II.

Si l'on songe que, partout, les juifs sont en nombre infime et que, dans la plupart des sociétés où ont été faites les observations précédentes, les catholiques sont en minorité, on sera tenté de voir dans ce fait la cause qui explique la rareté relative des morts volontaires dans ces deux cultes[136]. On conçoit, en effet, que les confessions les moins nombreuses, ayant à lutter contre l'hostilité des populations ambiantes, soient obligées, pour se maintenir, d'exercer sur elles-mêmes un contrôle sévère et de s'astreindre à une discipline particulièrement rigoureuse. Pour justifier la tolérance, toujours précaire, qui leur est accordée, elles sont tenues à plus de moralité. En dehors de ces considérations, certains faits semblent réellement impliquer que ce facteur spécial n'est pas sans quelque influence. En Prusse, l'état de minorité où se trouvent les catholiques est très accusé; car ils ne représentent que le tiers de la population totale. Aussi se tuent-ils trois fois moins que les protestants. L'écart diminue en Bavière où les deux tiers des habitants sont catholiques; les morts volontaires de ces derniers ne sont plus à celles des protestants que comme 100 est à 275 ou même comme 100 est à 238, selon les périodes. Enfin, dans l'empire d'Autriche, qui est presque tout entier catholique, il n'y a plus que 155 suicides protestants pour 100 catholiques. Il semblerait donc que, quand le protestantisme devient minorité, sa tendance au suicide diminue.

Mais d'abord, le suicide est l'objet d'une trop grande indulgence pour que la crainte du blâme, si léger, qui le frappe, puisse agir avec une telle puissance, même sur des minorités que leur situation oblige à se préoccuper particulièrement du sentiment public. Comme c'est un acte qui ne lèse personne, on n'en fait pas un grand grief aux groupes qui y sont plus enclins que d'autres et il ne risque pas d'accroître beaucoup l'éloignement qu'ils inspirent, comme ferait certainement une fréquence plus grande des crimes et des délits. D'ailleurs, l'intolérance religieuse, quand elle est très forte, produit souvent un effet opposé. Au lieu d'exciter les dissidents à respecter davantage l'opinion, elle les habitue à s'en désintéresser. Quand on se sent en butte à une hostilité irrémédiable, on renonce à la désarmer et on ne s'obstine que plus opiniâtrement dans les mœurs les plus réprouvées. C'est ce qui est arrivé fréquemment aux juifs et, par conséquent, il est douteux que leur exceptionnelle immunité n'ait pas d'autre cause.

Mais, en tout cas, cette explication ne saurait suffire à rendre compte de la situation respective des protestants et des catholiques. Car si, en Autriche et en Bavière, où le catholicisme a la majorité, l'influence préservatrice qu'il exerce est moindre, elle est encore très considérable. Ce n'est donc pas seulement à son état de minorité qu'il la doit. Plus généralement, quelle que soit la part proportionnelle de ces deux cultes dans l'ensemble de la population, partout où l'on a pu les comparer au point de vue du suicide, on a constaté que les protestants se tuent beaucoup plus que les catholiques. Il y a même des pays comme le Haut-Palatinat, la Haute-Bavière, où la population est presque tout entière catholique (92 et 96 %) et où, cependant, il y a 300 et 423 suicides protestants pour 100 catholiques. Le rapport même s'élève jusqu'à 528 % dans la Basse-Bavière où la religion réformée ne compte pas tout à fait un fidèle sur 100 habitants. Donc, quand même la prudence obligatoire des minorités serait pour quelque chose dans l'écart si considérable que présentent ces deux religions, la plus grande part en est certainement due à d'autres causes.

C'est dans la nature de ces deux systèmes religieux que nous les trouverons. Cependant, ils prohibent tous les deux le suicide avec la même netteté; non seulement ils le frappent de peines morales d'une extrême sévérité, mais l'un et l'autre enseignent également qu'au delà du tombeau commence une vie nouvelle où les hommes seront punis de leurs mauvaises actions, et le protestantisme met le suicide au nombre de ces dernières, tout aussi bien que le catholicisme. Enfin, dans l'un et dans l'autre culte, ces prohibitions ont un caractère divin; elles ne sont pas présentées comme la conclusion logique d'un raisonnement bien fait, mais leur autorité est celle de Dieu lui-même. Si donc le protestantisme favorise le développement du suicide, ce n'est pas qu'il le traite autrement que ne fait le catholicisme. Mais alors, si, sur ce point particulier, les deux religions ont les mêmes préceptes, leur inégale action sur le suicide doit avoir pour cause quelqu'un des caractères plus généraux par lesquels elles se différencient.

Or, la seule différence essentielle qu'il y ait entre le catholicisme et le protestantisme, c'est que le second admet le libre examen dans une bien plus large proportion que le premier. Sans doute, le catholicisme, par cela seul qu'il est une religion idéaliste, fait déjà à la pensée et à la réflexion une bien plus grande place que le polythéisme gréco-latin ou que le monothéisme juif. Il ne se contente plus de manœuvres machinales, mais c'est sur les consciences qu'il aspire à régner. C'est donc à elles qu'il s'adresse et, alors même qu'il demande à la raison une aveugle soumission, c'est en lui parlant le langage de la raison. Il n'en est pas moins vrai que le catholique reçoit sa foi toute faite, sans examen. Il ne peut même pas la soumettre à un contrôle historique, puisque les textes originaux sur lesquels on l'appuie lui sont interdits. Tout un système hiérarchique d'autorités est organisé, et avec un art merveilleux, pour rendre la tradition invariable. Tout ce qui est variation est en horreur à la pensée catholique. Le protestant est davantage l'auteur de sa croyance. La Bible est mise entre ses mains et nulle interprétation ne lui en est imposée. La structure même du culte réformé rend sensible cet état d'individualisme religieux. Nulle part, sauf en Angleterre, le clergé protestant n'est hiérarchisé; le prêtre ne relève que de lui-même et de sa conscience, comme le fidèle. C'est un guide plus instruit que le commun des croyants, mais sans autorité spéciale pour fixer le dogme. Mais ce qui atteste le mieux que cette liberté d'examen, proclamée par les fondateurs de la réforme, n'est pas restée à l'état d'affirmation platonique, c'est cette multiplicité croissante de sectes de toute sorte qui contraste si énergiquement avec l'unité indivisible de l'Église catholique.

Nous arrivons donc à ce premier résultat que le penchant du protestantisme pour le suicide doit être en rapport avec l'esprit de libre examen dont est animée cette religion. Attachons-nous à bien comprendre ce rapport. Le libre examen n'est lui-même que l'effet d'une autre cause. Quand il fait son apparition, quand les hommes, après avoir, pendant longtemps, reçu leur foi toute faite de la tradition, réclament le droit de se la faire eux-mêmes, ce n'est pas à cause des attraits intrinsèques de la libre recherche, car elle apporte avec elle autant de douleurs que de joies. Mais c'est qu'ils ont désormais besoin de cette liberté. Or, ce besoin lui-même ne peut avoir qu'une seule cause: c'est l'ébranlement des croyances traditionnelles. Si elles s'imposaient toujours avec la même énergie, on ne penserait même pas à en faire la critique. Si elles avaient toujours la même autorité, on ne demanderait pas à vérifier la source de cette autorité. La réflexion ne se développe que si elle est nécessitée à se développer, c'est-à-dire si un certain nombre d'idées et de sentiments irréfléchis qui, jusque-là, suffisaient à diriger la conduite, se trouvent avoir perdu leur efficacité. Alors, elle intervient pour combler le vide qui s'est fait, mais qu'elle n'a pas fait. De même qu'elle s'éteint à mesure que la pensée et l'action se prennent sous forme d'habitudes automatiques, elle ne se réveille qu'à mesure que les habitudes toutes faites se désorganisent. Elle ne revendique ses droits contre l'opinion commune que si celle-ci n'a plus la même force, c'est-à-dire si elle n'est plus au même degré commune. Si donc ces revendications ne se produisent pas seulement pendant un temps et sous forme de crise passagère, si elles deviennent chroniques, si les consciences individuelles affirment d'une manière constante leur autonomie, c'est qu'elles continuent à être tiraillées dans des sens divergents, c'est qu'une nouvelle opinion ne s'est pas reformée pour remplacer celle qui n'est plus. Si un nouveau système de croyances s'était reconstitué, qui parût à tout le monde aussi indiscutable que l'ancien, on ne songerait pas davantage à le discuter. Il ne serait même pas permis de le mettre en discussion; car des idées que partage toute une société tirent de cet assentiment une autorité qui les rend sacro-saintes et les met au-dessus de toute contestation. Pour qu'elles soient plus tolérantes, il faut qu'elles soient déjà devenues l'objet d'une adhésion moins générale et moins complète, qu'elles aient été affaiblies par des controverses préalables.

Ainsi, s'il est vrai de dire que le libre examen, une fois qu'il est proclamé, multiplie les schismes, il faut ajouter qu'il les suppose et qu'il en dérive, car il n'est réclamé et institué comme un principe que pour permettre à des schismes latents ou à demi déclarés de se développer plus librement. Par conséquent, si le protestantisme fait à la pensée individuelle une plus grande part que le catholicisme, c'est qu'il compte moins de croyances et de pratiques communes. Or, une société religieuse n'existe pas sans un credo collectif et elle est d'autant plus une et d'autant plus forte que ce credo est plus étendu. Car elle n'unit pas les hommes par l'échange et la réciprocité des services, lien temporel qui comporte et suppose même des différences, mais qu'elle est impuissante à nouer. Elle ne les socialise qu'en les attachant tous à un même corps de doctrines et elle les socialise d'autant mieux que ce corps de doctrines est plus vaste et plus solidement constitué. Plus il y a de manières d'agir et de penser, marquées d'un caractère religieux, soustraites, par conséquent, au libre examen, plus aussi l'idée de Dieu est présente à tous les détails de l'existence et fait converger vers un seul et même but les volontés individuelles. Inversement, plus un groupe confessionnel abandonne au jugement des particuliers, plus il est absent de leur vie, moins il a de cohésion et de vitalité. Nous arrivons donc à cette conclusion, que la supériorité du protestantisme au point de vue du suicide vient de ce qu'il est une Église moins fortement intégrée que l'Église catholique.

Du même coup, la situation du judaïsme se trouve expliquée. En effet, la réprobation dont le christianisme les a pendant longtemps poursuivis, a créé entre les juifs des sentiments de solidarité d'une particulière énergie. La nécessité de lutter contre une animosité générale, l'impossibilité même de communiquer librement avec le reste de la population les a obligés à se tenir étroitement serrés les uns contre les autres. Par suite, chaque communauté devint une petite société, compacte et cohérente, qui avait d'elle-même et de son unité un très vif sentiment. Tout le monde y pensait et y vivait de la même manière; les divergences individuelles y étaient rendues à peu près impossibles à cause de la communauté de l'existence et de l'étroite et incessante surveillance exercée par tous sur chacun. L'Église juive s'est ainsi trouvée être plus fortement concentrée qu'aucune autre, rejetée qu'elle était sur elle-même par l'intolérance dont elle était l'objet. Par conséquent, par analogie avec ce que nous venons d'observer à propos du protestantisme, c'est à cette même cause que doit s'attribuer le faible penchant des juifs pour le suicide, en dépit des circonstances de toute sorte qui devraient, au contraire, les y incliner. Sans doute, en un sens, c'est à l'hostilité qui les entoure qu'ils doivent ce privilège. Mais si elle a cette influence, ce n'est pas qu'elle leur impose une moralité plus haute; c'est qu'elle les oblige à vivre étroitement unis. C'est parce que la société religieuse à laquelle ils appartiennent est solidement cimentée qu'ils sont à ce point préservés. D'ailleurs, l'ostracisme qui les frappe n'est que l'une des causes qui produisent ce résultat; la nature même des croyances juives y doit contribuer pour une large part. Le judaïsme, en effet, comme toutes les religions inférieures, consiste essentiellement en un corps de pratiques qui réglementent minutieusement tous les détails de l'existence et ne laissent que peu de place au jugement individuel.

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