III.

Plusieurs faits viennent confirmer cette explication.

En premier lieu, de tous les grands pays protestants, l'Angleterre est celui où le suicide est le plus faiblement développé. On n'y compte, en effet, que 80 suicides environ par million d'habitants, alors que les sociétés réformées d'Allemagne en ont de 140 à 400; et cependant, le mouvement général des idées et des affaires ne paraît pas y être moins intense qu'ailleurs[137]. Or il se trouve que, en même temps, l'Église anglicane est bien plus fortement intégrée que les autres églises protestantes. On a pris, il est vrai, l'habitude de voir dans l'Angleterre la terre classique de la liberté individuelle; mais, en réalité, bien des faits montrent que le nombre des croyances ou des pratiques communes et obligatoires, soustraites, par suite, au libre examen des individus, y est plus considérable qu'en Allemagne. D'abord, la loi y sanctionne encore beaucoup de prescriptions religieuses: telles sont la loi sur l'observation du dimanche, celle qui défend de mettre en scène des personnages quelconques des Saintes-Écritures, celle qui, récemment encore, exigeait de tout député une sorte d'acte de foi religieux, etc. Ensuite, on sait combien le respect des traditions est général et fort en Angleterre: il est impossible qu'il ne se soit pas étendu aux choses de la religion comme aux autres. Or le traditionnalisme très développé exclut toujours plus ou moins les mouvements propres de l'individu. Enfin, de tous les clergés protestants, le clergé anglican est le seul qui soit hiérarchisé. Cette organisation extérieure traduit évidemment une unité interne qui n'est pas compatible avec un individualisme religieux très prononcé.

D'ailleurs, l'Angleterre est aussi le pays protestant où les cadres du clergé sont le plus riches. On y comptait, en 1876, 908 fidèles en moyenne pour chaque ministre du culte, au lieu de 932 en Hongrie, 1.100 en Hollande, 1.300 en Danemark, 1.440 en Suisse et 1.600 en Allemagne[138]. Or, le nombre des prêtres n'est pas un détail insignifiant et un caractère superficiel sans rapport avec la nature intrinsèque des religions. La preuve, c'est que, partout, le clergé catholique est beaucoup plus considérable que le clergé réformé. En Italie, il y a un prêtre pour 267 catholiques, pour 419 en Espagne, pour 536 en Portugal, pour 540 en Suisse, pour 823 en France, pour 1.050 en Belgique. C'est que le prêtre est l'organe naturel de la foi et de la tradition et que, ici comme ailleurs, l'organe se développe nécessairement dans la même mesure que la fonction. Plus la vie religieuse est intense, plus il faut d'hommes pour la diriger. Plus il y a de dogmes et de préceptes dont l'interprétation n'est pas abandonnée aux consciences particulières, plus il faut d'autorités compétentes pour en dire le sens; d'un autre côté, plus ces autorités sont nombreuses, plus elles encadrent de près l'individu et mieux elles le contiennent. Ainsi le cas de l'Angleterre, loin d'infirmer notre théorie, en est une vérification. Si le protestantisme n'y produit pas les mêmes effets que sur le continent, c'est que la société religieuse y est bien plus fortement constituée et, par là, se rapproche de l'Église catholique.

Mais voici une preuve confirmative d'une plus grande généralité.

Le goût du libre examen ne peut pas s'éveiller sans être accompagné du goût de l'instruction. La science, en effet, est le seul moyen dont la libre réflexion dispose pour arriver à ses fins. Quand les croyances ou les pratiques irraisonnées ont perdu leur autorité, il faut bien, pour en trouver d'autres, faire appel à la conscience éclairée dont la science n'est que la forme la plus haute. Au fond, ces deux penchants n'en font qu'un et ils résultent de la même cause. En général, les hommes n'aspirent à s'instruire que dans la mesure où ils sont affranchis du joug de la tradition; car tant que celle-ci est maîtresse des intelligences, elle suffit à tout et ne tolère pas facilement de puissance rivale. Mais inversement, on recherche la lumière dès que la coutume obscure ne répond plus aux nécessités nouvelles. Voilà pourquoi la philosophie, cette forme première et synthétique de la science, apparaît dès que la religion a perdu de son empire, mais à ce moment-là seulement; et on la voit ensuite donner progressivement naissance à la multitude des sciences particulières, à mesure que le besoin qui l'a suscitée va lui-même en se développant. Si donc nous ne nous sommes pas mépris, si l'affaiblissement progressif des préjugés collectifs et coutumiers incline au suicide et si c'est de là que vient la prédisposition spéciale du protestantisme, on doit pouvoir constater les deux faits suivants: 1° le goût de l'instruction doit être plus vif chez les protestants que chez les catholiques; 2° en tant qu'il dénote un ébranlement des croyances communes, il doit, d'une manière générale, varier comme le suicide. Les faits confirment-ils cette double hypothèse?

Si l'on rapproche la France catholique de la protestante Allemagne par les sommets seulement, c'est-à-dire, si l'on compare uniquement les classes les plus élevées des deux nations, il semble que nous soyons en état de soutenir la comparaison. Dans les grands centres de notre pays, la science n'est ni moins en honneur ni moins répandue que chez nos voisins; il est même certain que, à ce point de vue, nous l'emportons sur plusieurs pays protestants. Mais si, dans les parties éminentes des deux sociétés, le besoin de s'instruire est également ressenti, il n'en est pas de même dans les couches profondes et, s'il atteint à peu près dans les deux pays la même intensité maxima, l'intensité moyenne est moindre chez nous. On en peut dire autant de l'ensemble des nations catholiques comparées aux nations protestantes. À supposer que, pour la très haute culture, les premières ne le cèdent pas aux secondes, il en est tout autrement pour ce qui regarde l'instruction populaire. Tandis que, chez les peuples protestants (Saxe, Norwège, Suède, Bade, Danemark et Prusse), sur 1.000 enfants en âge scolaire, c'est-à-dire de 6 à 12 ans, il y en avait, en moyenne, 957 qui fréquentaient l'école pendant les années 1877-1878, les peuples catholiques (France, Autriche-Hongrie, Espagne et Italie), n'en comptaient que 667 soit 31 % en moins. Les rapports sont les mêmes pour les périodes 1874-75 et 1860-61[139]. Le pays protestant où ce chiffre est le moins élevé, la Prusse, est encore bien au-dessus de la France qui tient la tête des pays catholiques; la première compte 897 élèves sur 1.000 enfants, la seconde 766 seulement[140]. De toute l'Allemagne, c'est la Bavière qui comprend le plus de catholiques; c'est elle aussi qui comprend le plus d'illettrés. De toutes les provinces de Bavière, la Haut-Palatinat est une des plus foncièrement catholiques, c'est aussi celle où l'on rencontre le plus de conscrits qui ne savent ni lire ni écrire (15 % en 1871). Même coïncidence en Prusse pour le duché de Posen et la province de Prusse[141]. Enfin, dans l'ensemble du royaume, en 1871, on comptait 66 illettrés sur 1.000 protestants et 152 sur 1.000 catholiques. Le rapport est le même pour les femmes des deux cultes[142].

On objectera peut-être que l'instruction primaire ne peut servir à mesurer l'état de l'instruction générale. Ce n'est pas, a-t-on dit souvent, parce qu'un peuple compte plus ou moins d'illettrés qu'il est plus ou moins instruit. Acceptons cette réserve, quoique, à vrai dire, les divers degrés de l'instruction soient peut-être plus solidaires qu'il ne semble et qu'il soit difficile à l'un d'eux de se développer sans que les autres se développent en même temps[143]. En tout cas, si le niveau de la culture primaire ne reflète qu'imparfaitement celui de la culture scientifique, il indique avec une certaine exactitude dans quelle mesure un peuple, pris dans son ensemble, éprouve le besoin du savoir. Il faut qu'il en sente au plus haut point la nécessité pour s'efforcer d'en répandre les éléments jusque dans les dernières classes. Pour mettre ainsi à la portée de tout le monde les moyens de s'instruire, pour aller même jusqu'à proscrire légalement l'ignorance, il faut qu'il trouve indispensable à sa propre existence d'étendre et d'éclairer les consciences. En fait, si les nations protestantes ont attaché tant d'importance à l'instruction élémentaire, c'est qu'elles ont jugé nécessaire que chaque individu fût capable d'interpréter la Bible. Or ce que nous voulons atteindre en ce moment, c'est l'intensité moyenne de ce besoin, c'est le prix que chaque peuple reconnaît à la science, non la valeur de ses savants et de leurs découvertes. À ce point de vue spécial, l'état du haut enseignement et de la production proprement scientifique serait un mauvais critère; car il nous révélerait seulement ce qui se passe dans une portion restreinte de la société. L'enseignement populaire et général est un indice plus sûr.

Notre première proposition ainsi démontrée, reste à prouver la seconde. Est-il vrai que le besoin de l'instruction, dans la mesure où il correspond à un affaiblissement de la foi commune, se développe comme le suicide? Déjà le fait que les protestants sont plus instruits que les catholiques et se tuent davantage est une première présomption. Mais la loi ne se vérifie pas seulement quand on compare un de ces cultes à l'autre. Elle s'observe également à l'intérieur de chaque confession religieuse.

L'Italie est tout entière catholique. Or, l'instruction populaire et le suicide y sont distribués exactement de la même manière (V. tableau XIX).

Tableau XIX[144].

Provinces italiennes comparées sous le rapport du suicide et de l'instruction.

/* +——————-+———————————————+———————————-+ |1er GROUPE | NOMBRE | SUICIDES | |de | de contrats % | par | |provinces. | où les 2 époux sont lettrés.| million d'habitants. | +——————-+———————————————+———————————-+ |Piémont. | 53,09 | 35,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Lombardie. | 44,29 | 40,4 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Ligurie. | 41,15 | 47,3 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Rome. | 32,61 | 41,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Toscane. | 24,33 | 40,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Moyennes. | 39,09 | 41,1 | +——————-+———————————————+———————————-+ |2e GROUPE | NOMBRE | SUICIDES | |de | de contrats % | par | |provinces. | où les 2 époux sont lettrés.| million d'habitants. | +——————-+———————————————+———————————-+ |Venise. | 19,56 | 32,0 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Émilie. | 19,31 | 62,9 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Ombrie. | 15,46 | 30,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Marche. | 14,46 | 34,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Campanie. | 12,45 | 21,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Sardaigne. | 10,14 | 13,3 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Moyennes. | 15,23 | 32,5 | +——————-+———————————————+———————————-+ |3e GROUPE | NOMBRE | SUICIDES | |de | de contrats % | par | |provinces. | où les 2 époux sont lettrés.| million d'habitants. | +——————-+———————————————+———————————-+ |Sicile. | 8,98 | 18,5 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Abbruzes. | 6,35 | 15,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Pouille. | 6,81 | 16,3 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Calabre. | 4,67 | 8,1 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Basilicate. | 4,35 | 15,0 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Moyennes. | 6,23 | 14,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ */

Non seulement les moyennes correspondent exactement, mais la concordance se retrouve dans le détail. Il n'y a qu'une exception; c'est l'Émilie où, sous l'influence de causes locales, les suicides sont sans rapport avec le degré de l'instruction. On peut faire les mêmes observations en France. Les départements où il y a le plus d'époux illettrés (au-dessus de 20 %) sont la Corrèze, la Corse, les Côtes-du-Nord, la Dordogne, le Finistère, les Landes, le Morbihan, la Haute-Vienne; tous sont relativement indemnes de suicides. Plus généralement, parmi les départements où il y a plus de 10 % d'époux ne sachant ni lire ni écrire, il n'en est pas un seul qui appartienne à cette région du Nord-Est qui est la terre classique des suicides français[145].

Si l'on compare les pays protestants entre eux, on retrouve le même parallélisme. On se tue plus en Saxe qu'en Prusse; la Prusse a plus d'illettrés que la Saxe (5,52 % au lieu de 1,3 en 1865). La Saxe présente même cette particularité que la population des écoles y est supérieure au chiffre légalement obligatoire. Pour 1.000 enfants en âge scolaire, on en comptait, en 1877-78, 1.031 qui fréquentaient les classes: c'est-à-dire que beaucoup continuaient leurs études après le temps prescrit. Le fait ne se rencontre dans aucun autre pays[146]. Enfin, de tous les pays protestants, l'Angleterre est, nous le savons, celui où l'on se tue le moins; c'est aussi celui qui, pour l'instruction, se rapproche le plus des pays catholiques. En 1865, il y avait encore 23 % des soldats de l'armée de mer qui ne savaient pas lire et 27 % qui ne savaient pas écrire.

D'autres faits peuvent encore être rapprochés des précédents et servir à les confirmer.

Les professions libérales et, plus généralement les classes aisées sont certainement celles où le goût de la science est le plus vivement ressenti et où l'on vit le plus d'une vie intellectuelle. Or, quoique la statistique du suicide par professions et par classes ne puisse pas être toujours établie avec une suffisante précision, il est incontestable qu'il est exceptionnellement fréquent dans les classes les plus élevées de la société. En France, de 1826 à 1880, ce sont les professions libérales qui tiennent la tête; elles fournissent 550 suicides par million de sujets du même groupe professionnel, tandis que les domestiques, qui viennent immédiatement après, n'en ont que 290[147]. En Italie, Morselli a pu isoler les carrières qui sont exclusivement vouées à l'étude et il a trouvé qu'elles dépassaient de beaucoup toutes les autres par l'importance de leur apport. Il l'estime, en effet, pour la période 1868-76, à 482,6 par million d'habitants de la même profession; l'armée ne vient qu'ensuite avec 404,1 et la moyenne générale du pays n'est que de 32. En Prusse (années 1883-90), le corps des fonctionnaires publics, qui est recruté avec grand soin et qui constitue une élite intellectuelle, l'emporte sur toutes les autres professions avec 832 suicides; les services sanitaires et l'enseignement, tout en venant beaucoup plus bas, ont encore des chiffres fort élevés (439 et 301). Il en est de même en Bavière. Si on laisse de côté l'armée dont la situation au point de vue du suicide est exceptionnelle pour des raisons qui seront exposées plus loin, les fonctionnaires publics sont au second rang, avec 454 suicides, et touchent presque au premier; car ils ne sont dépassés que de bien peu par le commerce dont le taux est de 465; les arts, la littérature et la presse suivent de près avec 416[148]. Il est vrai qu'en Belgique et en Wurtemberg les classes instruites paraissent moins spécialement éprouvées; mais la nomenclature professionnelle y est trop peu précise pour qu'on puisse attribuer beaucoup d'importance à ces deux irrégularités.

En second lieu, nous avons vu que, dans tous les pays du monde, la femme se suicide beaucoup moins que l'homme. Or elle est aussi beaucoup moins instruite. Essentiellement traditionnaliste, elle règle sa conduite d'après les croyances établies et n'a pas de grands besoins intellectuels. En Italie, pendant les années 1878-79, sur 10.000 époux, il y en avait 4.808 qui ne pouvaient pas signer leur contrat de mariage; sur 10,000 épouses, il y en avait 7,029[149]. En France, le rapport était en 1879 de 199 époux et de 310 épouses pour 1.000 mariages. En Prusse, on retrouve le même écart entre les deux sexes, tant chez les protestants que chez les catholiques[150]. En Angleterre, il est bien moindre que dans les autres pays d'Europe. En 1879, on comptait 138 époux illettrés pour mille contre 185 épouses et, depuis 1851, la proportion est sensiblement la même[151]. Mais l'Angleterre est aussi le pays où la femme se rapproche le plus de l'homme pour le suicide. Pour 1.000 suicides féminins, on comptait 2.546 suicides masculins en 1858-60, 2.745 en 1863-67, 2.861 en 1872-76, alors que, partout ailleurs[152], la femme se tue quatre, cinq ou six fois moins que l'homme. Enfin, aux États-Unis, les conditions de l'expérience sont presque renversées; ce qui la rend particulièrement instructive. Les femmes nègres ont, paraît-il, une instruction égale et même supérieure à celle de leurs maris. Or, plusieurs observateurs rapportent[153] qu'elles ont aussi une très forte prédisposition au suicide qui irait même parfois jusqu'à dépasser celle des femmes blanches. La proportion serait, dans certains endroits, de 350 %.

Il y a cependant un cas où il pourrait sembler que notre loi ne se vérifie pas.

De toutes les confessions religieuses, le judaïsme est celle où l'on se tue le moins; et pourtant, il n'en est pas où l'instruction soit plus répandue. Déjà sous le rapport des connaissances élémentaires, les juifs sont pour le moins au même niveau que les protestants. En effet, en Prusse (1871), sur 1.000 juifs de chaque sexe, il y avait 66 hommes illettrés et 125 femmes; du côté des protestants, les nombres étaient presque identiquement les mêmes, 66 d'une part et 114 de l'autre. Mais c'est surtout à l'enseignement secondaire et supérieur que les juifs participent proportionnellement plus que les membres des autres cultes; c'est ce que prouvent les chiffres suivants que nous empruntons à la statistique prussienne (années 1875-76)[154].

/* +—————————————————-+——————+——————+———+ | |CATHOLIQUES.|PROTESTANTS.|JUIFS.| +—————————————————-+——————+——————+———+ |Part de chaque culte sur 100 | 33,8 | 64,9 | 1,3 | |habitants en général. | | | | +—————————————————-+——————+——————+———+ |Part de chaque culte sur 100 élèves| 17,3 | 73,1 | 9,6 | |de l'enseignement secondaire. | | | | +—————————————————-+——————+——————+———+ */

En tenant compte des différences de population, les juifs fréquentent les Gymnases, Realschulen, etc., environ 44 fois plus que les catholiques et 7 fois plus que les protestants. Il en est de même dans l'enseignement supérieur. Sur 1.000 jeunes catholiques qui fréquentent les établissements scolaires de tout degré, il y en a seulement 1,3 à l'Université; sur 1.000 protestants, il y en a 2,5; pour les juifs, la proportion s'élève à 16[155].

Mais si le juif trouve le moyen d'être à la fois très instruit et très faiblement enclin au suicide, c'est que la curiosité dont il fait preuve a une origine toute spéciale. C'est une loi générale que les minorités religieuses, pour pouvoir se maintenir plus sûrement contre les haines dont elles sont l'objet ou simplement par suite d'une sorte d'émulation, s'efforcent d'être supérieures en savoir aux populations qui les entourent. C'est ainsi que les protestants eux-mêmes montrent d'autant plus dégoût pour la science qu'ils sont une moindre partie de la population générale[156]. Le juif cherche donc à s'instruire, non pour remplacer par des notions réfléchies ses préjugés collectifs, mais simplement pour être mieux armé dans la lutte. C'est pour lui un moyen de compenser la situation désavantageuse que lui fait l'opinion et, quelquefois, la loi. Et comme, par elle-même, la science ne peut rien sur la tradition qui a gardé toute sa vigueur, il superpose cette vie intellectuelle à son activité coutumière sans que la première entame la seconde. Voilà d'où vient la complexité de sa physionomie. Primitif par certains côtés, c'est, par d'autres, un cérébral et un raffiné. Il joint ainsi les avantages de la forte discipline qui caractérise les petits groupements d'autrefois aux bienfaits de la culture intense dont nos grandes sociétés actuelles ont le privilège. Il a toute l'intelligence des modernes sans partager leur désespérance.

Si donc, dans ce cas, le développement intellectuel n'est pas en rapport avec le nombre des morts volontaires, c'est qu'il n'a pas la même origine ni la même signification que d'ordinaire. Ainsi, l'exception n'est qu'apparente; elle ne fait même que confirmer la loi. Elle prouve, en effet, que si, dans les milieux instruits, le penchant au suicide est aggravé, cette aggravation est bien due, comme nous l'avons dit, à l'affaiblissement des croyances traditionnelles et à l'état d'individualisme moral qui en résulte; car elle disparaît quand l'instruction a une autre cause et réponde d'autres besoins.

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