Le tableau suivant résume les faits qui viennent d'être établis[189].
Influence de la famille sur le suicide dans chaque sexe.
/* +———————————-+——————-+————————-+ | HOMMES | +———————————-+——————-+————————-+ | | TAUX | COEFFICIENT | | |des suicides.| de préservation | | | | par rapport | | | |aux célibataires.| +———————————-+——————-+————————-+ |Célibataires de 45 ans.| 975 | | +———————————-+——————-+————————-+ |Époux avec enfants. | 336 | 2,9 | +———————————-+——————-+————————-+ |Époux sans enfants. | 644 | 1,5 | +———————————-+——————-+————————-+ | | | | +———————————-+——————-+————————-+ |Célibataires de 60 ans.| 1.504 | | +———————————-+——————-+————————-+ |Veufs avec enfants. | 937 | 1,6 | +———————————-+——————-+————————-+ |Veufs sans enfants | 1,258 | 1,2 | +———————————-+——————-+————————-+ | FEMMES | +———————————-+——————-+————————-+ | | TAUX | COEFFICIENT | | |des suicides.| de préservation | | | | par rapport | | | |aux célibataires.| +———————————-+——————-+————————-+ |Filles de 42 ans. | 150 | | +———————————-+——————-+————————-+ |Épouses avec enfants. | 79 | 1,89 | +———————————-+——————-+————————-+ |Épouses sans enfants. | 221 | 0,67 | +———————————-+——————-+————————-+ | | | | +———————————-+——————-+————————-+ |Filles de 60 ans. | 196 | | +———————————-+——————-+————————-+ |Veuves avec enfants. | 186 | 1,06 | +———————————-+——————-+————————-+ |Veuves sans enfants. | 322 | 0,60 | +———————————-+——————-+————————-+ */
Il ressort de ce tableau et des remarques qui précèdent que le mariage a bien sur le suicide une action préservatrice qui lui est propre. Mais elle est très restreinte et, de plus, elle ne s'exerce qu'au profit d'un seul sexe. Quelque utile qu'il ait été d'en établir l'existence—et on comprendra mieux cette utilité dans un prochain chapitre[190]—il reste que le facteur essentiel de l'immunité des gens mariés est la famille, c'est-à-dire le groupe complet formé par les parents et les enfants. Sans doute, comme les époux en sont membres, ils contribuent eux aussi, pour leur part, à produire ce résultat, seulement ce n'est pas comme mari ou comme femme, mais comme père ou comme mère, comme fonctionnaires de l'association familiale. Si la disparition de l'un d'eux accroît les chances que l'autre a de se tuer, ce n'est pas parce que les liens qui les unissaient personnellement l'un à l'autre sont rompus, mais parce qu'il en résulte un bouleversement de la famille dont le survivant subit le contrecoup. Nous réservant d'étudier plus loin l'action spéciale du mariage, nous dirons donc que la société domestique, tout comme la société religieuse, est un puissant préservatif contre le suicide.
Cette préservation est même d'autant plus complète que la famille est plus dense, c'est-à-dire comprend un plus grand nombre d'éléments.
Cette proposition a été déjà énoncée et démontrée par nous dans un article de la Revue philosophique paru en novembre 1888. Mais l'insuffisance des données statistiques qui étaient alors à notre disposition ne nous permit pas d'en faire la preuve avec toute la rigueur que nous eussions souhaitée. En effet, nous ignorions quel était l'effectif moyen des ménages de famille, tant dans la France en général que dans chaque département. Nous avions donc dû supposer que la densité familiale dépendait uniquement du nombre des enfants, et encore, ce nombre lui-même n'étant pas indiqué par le recensement, il nous fallut l'estimer d'une manière indirecte en nous servant de ce qu'on appelle en démographie le croît physiologique, c'est-à-dire l'excédent annuel des naissances sur mille décès. Sans doute, cette substitution n'était pas irrationnelle, car, là où le croît est élevé, les familles, en général, ne peuvent guère manquer d'être denses. Cependant, la conséquence n'est pas nécessaire et, souvent, elle ne se produit pas. Là où les enfants ont l'habitude de quitter leurs parents tôt, soit pour émigrer, soit pour aller fonder des établissements à part, soit pour tout autre cause, la densité de la famille n'est pas en rapport avec leur nombre. En fait, la maison peut être déserte, quelque fécond qu'ait été le ménage. C'est ce qui arrive et dans les milieux cultivés, où l'enfant est envoyé très jeune au dehors pour faire ou pour achever son éducation, et dans les régions misérables, où une dispersion prématurée est rendue nécessaire par les difficultés de l'existence. Inversement, malgré une natalité médiocre, la famille peut comprendre un nombre suffisant ou même élevé d'éléments, si les célibataires adultes ou même les enfants mariés continuent à vivre avec leurs parents et à former une seule et même société domestique. Pour toutes ces raisons, on ne peut mesurer avec quelque exactitude la densité relative des groupes familiaux que si l'on sait quelle en est la composition effective.
Le dénombrement de 1886, dont les résultats n'ont été publiés qu'à la fin de 1888, nous l'a fait connaître. Si donc, d'après les indications que nous y trouvons, on recherche quel rapport il y a, dans les différents départements français, entre le suicide et l'effectif moyen des familles, on trouve les résultats suivants:
/* +————————————————+———————-+—————————-+ | | SUICIDES | EFFECTIF MOYEN | | | par million | des ménages | | | d'habitants | de famille | | | (1878-1887). | pour 100 ménages | | | | (1886). | +————————————————+———————-+—————————-+ |1er groupe (11 départements). | De 430 à 380. | 347 | +————————————————+———————-+—————————-+ |2e —- (6 départements). | De 300 à 240 | 360 | +————————————————+———————-+—————————-+ |3e —- (15 départements). | De 230 à 180 | 376 | +————————————————+———————-+—————————-+ |4e —- (18 départements). | De 170 à 130 | 393 | +————————————————+———————-+—————————-+ |5e —- (26 départements). | De 120 à 80 | 418 | +————————————————+———————-+—————————-+ |6e —- (10 départements). | De 70 à 30 | 434 | +————————————————+———————-+—————————-+ */
À mesure que les suicides diminuent, la densité familiale s'accroît régulièrement.
Si, au lieu de comparer des moyennes, nous analysons le contenu de chaque groupe, nous ne trouvons rien qui ne confirme cette conclusion. En effet, pour la France entière, l'effectif moyen est de 39 personnes par 10 familles. Si donc, nous cherchons combien il y a de départements au-dessus ou au-dessous de la moyenne dans chacune de ces 6 classes, nous trouverons qu'elles sont ainsi composées:
/* +—————————-+————————————————————————+ | | DANS CHAQUE GROUPE COMBIEN | | | de départements % sont | +—————————-+————————————+———————————-+ | |Au-dessous de l'effectif|Au-dessus de l'effectif| | | moyen. | moyen. | +—————————-+————————————+———————————-+ |1er groupe. | 100 % | 0 % | +—————————-+————————————+———————————-+ |2e —- . | 84 " | 16 " | +—————————-+————————————+———————————-+ |3e —- . | 60 " | 30 " | +—————————-+————————————+———————————-+ |4e —- . | 33 " | 63 " | +—————————-+————————————+———————————-+ |5e —- . | 19 " | 81 " | +—————————-+————————————+———————————-+ |6e —- . | 0 " | 100 " | +—————————-+————————————+———————————-+ */
Le groupe qui compte le plus de suicides ne comprend que des départements où l'effectif de la famille est au-dessous de la moyenne. Peu à peu, de la manière la plus régulière, le rapport se renverse jusqu'à ce que l'inversion devienne complète. Dans la dernière classe, où les suicides sont rares, tous les départements ont une densité familiale supérieure à la moyenne.
Les deux cartes (V. ci-dessous) ont, d'ailleurs, la même configuration générale. La région où les familles ont la moindre densité a sensiblement les mêmes limites que la zone suicidogène. Elle occupe, elle aussi, le Nord et l'Est et s'étend jusqu'à la Bretagne d'un côté, jusqu'à la Loire de l'autre. Au contraire, dans l'Ouest et dans le Sud, où les suicides sont peu nombreux, la famille a généralement un effectif élevé. Ce rapport se retrouve même dans certains détails. Dans la région septentrionale, on remarque deux départements qui se singularisent par leur médiocre aptitude au suicide, c'est le Nord et le Pas-de-Calais, et le fait est d'autant plus surprenant que le Nord est très industriel et que la grande industrie favorise le suicide. Or la même particularité se retrouve sur l'autre carte. Dans ces deux départements, la densité familiale est élevée, tandis qu'elle est très basse dans tous les départements voisins. Au Sud, nous retrouvons sur les deux cartes la même tache sombre formée par les Bouches-du-Rhône, le Var et les Alpes-Maritimes, et, à l'Ouest, la même tache claire formée par la Bretagne. Les irrégularités sont l'exception et elles ne sont jamais bien sensibles; étant donnée la multitude de facteurs qui peuvent affecter un phénomène de cette complexité, une coïncidence aussi générale est significative.
[Illustration:
PLANCHE IV.
SUICIDES ET DENSITÉ FAMILIALE. ]
La même relation inverse se retrouve dans la manière dont ces deux phénomènes ont évolué dans le temps. Depuis 1826, le suicide ne cesse de s'accroître et la natalité de diminuer. De 1821 à 1830, elle était encore de 308 naissances par 10.000 habitants; elle n'était plus que de 240 pendant la période 1881-88 et, dans l'intervalle, la décroissance a été ininterrompue. En même temps, on constate une tendance de la famille à se fragmenter et à se morceler de plus en plus. De 1856 à 1886, le nombre des ménages s'est accru de 2 millions en chiffres ronds; il est passé, par une progression régulière et continue, de 8.796.276 à 10.662.423. Et pourtant, pendant le même intervalle de temps, la population n'a augmenté que de deux millions d'individus. C'est donc que chaque famille compte un plus petit nombre de membres[191].
Ainsi, les faits sont loin de confirmer la conception courante, d'après laquelle le suicide serait dû surtout aux charges de la vie, puisqu'il diminue, au contraire, à mesure que ces charges augmentent. Voilà une conséquence du malthusianisme que ne prévoyait pas son inventeur. Quand il recommandait de restreindre l'étendue des familles, c'était dans la pensée que cette restriction était, au moins dans certains cas, nécessaire au bien-être général. Or, en réalité, c'est si bien une source de mal-être, qu'elle diminue chez l'homme le désir de vivre. Loin que les familles denses soient une sorte de luxe dont on peut se passer et que le riche seul doive s'offrir, c'est, au contraire, le pain quotidien sans lequel on ne peut subsister. Si pauvre qu'on soit, et même au seul point de vue de l'intérêt personnel, c'est le pire des placements que celui qui consiste à transformer en capitaux une partie de sa descendance.
Ce résultat concorde avec celui auquel nous étions précédemment arrivés. D'où vient, en effet, que la densité de la famille ait sur le suicide cette influence? On ne saurait, pour répondre à la question, faire intervenir le facteur organique; car si la stérilité absolue est surtout un produit de causes physiologiques, il n'en est pas de même de la fécondité insuffisante qui est le plus souvent volontaire et qui tient à un certain état de l'opinion. De plus, la densité familiale, telle que nous l'avons évaluée, ne dépend pas exclusivement de la natalité; nous avons vu que, là où les enfants sont peu nombreux, d'autres éléments peuvent en tenir lieu et, inversement, que leur nombre peut rester sans effet s'ils ne participent pas effectivement et avec suite à la vie du groupe. Aussi n'est-ce pas davantage aux sentiments sui generis des parents pour leurs descendants immédiats qu'il faut attribuer cette vertu préservatrice. Du reste, ces sentiments eux-mêmes, pour être efficaces, supposent un certain état de la société domestique. Ils ne peuvent être puissants si la famille est désintégrée. C'est donc parce que la manière dont elle fonctionne varie suivant qu'elle est plus ou moins dense, que le nombre des éléments dont elle est composée affecte le penchant au suicide.
C'est que, en effet, la densité d'un groupe ne peut pas s'abaisser sans que sa vitalité diminue. Si les sentiments collectifs ont une énergie particulière, c'est que la force avec laquelle chaque conscience individuelle les éprouve retentit dans toutes les autres et réciproquement. L'intensité à laquelle ils atteignent dépend donc du nombre des consciences qui les ressentent en commun. Voilà pourquoi, plus une foule est grande, plus les passions qui s'y déchaînent sont susceptibles d'être violentes. Par conséquent, au sein d'une famille peu nombreuse, les sentiments, les souvenirs communs ne peuvent pas être très intenses; car il n'y a pas assez de consciences pour se les représenter et les renforcer en les partageant. Il ne saurait s'y former de ces fortes traditions qui servent de liens entre les membres d'un même groupe, qui leur survivent même et rattachent les unes aux autres les générations successives. D'ailleurs, de petites familles sont nécessairement éphémères; et, sans durée, il n'y a pas de société qui puisse être consistante. Non seulement les états collectifs y sont faibles, mais ils ne peuvent être nombreux; car leur nombre dépend de l'activité avec laquelle les vues et les impressions s'échangent, circulent d'un sujet à l'autre, et, d'autre part, cet échange lui-même est d'autant plus rapide qu'il y a plus de gens pour y participer. Dans une société suffisamment dense, cette circulation est ininterrompue; car il y a toujours des unités sociales en contact, tandis que, si elles sont rares, leurs relations ne peuvent être qu'intermittentes et il y a des moments où la vie commune est suspendue. De même, quand la famille est peu étendue, il y a toujours peu de parents ensemble; la vie domestique est donc languissante et il y a des moments où le foyer est désert.
Mais dire d'un groupe qu'il a une moindre vie commune qu'un autre, c'est dire aussi qu'il est moins fortement intégré; car l'état d'intégration d'un agrégat social ne fait que refléter l'intensité de la vie collective qui y circule. Il est d'autant plus un et d'autant plus résistant que le commerce entre ses membres est plus actif et plus continu. La conclusion à laquelle nous étions arrivé peut donc être complétée ainsi: de même que la famille est un puissant préservatif du suicide, elle en préserve d'autant mieux qu'elle est plus fortement constituée[192].