Si l'on jette un coup d'œil sur la carte des suicides européens, on reconnaît à première vue que dans les pays purement catholiques, comme l'Espagne, le Portugal, l'Italie, le suicide est très peu développé, tandis qu'il est à son maximum dans les pays protestants, en Prusse, en Saxe, en Danemark. Les moyennes suivantes, calculées par Morselli, confirment ce premier résultat:
/* +————————————————————+—————————————-+ | | Moyenne des suicides | | |pour 1 million d'habitants.| +————————————————————+—————————————-+ | États protestants | 190 | +————————————————————+—————————————-+ | —- mixtes (protestants et catholiques)| 96 | +————————————————————+—————————————-+ | —- catholiques | 96 | +————————————————————+—————————————-+ | —- catholiques grecs | 40 | +————————————————————+—————————————-+ */
Toutefois, l'infériorité des catholiques grecs ne peut être sûrement attribuée à la religion; car, comme leur civilisation est très différente de celle des autres nations européennes, cette inégalité de culture peut être la cause de cette moindre aptitude. Mais il n'en est pas de même de la plupart des sociétés catholiques et protestantes. Sans doute, elles ne sont pas toutes au même niveau intellectuel et moral; pourtant, les ressemblances sont assez essentielles pour qu'on ait quelque droit d'attribuer à la différence des cultes le contraste si marqué qu'elles présentent au point de vue du suicide.
Néanmoins, cette première comparaison est encore trop sommaire. Malgré d'incontestables similitudes, les milieux sociaux dans lesquels vivent les habitants de ces différents pays ne sont pas identiquement les mêmes. La civilisation de l'Espagne et celle du Portugal sont bien au-dessous de celle de l'Allemagne; il peut donc se faire que cette infériorité soit la raison de celle que nous venons de constater dans le développement du suicide. Si l'on veut échapper à cette cause d'erreur et déterminer avec plus de précision l'influence du catholicisme et celle du protestantisme sur la tendance au suicide, il faut comparer les deux religions au sein d'une même société.
Provinces bavaroises (1867-75)[131].
/* +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |PROVINCES |SUICIDES |PROVINCES |SUICIDES |PROVINCES |SUICIDES | |à minorité|par million|à majorité|par million|où il y a |par million| |catholique|d'habitants|catholique|d'habitants|+ de 90% |d'habitants| |(- de 50%)| |(50 à 90%)| |de cathol.| | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Palatinat | 167 |Basse | 157 |Haut- | 64 | |du Rhin. | |Franconie.| |Palatinat.| | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Franconie | 207 |Souabe. | 118 |Haute- | 114 | |centrale. | | | |Bavière. | | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Haute | 204 | | |Basse- | 49 | |Franconie.| | | |Bavière. | | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Moyenne. | 192 |Moyenne. | 135 |Moyenne. | 75 | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ */
De tous les grands États de l'Allemagne, c'est la Bavière qui compte, et de beaucoup, le moins de suicides. Il n'y en a guère, annuellement que 90 par million d'habitants depuis 1874, tandis que la Prusse en a 133 (1871-75), le duché de Bade 156, le Wurtemberg 162, la Saxe 300. Or, c'est aussi là que les catholiques sont le plus nombreux; il y en a 713,2 sur 1000 habitants. Si, d'autre part, on compare les différentes provinces de ce royaume, on trouve que les suicides y sont en raison directe du nombre des protestants, en raison inverse de celui des catholiques (V. Tableau précédent, ci-dessus). Ce ne sont pas seulement les rapports des moyennes qui confirment la loi; mais tous les nombres de la première colonne sont supérieurs à ceux de la seconde et ceux de la seconde à ceux de la troisième sans qu'il y ait aucune irrégularité.
Il en est de même en Prusse:
Provinces de Prusse (1883-90).
/* +—————————+———————-+————————-+———————-+ | PROVINCES | SUICIDES | PROVINCES | SUICIDES | | où il y a plus | par million | où il y a de | par million | | de 90% de | d'habitants | 89 à 68 % de | d'habitants | | protestants | | protestants | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Saxe. | 309,4 | Hanovre. | 212,3 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Schleswig. | 312,9 | Hesse. | 200,3 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Poméranie. | 171,5 | Brandebourg et | 296,3 | | | | Berlin. | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Moyenne. | 264,6 | Moyenne. | 220,0 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | PROVINCES | SUICIDES | PROVINCES | SUICIDES | | où il y a plus | par million | où il y a de | par million | | de 40% à 50% de | d'habitants | de 32 à 28 % de | d'habitants | | protestants | | protestants | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Prusse | 123,9 | Posen. | 96,4 | | occidentale. | | | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Silésie. | 260,2 | Pays du Rhin. | 100,3 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Westphalie. | 107,5 | Hohenzollern. | 90,1 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Moyenne. | 163,6 | Moyenne. | 95,6 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ */
Dans le détail, sur les 14 provinces ainsi comparées, il n'y a que deux légères irrégularités: la Silésie qui, par le nombre relativement important de ses suicides, devrait appartenir à la seconde catégorie, se trouve seulement dans la troisième, tandis qu'au contraire la Poméranie serait mieux à sa place dans la seconde colonne que dans la première.
La Suisse est intéressante à étudier à ce même point de vue. Car, comme on y rencontre des populations françaises et allemandes, on y peut observer séparément l'influence du culte sur chacune de ces deux races. Or elle est la même sur l'une et sur l'autre. Les cantons catholiques donnent quatre et cinq fois moins de suicides que les cantons protestants, quelle que soit leur nationalité.
/* +———————————-+———————————-+——————————+ | CANTONS FRANÇAIS | CANTONS ALLEMANDS |ENSEMBLE DES CANTONS| | | |de toutes | | | |nationalités | +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ |Catholiques|83 suicides|Catholiques|87 suicides|Catholiques|86,7 | | |par million| |suicide | |suicides| | |d'habitants| | | | | +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ |Protestants|453 |Protestants|293 |Mixtes |212,0 | | |suicides | |suicides | |suicides| | |par million| | | | | | |d'habitants| | | | | +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ | | | | |Protestants|326,3 | | | | | | |suicides| +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ */
L'action du culte est donc si puissante qu'elle domine toutes les autres.
D'ailleurs, on a pu, dans un assez grand nombre de cas, déterminer directement le nombre des suicides par million d'habitants de chaque population confessionnelle. Voici les chiffres trouvés par différents observateurs:
Tableau XVIII.
Suicides, dans les différents pays, pour un million de sujets de chaque confession.
/* +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | |PROTESTANTS|CATHOLIQUES|JUIFS| NOMS | | | | | |des observateurs.| +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Autriche (1852-59). | 79,5 | 51,3 | 20,7| Wagner. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Prusse (1849-55). | 159,9 | 49,6 | 46,4| Id. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—— (1869-72). | 187 | 69 | 96 | Morselli. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—— (1860). | 240 | 100 |180 | Prinzing. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Bade (1852-62). | 139 | 117 | 87 | Legoyt. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—- (1870-74). | 171 | 136,7 |124 | Morselli. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—- (1878-88). | 242 | 170 |210 | Prinzing. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Bavière (1844-56). | 135,4 | 49,1 |105,9| Morselli. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | —- (1884-91). | 224 | 94 |193 | Prinzing | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Würtemberg (1846-60)| 113,5 | 77,9 | 65,6| Wagner. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | —— (1873-76)| 190 | 120 | 60 | Nous-même. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | —— (1881-90)| 170 | 119 |142 | Id. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ */
Ainsi, partout, sans aucune exception[132], les protestants fournissent beaucoup de suicides que les fidèles des autres cultes. L'écart oscille entre un minimum de 20 à 30 % et un maximum de 300 %. Contre une pareille unanimité de faits concordants, il est vain d'invoquer, comme le fait Mayr[133], le cas unique de la Norwège et de la Suède qui, quoique protestantes, n'ont qu'un chiffre moyen de suicides. D'abord, ainsi que nous en faisions la remarque au début de ce chapitre, ces comparaisons internationales ne sont pas démonstratives, à moins qu'elles ne portent sur un assez grand nombre de pays, et, même dans ce cas, elles ne sont pas concluantes. Il y a d'assez grandes différences entre les populations de la presqu'île scandinave et celles de l'Europe centrale pour qu'on puisse comprendre que le protestantisme ne produise pas exactement les mêmes effets sur les unes et sur les autres. Mais de plus, si, pris en lui-même, le taux des suicides n'est pas très considérable dans ces deux pays, il apparaît relativement élevé si l'on tient compte du rang modeste qu'ils occupent parmi les peuples civilisés d'Europe. Il n'y a pas de raison de croire qu'ils soient parvenus à un niveau intellectuel supérieur à celui de l'Italie, il s'en faut, et pourtant on s'y tue de deux à trois fois plus (90 à 100 suicides par million d'habitants au lieu de 40). Le protestantisme ne serait-il pas la cause de cette aggravation relative? Ainsi, non seulement le fait n'infirme pas la loi qui vient d'être établie sur un si grand nombre d'observations, mais il tend plutôt à la confirmer[134].
Pour ce qui est des juifs, leur aptitude au suicide est toujours moindre que celle des protestants; très généralement, elle est aussi inférieure, quoique dans une moindre proportion, à celle des catholiques. Cependant, il arrive que ce dernier rapport est renversé; c'est surtout dans les temps récents que ces cas d'inversion se rencontrent. Jusqu'au milieu du siècle, les juifs se tuent moins que les catholiques dans tous les pays, sauf en Bavière[135]; c'est seulement vers 1870 qu'ils commencent à perdre de leur ancien privilège. Encore est-il très rare qu'ils dépassent de beaucoup le taux des catholiques. D'ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les juifs vivent, plus exclusivement que les autres groupes confessionnels, dans les villes et de professions intellectuelles. À ce titre, ils sont plus fortement enclins au suicide que les membres des autres cultes, et cela pour des raisons étrangères à la religion qu'ils pratiquent. Si donc, malgré cette influence aggravante, le taux du judaïsme est si faible, on peut croire que, à situation égale, c'est de toutes les religions celle où l'on se tue le moins.
Les faits ainsi établis, comment les expliquer?