Ainsi l'immunité que présentent les gens mariés en général est due, tout entière pour un sexe et en majeure partie pour l'autre, à l'action, non de la société conjugale, mais de la société familiale. Cependant, nous avons vu que, même s'il n'y a pas d'enfants, les hommes tout au moins sont protégés dans le rapport de 1 à 1,5. Une économie de 50 suicides sur 150 ou de 33 %, si elle est bien au-dessous de celle qui se produit quand la famille est complète, n'est cependant pas une quantité négligeable et il importe de comprendre quelle en est la cause. Est-elle due aux bienfaits spéciaux que le mariage rendrait au sexe masculin, ou bien n'est-elle pas plutôt un effet de la sélection matrimoniale? Car si nous avons pu démontrer que cette dernière ne joue pas le rôle capital qu'on lui a attribué, il n'est pas prouvé qu'elle soit sans aucune influence.
Un fait paraît même, au premier abord, devoir imposer cette hypothèse. Nous savons que le coefficient de préservation des époux sans enfants survit en partie au mariage; il tombe seulement de 1,5 à 1,2. Or, cette immunité des veufs sans enfants ne saurait évidemment être attribuée au veuvage qui, par lui-même, n'est pas de nature à diminuer le penchant au suicide, mais ne peut, au contraire, que le renforcer. Elle résulte donc d'une cause antérieure et qui, pourtant, ne paraît pas devoir être le mariage puisqu'elle continue à agir alors même qu'il est dissous par la mort de la femme. Mais alors, ne consisterait-elle pas dans quelque qualité native des époux que la sélection conjugale ferait apparaître, mais ne créerait pas? Comme elle existerait avant le mariage et en serait indépendante, il serait tout naturel qu'elle durât plus que lui. Si la population des mariés est une élite, il en est nécessairement de même de celle des veufs. Il est vrai que cette supériorité congénitale a de moindres effets chez ces derniers puisqu'ils sont protégés contre le suicide à un moindre degré. Mais on conçoit que la secousse produite par le veuvage puisse neutraliser en partie cette influence préventive et l'empêcher de produire tous ses résultats.
Mais, pour que cette explication pût être acceptée, il faudrait qu'elle fût applicable aux deux sexes. On devrait donc trouver aussi chez les femmes mariées quelques traces au moins de cette prédisposition naturelle qui, toutes choses égales, les préserverait du suicide plus que les célibataires. Or déjà, le fait que, en l'absence d'enfants, elles se tuent plus que les filles du même âge, est assez peu conciliable avec l'hypothèse qui les suppose dotées, dès la naissance, d'un coefficient personnel de préservation. Cependant, on pourrait encore admettre que ce coefficient existe pour la femme comme pour l'homme, mais qu'il est totalement annulé pendant la durée du mariage par l'action funeste que ce dernier exerce sur la constitution morale de l'épouse. Mais, si les effets n'en étaient que contenus et masqués par l'espèce de déchéance morale que subit la femme en entrant dans la société conjugale, ils devraient réapparaître quand cette société se dissout, c'est-à-dire au veuvage. On devrait voir alors la femme, débarrassée du joug matrimonial qui la déprimait, ressaisir tous ses avantages et affirmer enfin sa supériorité native sur celles de ses congénères qui n'ont pu se faire admettre au mariage. En d'autres termes, la veuve sans enfants devrait avoir, par rapport aux célibataires, un coefficient de préservation qui se rapproche tout au moins de celui dont jouit le veuf sans enfants. Or il n'en est rien. Un million de veuves sans enfants fournit annuellement 322 suicides; un million de filles de 60 ans (âge moyen des veuves) en produit un nombre compris entre 189 et 204, soit environ 196. Le premier de ces nombres est au second comme 100 est à 60. Les veuves sans enfants ont donc un coefficient au-dessous de l'unité, c'est-à-dire un coefficient d'aggravation; il est égal à 0,60, inférieur même légèrement à celui des épouses sans enfants (0,67). Par conséquent, ce n'est pas le mariage qui empêche ces dernières de manifester pour le suicide l'éloignement naturel qu'on leur attribue.
On répondra peut-être que ce qui empêche le complet rétablissement de ces heureuses qualités dont le mariage aurait suspendu les manifestations, c'est que le veuvage est pour la femme un état pire encore. C'est, en effet, une idée très répandue que la veuve est dans une situation plus critique que le veuf. On insiste sur les difficultés économiques et morales contre lesquelles il lui faut lutter quand elle est obligée de subvenir elle-même à son existence et, surtout, aux besoins de toute une famille. On a même cru que cette opinion était démontrée par les faits. Suivant Morselli[183], la statistique établirait que la femme dans le veuvage serait moins éloignée de l'homme pour l'aptitude au suicide que pendant le mariage; et comme, mariée, elle est déjà plus rapprochée à cet égard du sexe masculin que quand elle est célibataire, il en résulterait qu'il n'y a pas pour elle de plus détestable condition. À l'appui de cette thèse, Morselli cite les chiffres suivants qui ne se rapportent qu'à la France, mais qui, avec de légères variantes, peuvent s'observer chez tous les peuples d'Europe:
/* +————-+——————————————-+——————————————+ | | PART DE CHAQUE SEXE | PART DE CHAQUE SEXE | | | sur 100 suicides de mariés. | sur 100 suicides de veufs. | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ | ANNÉES. | Hommes. | Femmes. | Hommes. | Femmes. | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ | 1871. | 79 % | 21 % | 71 % | 29 % | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ | 1872. | 78 " | 22 " | 68 " | 32 " | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ | 1873. | 79 " | 21 " | 69 " | 31 " | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ | 1874. | 74 " | 26 " | 57 " | 43 " | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ | 1875 | 81 " | 19 " | 77 " | 23 " | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ | 1876. | 82 " | 18 " | 78 " | 22 " | +————-+————-+—————————-+————-+—————————+ */
La part de la femme dans les suicides commis par les deux sexes à l'état de veuvage semble être, en effet, beaucoup plus considérable que dans les suicides de mariés. N'est-ce pas la preuve que le veuvage lui est beaucoup plus pénible que ne lui était le mariage? S'il en est ainsi, il n'y a rien d'étonnant à ce que, même une fois veuve, les bons effets de son naturel soient, encore plus qu'avant, empêchés de se manifester.
Malheureusement, cette prétendue loi repose sur une erreur de fait. Morselli a oublié qu'il y avait partout deux fois plus de veuves que de veufs. En France, en nombres ronds, il y a deux millions des premières pour un million seulement des seconds. En Prusse, d'après le recensement de 1890, on trouve 450.000 pour les uns et 1.319.000 pour les autres; en Italie, 571.000 d'une part et 1.322.000 de l'autre. Dans ces conditions, il est tout naturel que la contribution des veuves soit plus élevée que celle des épouses qui, elles, sont évidemment en nombre égal aux époux. Si l'on veut que la comparaison comporte quelque enseignement, il faut ramener à l'égalité les deux populations. Mais si l'on prend cette précaution, on obtient des résultats contraires à ceux qu'a trouvés Morselli. À l'âge moyen des veufs, c'est-à-dire à 60 ans, un million d'épouses donne 154 suicides et un million d'époux 577. La part des femmes est donc de 21 %. Elle diminue sensiblement dans le veuvage. En effet, un million de veuves donne 210 cas, un million de veufs 1.017; d'où il suit que, sur 100 suicides de veufs des deux sexes, les femmes n'en comptent que 17. Au contraire, la part des hommes s'élève de 79 à 83 %. Ainsi, en passant du mariage au veuvage, l'homme perd plus que la femme, puisqu'il ne conserve pas certains des avantages qu'il devait à l'état conjugal. Il n'y a donc aucune raison de supposer que ce changement de situation soit moins laborieux et moins troublant pour lui que pour elle; c'est l'inverse qui est la vérité. On sait, d'ailleurs, que la mortalité des veufs dépasse de beaucoup celle des veuves; il en est de même de leur nuptialité. Celle des premiers est, à chaque âge, trois ou quatre fois plus forte que celle des garçons, tandis que celle des secondes n'est que légèrement supérieure à celle des filles. La femme met donc autant de froideur à convoler en secondes noces que l'homme y met d'ardeur[184]. Il en serait autrement si sa condition de veuf lui était à ce point légère et si la femme, au contraire, avait à la supporter autant de mal qu'on a dit[185].
Mais s'il n'y a rien dans le veuvage qui paralyse spécialement les dons naturels qu'aurait la femme par cela seul qu'elle est une élue du mariage, et s'ils ne témoignent alors de leur présence par aucun signe appréciable, tout motif manque pour supposer qu'ils existent. L'hypothèse de la sélection matrimoniale ne s'applique donc pas du tout au sexe féminin. Rien n'autorise à penser que la femme appelée au mariage possède une constitution privilégiée qui la prémunisse dans une certaine mesure, contre le suicide. Par conséquent, la même supposition est tout aussi peu fondée en ce qui concerne l'homme. Ce coefficient de 1,5 dont jouissent les époux sans enfants ne vient pas de ce qu'ils sont recrutés dans les parties les plus saines de la population; ce ne peut donc être qu'un effet du mariage. Il faut admettre que la société conjugale, si désastreuse pour la femme, est, au contraire, même en l'absence d'enfants, bienfaisante à l'homme. Ceux qui y entrent ne constituent pas une aristocratie de naissance; ils n'apportent pas tout fait, dans le mariage, un tempérament qui les détourne du suicide, mais ils acquièrent ce tempérament en vivant de la vie conjugale. Du moins, s'ils ont quelques prérogatives naturelles, elles ne peuvent être que très vagues et indéterminées; car elles restent sans effet, jusqu'à ce que certaines autres conditions soient données. Tant il est vrai que le suicide dépend principalement, non des qualités congénitales des individus, mais de causes qui leur sont extérieures et qui les dominent!
Cependant, une dernière difficulté reste à résoudre. Si ce coefficient de 1,5, indépendant de la famille, est dû au mariage, d'où vient qu'il lui survit et se retrouve au moins sous une forme atténuée (1,2) chez le veuf sans enfants? Si l'on rejette la théorie de la sélection matrimoniale qui rendait compte de cette survivance, comment la remplacer?
Il suffit de supposer que les habitudes, les goûts, les tendances contractées pendant le mariage ne disparaissent pas une fois qu'il est dissous et rien n'est plus naturel que cette hypothèse. Si donc l'homme marié, alors même qu'il n'a pas d'enfants, éprouve pour le suicide un éloignement relatif, il est inévitable qu'il garde quelque chose de ce sentiment quand il se trouve veuf. Seulement, comme le veuvage ne va pas sans un certain ébranlement moral et que, comme nous le montrerons plus loin, toute rupture d'équilibre pousse au suicide, ces dispositions ne se maintiennent qu'affaiblies. Inversement, mais pour la même raison, puisque l'épouse stérile se tue plus que si elle était restée fille, elle conserve, une fois veuve, cette plus forte inclination, même un peu renforcée à cause du trouble et de la désadaptation qu'apporte toujours avec lui le veuvage. Seulement, comme les mauvais effets que le mariage avait pour elle lui rendent ce changement d'état plus facile, cette aggravation est très légère. Le coefficient s'abaisse seulement de quelques centièmes (0,60 au lieu de 0,67)[186].
Cette explication est confirmée par ce fait qu'elle n'est qu'un cas particulier d'une proposition plus générale qui peut se formuler ainsi: Dans une même société, la tendance au suicide, à l'état de veuvage, est, pour chaque sexe, fonction de la tendance, au suicide qu'a le même sexe à l'état de mariage. Si l'époux est fortement préservé, le veuf l'est aussi, quoique, bien entendu, dans une moindre mesure; si le premier n'est que faiblement détourné du suicide, le second ne l'est pas ou ne l'est que très peu. Pour s'assurer de l'exactitude de ce théorème, il suffit de se reporter aux tableaux XX et XXI et aux conclusions qui en ont été déduites. Nous y avons vu qu'un sexe est toujours plus favorisé que l'autre dans le mariage comme dans le veuvage. Or, celui des deux qui est privilégié par rapport à l'autre dans la première de ces conditions conserve son privilège dans la seconde. En France, les époux ont un plus fort coefficient de préservation que les épouses; celui des veufs est également plus élevé que celui des veuves. À Oldenbourg, c'est l'inverse qui a lieu parmi les gens mariés: la femme jouit d'une immunité plus importante que l'homme. La même inversion se reproduit entre veufs et veuves.
Mais comme ces deux seuls cas pourraient justement passer pour une preuve insuffisante et que, d'autre part, les publications statistiques ne nous donnent pas les éléments nécessaires pour vérifier notre proposition dans d'autres pays, nous avons eu recours au procédé suivant afin d'étendre le champ de nos comparaisons: nous avons calculé séparément le taux des suicides, pour chaque groupe d'âge et d'état civil, dans le département de la Seine d'une part, dans le reste des départements réunis ensemble, de l'autre. Les deux groupes sociaux, ainsi isolés l'un de l'autre, sont assez différents pour qu'il y ait lieu de s'attendre à ce que la comparaison en soit instructive. Et en effet, la vie de famille y agit très différemment sur le suicide (V. tableau XXII).
Tableau XXII
Comparaison du taux des suicides par million d'habitants de chaque groupe d'âge et d'état civil dans la Seine et en province (1889-1891).
/* +———————————————————+——————————————-+ | HOMMES (Province). | COEFFICIENTS | | | de préservation par rapport | | | aux célibataires. | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Ages. |Célibataires.| Époux.| Veufs.| des | des | | | | | | époux. | veufs. | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |15-20. | 100 | 400 | | 0,25 | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |20-25 | 214 | 95 | 153 | 2,25 | 1,39 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |25-30 | 365 | 103 | 373 | 3,54 | 0,97 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |30-40 | 590 | 202 | 511 | 2,92 | 1,15 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |40-50 | 976 | 295 | 633 | 3,30 | 1,54 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |50-60 | 1.445 | 470 | 852 | 3,07 | 1,69 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |60-70 | 1.790 | 582 | 1.047 | 3,07 | 1,70 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |70-80 | 2.000 | 664 | 1.252 | 3,01 | 1,59 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Au delà.| 1,458 | 762 | 1.129 | 1,91 | 1,29 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Moyennes des coeff. de préservation. | 2,88 | 1,45 | +———————————————————+——————————————-+ | FEMMES (Province). | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Ages. |Célibataires.|Épouses|Veuves.| des | des | | | | | | épouses. | veuves. | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |15-20. | 67 | 36 | 375 | 1,86 | 0,17 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |20-25 | 95 | 52 | 76 | 1,82 | 1,25 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |25-30 | 122 | 64 | 156 | 1,90 | 0,78 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |30-40 | 101 | 74 | 174 | 1,36 | 0,58 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |40-50 | 147 | 95 | 149 | 1,54 | 0,98 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |50-60 | 178 | 136 | 174 | 1,30 | 1,02 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |60-70 | 163 | 142 | 221 | 1,14 | 0,73 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |70-80 | 200 | 191 | 233 | 1,04 | 0,85 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Au delà.| 160 | 108 | 221 | 1,48 | 0,72 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Moyennes des coeff. de préservation. | 1,49 | 0,78 | +———————————————————+———————-+——————-+ | HOMMES (Seine). | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |15-20. | 280 |2.000 | | 0,14 | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |20-25. | 487 | 128 | | 3,80 | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |25-30. | 599 | 298 | 714 | 2,01 | 0,83 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |30-40 | 869 | 436 | 912 | 1,99 | 0,95 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |40-50 | 985 | 808 | 1.459 | 1,21 | 0,67 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |50-60 | 1.367 |1.152 | 2.321 | 1,18 | 0,58 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |60-70 | 1.500 |1.559 | 2.902 | 0,96 | 0,51 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |70-80 | 1.783 |1.741 | 2.082 | 1,02 | 0,85 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Au delà.| 1.923 |1.111 | 2.089 | 1,73 | 0,92 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Moyennes des coeff. de préservation. | 1,56 | 0,75 | +———————————————————+———————-+——————-+ | FEMMES (Seine). | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |15-20. | 224 | | | | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |20-25. | 196 | 64 | | 3,06 | | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |25-30. | 328 | 103 | 296 | 3,18 | 1,10 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |30-40 | 281 | 156 | 373 | 1,80 | 0,75 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |40-50 | 357 | 217 | 289 | 1,64 | 1,23 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |50-60 | 456 | 353 | 410 | 1,29 | 1,11 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |60-70 | 515 | 471 | 637 | 1,09 | 0,80 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |70-80 | 326 | 677 | 464 | 0,48 | 0,70 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Au delà.| 508 | 277 | 591 | 1,83 | 0,85 | +————+——————-+———-+———-+———————-+——————-+ |Moyennes des coeff. de préservation. | 1,79 | 0,93 | +———————————————————————————+——————-+ */
Dans les départements, l'époux est beaucoup plus préservé que l'épouse. Le coefficient du premier ne descend que quatre fois au-dessous de 3[187], tandis que celui de la femme n'atteint jamais 2; la moyenne est, dans un cas, de 2,88, dans l'autre, de 1,49. Dans la Seine, c'est l'inverse; le coefficient est en moyenne pour les époux de 1,56 seulement, tandis qu'il est pour les épouses de 1,79[188]. Or on retrouve exactement la même inversion entre veufs et veuves. En province, le coefficient moyen des veufs est élevé (1,45), celui des veuves est bien inférieur (0,78). Dans la Seine, au contraire, c'est le second qui l'emporte, il s'élève à 0,93, tout près de l'unité, tandis que l'autre tombe à 0,75. Ainsi, quel que soit le sexe favorisé, le veuvage suit régulièrement le mariage.
Il y a plus, si Ton cherche selon quel rapport le coefficient des époux varie d'un groupe social à l'autre et si l'on fait ensuite la même recherche pour les veufs, on trouve les surprenants résultats qui suivent:
/*
Coefficient des époux de province 2,88
———————————————————— = —— = 1,84
Coefficient des époux de la Seine 1,56
Coefficient des veufs de province 1,43 ———————————————————— = —— = 1,93 Coefficient des veufs de la Seine 0,75 */
et pour les femmes:
/*
Coefficient des épouses de la Seine 1,79
———————————————————— = —— = 1,20
Coefficient des épouses de province 1,49
Coefficient des veuves de la Seine 0,93 ———————————————————— = —— = 1,19 Coefficient des veuves de province 0,78 */
Les rapports numériques sont, pour chaque sexe, égaux à quelques centièmes d'unité près; pour les femmes, l'égalité est même presque absolue. Ainsi, non seulement quand le coefficient des époux s'élève ou s'abaisse, celui des veufs fait de même, mais encore il croît ou décroît exactement dans la même mesure. Ces relations peuvent même être exprimées sous une forme plus démonstrative encore de la loi que nous avons énoncée. Elles impliquent, en effet, que, partout, quel que soit le sexe, le veuvage diminue l'immunité des époux suivant un rapport constant:
/*
Époux de province 2,88 Époux de la Seine 1,56
—————————- = —— = 1,98 —————————- = —— = 2,0
Veufs de province 1,45 Veufs de la Seine 0,75
Épouses de province 1,49 Épouses de la Seine 1,79 —————————- = —— = 1,91 —————————- = —— = 1,92 Veuves de province 0,78 Veuves de la Seine 0,93 */
Le coefficient des veufs est environ la moitié de celui des époux. Il n'y a donc aucune exagération à dire que l'aptitude des veufs pour le suicide est fonction de l'aptitude correspondante des gens mariés; en d'autres termes, la première est, en partie, une conséquence de la seconde. Mais alors, puisque le mariage, même en l'absence d'enfants, préserve le mari, il n'est pas surprenant que le veuf garde quelque chose de cette heureuse disposition.
En même temps qu'il résout la question que nous nous étions posée, ce résultat jette quelque lumière sur la nature du veuvage. Il nous apprend, en effet, que le veuvage n'est pas par lui-même une condition irrémédiablement mauvaise. Il arrive très souvent qu'il vaut mieux que le célibat. La vérité, c'est que la constitution morale des veufs et des veuves n'a rien de spécifique, mais dépend de celle des gens mariés du même sexe et dans le même pays. Elle n'en est que le prolongement. Dites-moi comment, dans une société donnée, le mariage et la vie de famille affectent hommes et femmes, je vous dirai ce qu'est le veuvage pour les uns et pour les autres. Il se trouve donc, par une heureuse compensation, que si, là où le mariage et la société domestique sont en bon état, la crise qu'ouvre le veuvage est plus douloureuse, on est mieux armé pour y faire face; inversement, elle est moins grave quand la constitution matrimoniale et familiale laisse davantage à désirer, mais, en revanche, on est moins bien trempé pour y résister. Ainsi, dans les sociétés où l'homme profite de la famille plus que la femme, il souffre plus qu'elle quand il reste seul, mais, en même temps, il est mieux en état de supporter cette souffrance, parce que les salutaires influences qu'il a subies l'ont rendu plus réfractaire aux résolutions désespérées.