêve, qui est le plus commun. Il est produit par des conditions physiologiques assez mal déterminées. Donc, sans chercher comment il se fait que l'activité physique se relâche, nous chercherons seulement comment se relâche l'activité psychique. Certains philosophes prétendent que dans le sommeil l'âme ne continue plus à penser. Nous avons déjà touché à cette question en parlant de l'association des idées, et nous avons décidé que la chaîne de nos idées était continue. Nous avons vu que, même dans le sommeil, nous avions des sensations qui devaient nécessairement nous donner des idées. D'ailleurs nous avons admis que le moi était tout entier conscient. Si donc la pensée disparaît, la conscience disparaît, le moi cesse d'agir, cesse d'être. Comment alors se représenter que le moi renaisse après avoir été anéanti, et cela régulièrement. Cela est impossible à comprendre. Par conséquent même dans le sommeil, il n'y a pas anéantissement de l'âme. Il n'y a donc jamais de cas où l'âme dorme complètement. Suivant Jouffroy, elle ne dort jamais: il n'y a point de sommeil psychologique. Le sommeil suivant lui n'est qu'un phénomène qui n'a rien de physique. Jouffroy invoque à l'appui de ce qu'il dit l'indifférence que nous avons pendant le sommeil pour les bruits habituels, la faculté qu'ont certaines personnes de se réveiller à volonté. Tous ces faits s'expliquent s'il n'y a pas de sommeil absolu du moi. Il est certain qu'une des causes importantes du sommeil est l'engourdissement des sens, qui arrête les communications avec l'extérieur. Mais il est difficile que cette cause soit unique. L'expérience semble bien établir qu'il y a un certain engourdissement de l'âme. D'ailleurs, il n'y a jamais de cas où le corps soit absolument engourdi. Le sommeil n'est donc produit ni par un relâchement unique de la vie psychologique, ni seulement par un relâchement de la vie physiologique, mais par un relâchement des deux.

Le relâchement psychique du sommeil semble bien être dans un repos de la volonté. Cette faculté, dans la veille, est toute puissante, toujours active. Pendant le sommeil elle se repose, se retire de la vie active et militante. Elle allège nos autres facultés du joug qui pesait sur elles. Elles se donnent alors libre carrière. Elles n'ont plus de contrepoids. Ainsi se produit le rêve. Le rêve est produit par l'attraction qui rattache les idées les unes aux autres. La force inhérente à chaque idée n'étant plus combattue par la force contraire de la volonté, nous devenons la proie de nos souvenirs. Si la volonté ne dort pas entièrement, ni le sommeil ni le rêve ne sont entiers. A cette demi-veille de la volonté est due la faculté de se réveiller à l'heure voulue.

Descartes quand il institue son doute méthodique fait remarquer qu'on n'a même pas de raison logique de distinguer la veille du sommeil. Leibniz a répondu que la distinction était dans ce fait que nos idées sont liées pendant la veille et ne le sont plus dans le sommeil. Pendant la veille, il y a contradiction des souvenirs et des sensations. Pendant le sommeil, il n'en est pas ainsi, il n'y a plus que des conceptions.

La folie est un rêve continu et en dehors de l'état de santé. Ce qui caractérise la folie est l'absence de la volonté, la toute-puissance des idées. Elles s'associent comme elles veulent.

La folie se manifeste sous deux formes différentes; tantôt elle est locale; une partie seulement de l'esprit est affectée, et c'est la monomanie. Tantôt elle est générale. C'est la folie ou manie absolue.

Un seul point est attaqué dans le premier cas; tout le reste est sain. M. Lélut affirme que ce cas est extrêmement fréquent. C'est en application de cette théorie générale qu'il veut trouver la monomanie chez Socrate, à cause de son démon; chez Pascal, à cause de son amulette.

Une des formes de la folie est l'hallucination. C'est un état maladif de l'esprit qui, même pendant la veille, prend ses conceptions pour des perceptions. Souvent l'esprit victime d'une hallucination la reconnaît pour telle sans pouvoir pourtant s'en défaire. Les sens, mus ordinairement par la perception extérieure, sont mus en effet à ce moment-là par l'intérieur, et la sensation est réelle si l'objet de cette sensation ne l'est pas.

La ressemblance entre la perception et l'hallucination est telle que M. Taine a fait de l'hallucination la forme normale de la connaissance. Parmi ces hallucinations, dit-il, il y en a que nous rejetons comme fausse parce qu'elles sont contradictoires; les autres sont des hallucinations vraies et correspondent aux perceptions.

Voici l'objection qu'on peut faire à cette théorie:

On constate que toutes les hallucinations se réduisent à des souvenirs. L'intensité de ce souvenir est très grande, mais il n'en est pas moins vrai que l'hallucination répète toujours un état intérieur, que la matière en est toujours fournie par la mémoire. Toute hallucination n'est donc qu'une reproduction. Il est donc bien peu logique de faire le modèle de ce qui n'est que la copie. On ne doit pas appeler hallucination vraie la perception ordinaire.

Toute cette étude sur certains états pathologiques de l'esprit et du corps nous amène à une conséquence importante. Le rêve et la folie ont pour cause l'affinité naturelle de nos idées. Cette affinité nous rend de très grands services, puisque sans elle la mémoire, l'imagination seraient impossibles. Mais d'autre part, cette affinité, du moment où nous cessons de la surveiller, du jour où nous la laissons agir seule, produit des maladies de l'esprit. Volonté et personnalité sont anéanties. C'est aussi à cette affinité et à l'impuissance de la dominer qu'est dû le manque de suite dans les idées. Il faut donc toujours dominer cette propriété, si nous ne voulons pas en être les victimes.

Nous avons étudié jusqu'ici les trois facultés de perception et les trois facultés de conception. Il nous reste à étudier l'attention, la comparaison, la généralisation, le jugement et le raisonnement.

Attention. C'est la faculté qu'a l'esprit de se concentrer sur un objet déterminé. Suivant Condillac l'attention se réduit à une sensation forte. Cette genèse de Condillac confond les conditions du phénomène avec le phénomène. Sans doute nous ne faisons souvent attention à un objet que parce qu'il nous a frappé. Mais ces deux idées n'en restent pas moins distincte, car la sensation n'est jamais qu'un phénomène affectif que l'esprit reçoit de la chose. L'attention est au contraire éminemment active. Ainsi donc, on ne peut confondre ces deux faits. De plus, très souvent, c'est la sensation forte qui résulte de l'attention. Un objet frappait peu; nous y faisons attention; la sensation devient de plus en plus forte. La genèse de Condillac ne peut être admise.

Ce qui distingue l'attention est qu'elle est l'oeuvre de notre volonté. Voyons maintenant les différentes formes de ce phénomène. Il y en a deux essentielles: ou bien c'est l'objet qui attire à lui l'intelligence, produit l'attention, sans presque que notre volonté ait besoin d'intervenir. Dans l'autre cas au contraire, l'attention est absolument volontaire. C'est nous qui dirigeons notre esprit. Nous sommes tout entiers cause de notre attention. Comme l'attention est peu ou point volontaire sous sa première forme l'esprit peut sur elle peu de chose. Il est tel spectacle qui attire à lui nos regards sans qu'il soit possible de les en détourner. L'obsession est ce même phénomène, transporté dans la vie intérieure. Son caractère est que l'esprit ne peut que très difficilement s'en débarrasser.

Ces deux formes de l'attention sont si différentes qu'on peut se demander s'il n'y a pas lieu d'en faire deux phénomènes distincts. On pourrait réserver le nom d'attention à l'attention volontaire, et appeler le premier phénomène distraction. En effet, la distraction n'est qu'une attention inopportune.

Quel est le rôle de l'attention dans la vie? L'attention est une des facultés les plus fécondes de l'esprit. C'est elle, qui s'appliquant aux faits ou aux idées, en fait jaillir toutes les conséquences. On peut dire que les deux facultés vraiment productrices sont l'imagination et l'attention. L'attention est la faculté du penseur, comme l'imagination celle de l'inventeur. Buffon l'a dit, le génie n'est qu'une longue patience. Il faut comprendre par là une longue imagination, et une longue attention.

La comparaison est une opération qui rapproche deux idées et établit entre elles un rapport de ressemblance ou de dissemblance. Les idées comparées ayant été l'objet d'une attention préalable, Condillac a dit que la comparaison se réduisait à une double attention. Mais la comparaison est un fait particulier, et irréductible à tout autre. Il résulte de la définition même de la comparaison que nous pouvons penser deux choses à la fois: on s'est demandé souvent si deux pensées pouvaient être simultanées. Tout en faisant attention à un objet, on peut en percevoir un autre. Le jugement suppose d'ailleurs dans l'esprit la présence simultanée du sujet et de l'attribut.

De même que la mémoire n'est possible que si le moi est identique, de même la comparaison n'est possible que si le moi est un. En effet, pour comparer deux termes, il faut les rapporter à un terme commun.

L'abstraction est la faculté de séparer d'un tout un élément qui n'existe pas en dehors de ce tout. Cela consiste par exemple à isoler de l'idée totale de cette table, l'idée de sa couleur ou celle de son étendue. Les idées abstraites sont de deux espèces. Les premières ou idées abstraites particulières ne se composent que de l'idée d'une chose particulière à un individu. Les secondes ou idées abstraites générales isolent un élément commun à plusieurs individus. L'étendue par exemple est abstraite de plusieurs individus.

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