VI.

Nous avons donc établi successivement les trois propositions suivantes:

/* +———————————————————-+——————————————+ |Le suicide varie en raison inverse | | |du degré d'intégration | de la société religieuse.| +———————————————————-+——————————————+ | — — — | domestique.| +———————————————————-+——————————————+ | — — — | politique. | +———————————————————-+——————————————+ */

Ce rapprochement démontre que, si ces différentes sociétés ont sur le suicide une influence modératrice, ce n'est pas par suite de caractères particuliers à chacune d'elles, mais en vertu d'une cause qui leur est commune à toutes. Ce n'est pas à la nature spéciale des sentiments religieux que la religion doit son efficacité, puisque les sociétés domestiques et les sociétés politiques, quand elles sont fortement intégrées, produisent les mêmes effets; c'est, d'ailleurs, ce que nous avons déjà prouvé en étudiant directement la manière dont les différentes religions agissent sur le suicide[199]. Inversement, ce n'est pas ce qu'ont de spécifique le lien domestique ou le lien politique qui peut expliquer l'immunité qu'ils confèrent; car la société religieuse a le même privilège. La cause ne peut s'en trouver que dans une même propriété que tous ces groupes sociaux possèdent, quoique, peut-être, à des degrés différents. Or, la seule qui satisfasse à cette condition, c'est qu'ils sont tous des groupes sociaux, fortement intégrés. Nous arrivons donc à cette conclusion générale: Le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu.

Mais la société ne peut se désintégrer sans que, dans la même mesure, l'individu ne soit dégagé de la vie sociale, sans que ses fins propres ne deviennent prépondérantes sur les fins communes, sans que sa personnalité, en un mot, ne tende à se mettre au-dessus de la personnalité collective. Plus les groupes auxquels il appartient sont affaiblis, moins il en dépend, plus, par suite, il ne relève que de lui-même pour ne reconnaître d'autres règles de conduite que celles qui sont fondées dans ses intérêts privés. Si donc on convient d'appeler égoïsme cet état où le moi individuel s'affirme avec excès en face du moi social et aux dépens de ce dernier, nous pourrons donner le nom d'égoïste au type particulier de suicide qui résulte d'une individuation démesurée.

Mais comment le suicide peut-il avoir une telle origine?

Tout d'abord, on pourrait faire remarquer que, la force collective étant un des obstacles qui peuvent le mieux le contenir, elle ne peut s'affaiblir sans qu'il se développe. Quand la société est fortement intégrée, elle tient les individus sous sa dépendance, considère qu'ils sont à son service et, par conséquent, ne leur permet pas de disposer d'eux-mêmes à leur fantaisie. Elle s'oppose donc à ce qu'ils se dérobent par la mort aux devoirs qu'ils ont envers elle. Mais, quand ils refusent d'accepter comme légitime cette subordination, comment pourrait-elle leur imposer sa suprématie? Elle n'a plus alors l'autorité nécessaire pour les retenir à leur poste, s'ils veulent le déserter, et, consciente de sa faiblesse, elle va jusqu'à leur reconnaître le droit de faire librement, ce qu'elle ne peut plus empêcher. Dans la mesure où il est admis qu'ils sont les maîtres de leurs destinées, il leur appartient d'en marquer le terme. De leur côté, une raison leur manque pour supporter avec patience les misères de l'existence. Car, quand ils sont solidaires d'un groupe qu'ils aiment, pour ne pas manquer à des intérêts devant lesquels ils sont habitués à incliner les leurs, ils mettent à vivre plus d'obstination. Le lien qui les attache à la cause commune les rattache à la vie et, d'ailleurs, le but élevé sur lequel ils ont les yeux fixés les empêche de sentir aussi vivement les contrariétés privées. Enfin, dans une société cohérente et vivace, il y a de tous à chacun et de chacun à tous un continuel échange d'idées et de sentiments et comme une mutuelle assistance morale, qui fait que l'individu, au lieu d'être réduit à ses seules forces, participe à l'énergie collective et vient y réconforter la sienne quand elle est à bout.

Mais ces raisons ne sont que secondaires. L'individualisme excessif n'a pas seulement pour résultat de favoriser l'action des causes suicidogènes, il est, par lui-même, une cause de ce genre. Non seulement il débarrasse d'un obstacle utilement gênant le penchant qui pousse les hommes à se tuer, mais il crée ce penchant de toutes pièces et donne ainsi naissance à un suicide spécial qu'il marque de son empreinte. C'est ce qu'il importe de bien comprendre, car c'est cela qui fait la nature propre du type de suicide qui vient d'être distingué et c'est par là que se justifie le nom que nous lui avons donné. Qu'y a-t-il donc dans l'individualisme qui puisse expliquer ce résultat?

On a dit quelquefois que, en vertu de sa constitution psychologique, l'homme ne peut vivre s'il ne s'attache à un objet qui le dépasse et qui lui survive, et on a donné pour raison de cette nécessité un besoin que nous aurions de ne pas périr tout entiers. La vie, dit-on, n'est tolérable que si on lui aperçoit quelque raison d'être, que si elle a un but et qui en vaille la peine. Or l'individu, à lui seul, n'est pas une fin suffisante pour son activité. Il est trop peu de chose. Il n'est pas seulement borné dans l'espace, il est étroitement limité dans le temps. Quand donc nous n'avons pas d'autre objectif que nous-mêmes, nous ne pouvons pas échapper à cette idée que nos efforts sont finalement destinés à se perdre dans le néant, puisque nous y devons rentrer. Mais l'anéantissement nous fait horreur. Dans ces conditions, on ne saurait avoir de courage à vivre, c'est-à-dire à agir et à lutter, puisque, de toute cette peine qu'on se donne, il ne doit rien rester. En un mot, l'état d'égoïsme serait en contradiction avec la nature humaine, et, par suite, trop précaire pour avoir des chances de durer.

Mais, sous cette forme absolue, la proposition est très contestable. Si, vraiment, l'idée que notre être doit finir nous était tellement odieuse, nous ne pourrions consentir à vivre qu'à condition de nous aveugler nous-mêmes et de parti pris sur la valeur de la vie. Car s'il est possible de nous masquer, dans une certaine mesure, la vue du néant, nous ne pouvons pas l'empêcher d'être; quoique nous fassions, il est inévitable. Nous pouvons bien reculer la limite de quelques générations, faire en sorte que notre nom dure quelques années ou quelques siècles de plus que notre corps; un moment vient toujours, très tôt pour le commun des hommes, où il n'en restera plus rien. Car les groupes auxquels nous nous attachons ainsi afin de pouvoir, par leur intermédiaire, prolonger notre existence, sont eux-mêmes mortels; ils sont, eux aussi, destinés à se dissoudre, emportant avec eux tout ce que nous y aurons mis de nous-mêmes. Ils sont infiniment rares ceux dont le souvenir est assez étroitement lié à l'histoire même de l'humanité pour être assuré de durer autant qu'elle. Si donc nous avions réellement une telle soif d'immortalité, ce ne sont pas des perspectives aussi courtes qui pourraient jamais servir à l'apaiser. D'ailleurs, qu'est-ce qui subsiste ainsi de nous? Un mot, un son, une trace imperceptible et, le plus souvent, anonyme[200], rien, par conséquent qui soit en rapport avec l'intensité de nos efforts et qui puisse les justifier à nos yeux. En fait, quoique l'enfant soit naturellement égoïste, qu'il n'éprouve pas le moindre besoin de se survivre, et que le vieillard, à cet égard comme à tant d'autres, soit très souvent un enfant, l'un et l'autre ne laissent pas de tenir à l'existence autant et même plus que l'adulte; nous avons vu, en effet, que le suicide est très rare pendant les quinze premières années et qu'il tend à décroître pendant l'extrême période de la vie. Il en est de même de l'animal dont la constitution psychologique ne diffère pourtant qu'en degrés de celle de l'homme. Il est donc faux que la vie ne soit jamais possible qu'à condition d'avoir en dehors d'elle-même sa raison d'être.

Et en effet, il y a tout un ordre de fonctions qui n'intéressent que l'individu; ce sont celles qui sont nécessaires à l'entretien de la vie physique. Puisqu'elles sont faites uniquement pour ce but, elles, sont tout ce qu'elles doivent être quand il est atteint. Par conséquent, dans tout ce qui les concerne, l'homme peut agir raisonnablement sans avoir à se proposer de fins qui le dépassent. Elles servent à quelque chose par cela seul qu'elles lui servent. C'est pourquoi, dans la mesure où il n'a pas d'autres besoins, il se suffit à lui-même et peut vivre heureux sans avoir d'autre objectif que de vivre. Seulement, ce n'est pas le cas du civilisé qui est parvenu à l'âge adulte. Chez lui, il y a une multitude d'idées, de sentiments, de pratiques qui sont sans aucun rapport avec les nécessités organiques. L'art, la morale, la religion, la foi politique, la science elle-même n'ont pas pour rôle de réparer l'usure des organes ni d'en entretenir le bon fonctionnement. Ce n'est pas sur les sollicitations du milieu cosmique que toute cette vie supra-physique s'est éveillée et développée, mais sur celle du milieu social. C'est l'action de la société qui a suscité en nous ces sentiments de sympathie et de solidarité qui nous inclinent vers autrui; c'est elle qui, nous façonnant à son image, nous a pénétrés de ces croyances religieuses, politiques, morales qui gouvernent notre conduite; c'est pour pouvoir jouer notre rôle social que nous avons travaillé à étendre notre intelligence et c'est encore la société qui, en nous transmettant la science dont elle a le dépôt, nous a fourni les instruments de ce développement.

Par cela même que ces formes supérieures de l'activité humaine ont une origine collective, elles ont une fin de même nature. Comme c'est de la société qu'elles dérivent, c'est à elle aussi qu'elles se rapportent; ou plutôt elles sont la société elle-même incarnée et individualisée en chacun de nous. Mais alors, pour qu'elles aient une raison d'être à nos yeux, il faut que l'objet qu'elles visent ne nous soit pas indifférent. Nous ne pouvons donc tenir aux unes que dans la mesure où nous tenons à l'autre, c'est-à-dire à la société. Au contraire, plus nous nous sentons détachés de cette dernière, plus aussi nous nous détachons de cette vie dont elle est à la fois la source et le but. Pourquoi ces règles de la morale, ces préceptes du droit qui nous astreignent à toutes sortes de sacrifices, ces dogmes qui nous gênent, s'il n'y a pas en dehors de nous quelque être à qui ils servent et dont nous soyons solidaires? Pourquoi la science elle-même? Si elle n'a pas d'autre utilité que d'accroître nos chances de survie, elle ne vaut pas la peine qu'elle coûte. L'instinct s'acquitte mieux encore de ce rôle; les animaux en sont la preuve. Qu'était-il donc besoin de lui substituer une réflexion plus hésitante et plus sujette à l'erreur? Mais pourquoi surtout la souffrance? Mal positif pour l'individu, si c'est par rapport à lui seul que doit s'estimer la valeur des choses, elle est sans compensation et devient inintelligible. Pour le fidèle fermement attaché à sa foi, pour l'homme fortement engagé dans les liens d'une société familiale ou politique, le problème n'existe pas. D'eux-mêmes et sans réfléchir, ils rapportent ce qu'ils sont et ce qu'ils font, l'un à son Église ou à son Dieu, symbole vivant de cette même Église, l'autre à sa famille, l'autre à sa patrie ou à son parti. Dans leurs souffrances mêmes, ils ne voient que des moyens de servir à la glorification du groupe auquel ils appartiennent et ils lui en font hommage. C'est ainsi que le chrétien en arrive à aimer et à rechercher la douleur pour mieux témoigner de son mépris de la chair et se rapprocher davantage de son divin modèle. Mais, dans la mesure où le croyant doute, c'est-à-dire se sent moins solidaire de la confession religieuse dont il fait partie et s'en émancipe, dans la mesure où famille et cité deviennent étrangères à l'individu, il devient pour lui-même un mystère, et alors il ne peut échapper à l'irritante et angoissante question: à quoi bon?

En d'autres termes, si, comme on l'a dit souvent, l'homme est double, c'est qu'à l'homme physique se surajoute l'homme social. Or ce dernier suppose nécessairement une société qu'il exprime et qu'il serve. Qu'elle vienne, au contraire, à se désagréger, que nous ne la sentions plus vivante et agissante autour et au-dessus de nous, et ce qu'il y a de social en nous se trouve dépourvu de tout fondement objectif. Ce n'est plus qu'une combinaison artificielle d'images illusoires, une fantasmagorie qu'un peu de réflexion suffit à faire évanouir; rien, par conséquent, qui puisse servir de fin à nos actes. Et pourtant cet homme social est le tout de l'homme civilisé; c'est lui qui fait le prix de l'existence. Il en résulte que les raisons de vivre nous manquent; car la seule vie à laquelle nous puissions tenir ne répond plus à rien dans la réalité, et la seule qui soit encore fondée dans le réel ne répond plus à nos besoins. Parce que nous avons été initiés à une existence plus relevée, celle dont se contentent l'enfant et l'animal ne peut plus nous satisfaire et voilà que la première elle-même nous échappe et nous laisse désemparés. Il n'y a donc plus rien à quoi puissent se prendre nos efforts, et nous avons la sensation qu'ils se perdent dans le vide. Voilà en quel sens il est vrai de dire qu'il faut à notre activité un objet qui la dépasse. Ce n'est pas qu'il nous soit nécessaire pour nous entretenir dans l'illusion d'une immortalité impossible; c'est qu'il est impliqué dans notre constitution morale et qu'il ne peut se dérober, même en partie, sans que, dans la même mesure, elle perde ses raisons d'être. Il n'est pas besoin de montrer que, dans un tel état d'ébranlement, les moindres causes de découragement peuvent aisément donner naissance aux résolutions désespérées. Si la vie ne vaut pas la peine qu'on la vive, tout devient prétexte à s'en débarrasser.

Mais ce n'est pas tout. Ce détachement ne se produit pas seulement chez les individus isolés. Un des éléments constitutifs de tout tempérament national consiste dans une certaine façon d'estimer la valeur de l'existence. Il y a une humeur collective, comme il y a une humeur individuelle, qui incline les peuples à la tristesse ou à la gaieté, qui leur fait voir les choses sous des couleurs riantes ou sombres. Même, la société est seule en état de porter sur ce que vaut la vie humaine un jugement d'ensemble pour lequel l'individu n'est pas compétent. Car il ne connaît que lui-même et son petit horizon; son expérience est donc trop restreinte pour pouvoir servir de base à une appréciation, générale. Il peut bien juger que sa vie n'a pas de but; il ne peut rien dire qui s'applique aux autres. La société, au contraire, peut, sans sophisme, généraliser le sentiment qu'elle a d'elle-même, de son état de santé et de maladie. Car les individus participent trop étroitement à sa vie pour qu'elle puisse être malade sans qu'ils soient atteints. Sa souffrance devient nécessairement leur souffrance. Parce qu'elle est le tout, le mal qu'elle ressent se communique aux parties dont elle est faite. Mais alors, elle ne peut se désintégrer sans avoir conscience que les conditions régulières de la vie générale sont troublées dans la même mesure. Parce qu'elle est la fin à laquelle est suspendue la meilleure partie de nous-mêmes, elle ne peut pas sentir que nous lui échappons sans se rendre compte en même temps que notre activité reste sans but. Puisque nous sommes son œuvre, elle ne peut pas avoir le sentiment de sa déchéance sans éprouver que, désormais, cette œuvre ne sert plus à rien. Ainsi se forment des courants de dépression et de désenchantement qui n'émanent d'aucun individu en particulier, mais qui expriment l'état de désagrégation où se trouve la société. Ce qu'ils traduisent, c'est le relâchement des liens sociaux, c'est une sorte d'asthénie collective, de malaise social comme la tristesse individuelle, quand elle est chronique, traduit à sa façon le mauvais état organique de l'individu. Alors apparaissent ces systèmes métaphysiques et religieux qui, réduisant en formules ces sentiments obscurs, entreprennent de démontrer aux hommes que la vie n'a pas de sens et que c'est se tromper soi-même que de lui en attribuer. Alors se constituent des morales nouvelles qui, érigeant le fait en droit, recommandent le suicide ou, tout au moins y acheminent, en recommandant de vivre le moins possible. Au moment où elles se produisent, il semble qu'elles aient été inventées de toutes pièces par leurs auteurs et on s'en prend parfois à ces derniers du découragement qu'ils prêchent. En réalité, elles sont un effet plutôt qu'une cause; elles ne font que symboliser, en un langage abstrait et sous une forme systématique, la misère physiologique du corps social[201]. Et comme ces courants sont collectifs, ils ont, par suite de cette origine, une autorité qui fait qu'ils s'imposent à l'individu et le poussent avec plus de force encore dans le sens où l'incline déjà l'état de désemparement moral qu'a suscité directement en lui la désintégration de la société. Ainsi, au moment même où il s'affranchit avec excès du milieu social, il en subit encore l'influence. Si individualisé que chacun soit, il y a toujours quelque chose qui reste collectif, c'est la dépression et la mélancolie qui résultent de cette individuation exagérée. On communie dans la tristesse, quand on n'a plus rien d'autre à mettre en commun.

Ce type de suicide mérite donc bien le nom que nous lui avons donné. L'égoïsme n'en est pas un facteur simplement auxiliaire; c'en est la cause génératrice. Si, dans ce cas, le lien qui rattache l'homme à la vie se relâche, c'est que le lien qui le rattache à la société s'est lui-même détendu. Quant aux incidents de l'existence privée, qui paraissent inspirer immédiatement le suicide et qui passent pour en être les conditions déterminantes, ce ne sont en réalité que des causes occasionnelles. Si l'individu cède au moindre choc des circonstances, c'est que l'état où se trouve la société en a fait une proie toute prête pour le suicide.

Plusieurs faits confirment cette explication. Nous savons que le suicide est exceptionnel chez l'enfant et qu'il diminue chez le vieillard parvenu aux dernières limites de la vie; c'est que, chez l'un et chez l'autre, l'homme physique tend à redevenir tout l'homme. La société est encore absente du premier qu'elle n'a pas eu le temps de former à son image; elle commence à se retirer du second ou, ce qui revient au même, il se retire d'elle. Par suite, ils se suffisent davantage. Ayant moins besoin de se compléter par autre chose qu'eux-mêmes, ils sont aussi moins exposés à manquer de ce qui est nécessaire pour vivre. L'immunité de l'animal n'a pas d'autres causes. De même, nous verrons dans le prochain chapitre que, si les sociétés inférieures pratiquent un suicide qui leur est propre, celui dont nous venons de parler est plus ou moins complètement ignoré d'elles. C'est que, la vie sociale y étant très simple, les penchants sociaux des individus ont le même caractère et, par conséquent, il leur faut peu de chose pour être satisfaits. Ils trouvent aisément au dehors un objectif auquel ils puissent s'attacher. Partout où il va, le primitif, s'il peut emporter avec lui ses dieux et sa famille, a tout ce que réclame sa nature sociale.

Voilà enfin pourquoi il se fait que la femme peut, plus facilement que l'homme, vivre isolée. Quand, on voit la veuve supporter sa condition beaucoup mieux que le veuf et rechercher le mariage avec une moindre passion, on est porté à croire que cette aptitude à se passer de la famille est une marque de supériorité; on dit que les facultés affectives de la femme, étant très intenses, trouvent aisément leur emploi en dehors du cercle domestique, tandis que son dévouement nous est indispensable pour nous aider à supporter la vie. En réalité, si elle a ce privilège, c'est que sa sensibilité est plutôt rudimentaire que très développée. Comme elle vit plus que l'homme en dehors de la vie commune, la vie commune la pénètre moins: la société lui est moins nécessaire parce qu'elle est moins imprégnée de sociabilité. Elle n'a que peu de besoins qui soient tournés de ce côté, et elle les contente à peu de frais. Avec quelques pratiques de dévotion, quelques animaux à soigner, la vieille fille a sa vie remplie. Si elle reste si fidèlement attachée aux traditions religieuses et si, par suite, elle y trouve contre le suicide un utile abri, c'est que ces formes sociales très simples suffisent à toutes ses exigences. L'homme, au contraire, y est maintenant à l'étroit. Sa pensée et son activité, à mesure qu'elles se développent, débordent de plus en plus ces cadres archaïques. Mais alors, il lui en faut d'autres. Parce qu'il est un être social plus complexe, il ne peut se maintenir en équilibre que s'il trouve au dehors plus de points d'appui, et c'est parce que son assiette morale dépend de plus de conditions qu'elle se trouble aussi plus facilement.

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