Si les statistiques n'étaient pas aussi récentes, il serait facile de démontrer à l'aide de la même méthode que cette loi s'applique aux sociétés politiques. L'histoire nous apprend, en effet, que le suicide, qui est généralement rare dans les sociétés jeunes[193], en voie d'évolution et de concentration, se multiplie au contraire à mesure qu'elles se désintègrent. En Grèce, à Rome, il apparaît dès que la vieille organisation de la cité est ébranlée et les progrès qu'il y a faits marquent les étapes successives de la décadence. On signale le même fait dans l'empire ottoman. En France, à la veille de la Révolution, le trouble dont était travaillée la société par suite de la décomposition de l'ancien système social se traduisit par une brusque poussée de suicides dont nous parlent les auteurs du temps[194].
Mais, en dehors de ces renseignements historiques, la statistique du suicide, quoiqu'elle ne remonte guère au delà des soixante-dix dernières années, nous fournit de cette proposition quelques preuves qui ont sur les précédentes l'avantage d'une plus grande précision.
On a parfois écrit que les grandes commotions politiques multipliaient les suicides. Mais Morselli a bien montré que les faits contredisent cette opinion. Toutes les révolutions qui ont eu lieu en France au cours de ce siècle ont diminué le nombre des suicides au moment où elles se sont produites. En 1830, le total des cas tombe de 1904, en 1829, à 1756, soit une diminution brusque de près de 10 %. En 1848, la régression n'est pas moins importante; le montant annuel passe de 3.647 à 3.301. Puis, pendant les années 1848-49, la crise qui vient d'agiter la France fait le tour de l'Europe; partout, les suicides baissent, et la baisse est d'autant plus sensible que la crise a été plus grave et plus longue. C'est ce que montre le tableau suivant:
/* +————-+—————-+————-+—————+————-+———————-+ | | DANEMARK. | PRUSSE. | BAVIÈRE. | SAXE | AUTRICHE. | | | | | | ROYALE. | | +————-+—————-+————-+—————+————-+———————-+ | 1847. | 345 | 1.852 | 217 | | 611 (en 1846) | +————-+—————-+————-+—————+————-+———————-+ | 1848. | 305 | 1.649 | 215 | 398 | | +————-+—————-+————-+—————+————-+———————-+ | 1849. | 337 | 1.527 | 189 | 328 | 452 | +————-+—————-+————-+—————+————-+———————-+ */
En Allemagne, l'émotion a été beaucoup plus vive qu'en Danemark et la lutte plus longue même qu'en France où, sur-le-champ, un gouvernement nouveau se constitua; aussi la diminution, dans les États allemands, se prolonge-t-elle jusqu'en 1849. Elle est, par rapport à cette dernière année de 13 % en Bavière, de 18 % en Prusse; en Saxe, en une seule année, de 1848 à 1849, elle est de 18 % également.
En 1851, le même phénomène ne se reproduit pas en France, non plus qu'en 1852. Les suicides restent stationnaires. Mais, à Paris, le coup d'État produit son effet accoutumé; quoiqu'il ait été accompli en décembre, le chiffre des suicides tombe de 483 en 1851 à 446 en 1852 (-8 %) et, en 1853, ils restent encore à 463[195]. Ce fait tendrait à prouver que cette révolution gouvernementale a beaucoup plus ému Paris que la province, qu'elle semble avoir laissée presque indifférente. D'ailleurs, d'une manière générale, l'influence de ces crises est toujours plus sensible dans la capitale que dans les départements. En 1830, à Paris, la décroissance a été de 13 % (269 cas au lieu de 307 l'année précédente et de 359 l'année suivante); en 1848, de 32 % (481 cas au lieu de 698)[196].
De simples crises électorales, pour peu qu'elles aient d'intensité, ont parfois le même résultat. C'est ainsi que, en France, le calendrier des suicides porte la trace visible du coup d'État parlementaire du 16 mai 1877 et de l'effervescence qui en est résultée, ainsi que des élections qui, en 1889, mirent fin à l'agitation boulangiste. Pour en avoir la preuve, il suffit de comparer la distribution mensuelle des suicides pendant ces deux années à celle des années les plus voisines.
/* +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ | | 1876. | 1877. | 1878. | 1888. | 1889. | 1890. | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Mai. | 604 | 649 | 717 | 924 | 919 | 819 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Juin. | 662 | 692 | 682 | 851 | 829 | 822 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Juillet. | 625 | 540 | 693 | 825 | 818 | 888 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Août. | 482 | 496 | 547 | 786 | 694 | 734 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Septembre.| 394 | 378 | 512 | 673 | 597 | 720 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Octobre. | 464 | 423 | 468 | 603 | 648 | 675 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Novembre. | 400 | 413 | 415 | 589 | 618 | 571 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ |Décembre. | 389 | 386 | 335 | 574 | 482 | 475 | +—————+———-+———-+———-+———-+———-+———-+ */
Pendant les premiers mois de 1877, les suicides sont supérieurs à ceux de 1876 (1.945 cas de janvier à avril au lieu de 1.784) et la hausse persiste en mai et en juin. C'est seulement à la fin de ce dernier mois que les Chambres sont dissoutes, la période électorale ouverte en fait, sinon en droit; c'est même vraisemblablement le moment où les passions politiques furent le plus surexcitées, car elles durent se calmer un peu dans la suite par l'effet du temps et de la fatigue. Aussi, en juillet, les suicides, au lieu de continuer à dépasser ceux de l'année précédente, leur sont-ils inférieurs de 14 %. Sauf un léger arrêt en août, la baisse continue, quoique à un moindre degré, jusqu'en octobre. C'est l'époque où la crise prend fin. Aussitôt qu'elle est terminée, le mouvement ascensionnel, un instant suspendu, recommence. En 1889, le phénomène est encore plus marqué. C'est au commencement d'août que la Chambre se sépare; l'agitation électorale commence aussitôt et dure jusqu'à la fin de septembre; c'est alors qu'eurent lieu les élections. Or, en août, il se produit, par rapport au mois correspondant de 1888, une brusque diminution de 12 %, qui se maintient en septembre, mais cesse non moins soudainement en octobre, c'est-à-dire dès que la lutte est close.
Les grandes guerres nationales ont la même influence que les troubles politiques. En 1866 éclate la guerre entre l'Autriche et l'Italie, les suicides diminuent de 14 % dans l'un et dans l'autre pays.
/* +—————————————-+——————+—————-+———————-+ | | 1865. | 1866. | 1867. | +—————————————-+——————+—————-+———————-+ | Italie | 678 | 588 | 657 | +—————————————-+——————+—————-+———————-+ | Autriche | 1.464 | 1.265 | 1.407 | +—————————————-+——————+—————-+———————-+ */
En 1864, ç'avait été le tour du Danemark et de la Saxe. Dans ce dernier État, les suicides qui étaient à 643 en 1863, tombent à 545 en 1864 (-16 %) pour revenir à 619 en 1865. Pour ce qui est du Danemark, comme nous n'avons pas le nombre des suicides en 1863, nous ne pouvons pas lui comparer celui de 1864; mais nous savons que le montant de cette dernière année (411) est le plus bas qui ait été atteint depuis 1852. Et comme en 1865 il s'élève à 451, il est bien probable que ce chiffre de 411 témoigne d'une baisse sérieuse.
La guerre de 1870-71 eut les mêmes conséquences en France et en
Allemagne:
/* +—————————-+—————-+————-+—————-+———————+ | | 1869. | 1870. | 1871. | 1872. | +—————————-+—————-+————-+—————-+———————+ | Prusse | 3.186 | 2.963 | 2.723 | 2.950 | +—————————-+—————-+————-+—————-+———————+ | Saxe | 710 | 657 | 653 | 687 | +—————————-+—————-+————-+—————-+———————+ | France | 5.114 | 4.157 | 4.490 | 5.275 | +—————————-+—————-+————-+—————-+———————+ */
On pourrait peut-être croire que cette diminution est due à ce que, en temps de guerre, une partie de la population civile est enrégimentée et que, dans une armée en campagne, il est bien difficile de tenir compte des suicides. Mais les femmes contribuent tout comme les hommes à cette diminution. En Italie, les suicides féminins passent de 130 en 1864 à 117 en 1866; en Saxe, de 133 en 1863 à 120 en 1864 et 114 en 1865 (-15 %). Dans le même pays, en 1870, la chute n'est pas moins sensible; de 130 en 1869, ils descendent à 114 en 1870 et restent à ce même niveau en 1871; la diminution est de 13 %, supérieure à celle que subissaient les suicides masculins au même moment. En Prusse, tandis que 616 femmes s'étaient tuées en 1869, il n'y en eut plus que 540 en 1871 (-13 %). On sait, d'ailleurs, que les jeunes gens en état de porter les armes ne fournissent qu'un faible contingent au suicide. Six mois seulement de 1870 ont été pris par la guerre; à cette époque et en temps de paix, un million de français de 25 à 30 ans eussent donné tout au plus une centaine de suicides[197], tandis qu'entre 1870 et 1869 la différence en moins est de 1.057 cas.
On s'est aussi demandé si ce recul momentané en temps de crise ne viendrait pas de ce que, l'action de l'autorité administrative étant alors paralysée, la constatation des suicides se fait avec moins d'exactitude. Mais de nombreux faits démontrent que cette cause accidentelle ne suffit pas à rendre compte du phénomène. En premier lieu, il y a sa très grande généralité. Il se produit chez les vainqueurs, comme chez les vaincus, chez les envahisseurs comme chez les envahis. De plus, quand la secousse a été très forte, les effets s'en font sentir même assez longtemps après qu'elle est passée. Les suicides ne se relèvent que lentement; quelques années s'écoulent avant qu'ils ne soient revenus à leur point de départ; il en est ainsi même dans des pays où, en temps normal, ils s'accroissent régulièrement chaque année. Quoique des omissions partielles soient, d'ailleurs, possibles et même probables à ces moments de perturbation, la diminution accusée par les statistiques a trop de constance pour qu'on puisse l'attribuer à une distraction passagère de l'administration comme à sa cause principale.
Mais la meilleure preuve que nous sommes en présence, non d'une erreur de comptabilité, mais d'un phénomène de psychologie sociale, c'est que toutes les crises politiques ou nationales n'ont pas cette influence. Celles-là seulement agissent qui excitent les passions. Déjà nous avons remarqué que nos révolutions ont toujours plus affecté les suicides de Paris que ceux des départements; et cependant, la perturbation administrative était la même en province et dans la capitale. Seulement, ces sortes d'événements ont toujours beaucoup moins intéressé les provinciaux que les Parisiens dont ils étaient l'œuvre et qui y assistaient de plus près. De même, tandis que les grandes guerres nationales, comme celle de 1870-71, ont eu, tant en France qu'en Allemagne, une puissante action sur la marche des suicides, des guerres purement dynastiques comme celles de Crimée ou d'Italie, qui n'ont pas fortement ému les masses, sont restées sans effet appréciable. Même, en 1854, il se produisit une hausse importante (3.700 cas au lieu de 3.415 en 1853). On observe le même fait en Prusse lors des guerres de 1864 et de 1866. Les chiffres restent stationnaires en 1864 et montent un peu en 1866. C'est que ces guerres étaient dues tout entières à l'initiative des politiciens et n'avaient pas soulevé les passions populaires comme celle de 1870.
De ce même point de vue, il est intéressant de remarquer que, en Bavière, l'année 1870 n'a pas produit les mêmes effets que sur les autres pays de l'Allemagne, surtout de l'Allemagne du Nord. On y a compté plus de suicides en 1870 qu'en 1869 (452 au lieu de 425). C'est seulement en 1871 qu'une légère diminution se produit; elle s'accentue un peu en 1872 où il n'y a plus que 412 cas, ce qui ne fait, d'ailleurs, qu'une baisse de 9 % par rapport à 1869 et de 4 % par rapport à 1870. Cependant, la Bavière a pris aux événements militaires la même part matérielle que la Prusse; elle a également mobilisé toute son armée et il n'y a pas de raison pour que le désarroi administratif y ait été moindre. Seulement, elle n'a pas pris aux événements la même part morale. On sait, en effet, que la catholique Bavière est, de toute l'Allemagne, le pays qui a toujours le plus vécu de sa vie propre et s'est montré le plus jaloux de son autonomie. Il a participé à la guerre par la volonté de son roi, mais sans entrain. Il a donc résisté beaucoup plus que les autres peuples alliés au grand mouvement social qui agitait alors l'Allemagne; c'est pourquoi le contre-coup ne s'y est fait sentir que plus tard et plus faiblement. L'enthousiasme ne vint qu'après et il fut modéré. Il fallut le vent de gloire qui s'éleva sur l'Allemagne au lendemain des succès de 1870 pour échauffer un peu la Bavière, jusque-là froide et récalcitrante[198].
De ce fait, on peut rapprocher le suivant qui a la même signification. En France, pendant les années 1870-71, c'est seulement dans les villes que le suicide a diminué:
/* +————+—————————-+—————————-+ | | SUICIDES POUR UN MILLION D'HABITANTS | | | DE LA | +————+—————————-+—————————-+ | |Population urbaine.|Population rurale. | +————+—————————-+—————————-+ |1866-69.| 202 | 104 | +————+—————————-+—————————-+ |1870-72 | 161 | 110 | +————+—————————-+—————————-+ */
Les constatations devaient pourtant être encore plus difficiles dans les campagnes que dans les villes. La vraie raison de cette différence est donc ailleurs. C'est que la guerre n'a produit toute son action morale que sur la population urbaine, plus sensible, plus impressionnable et, aussi, mieux au courant des événements que la population rurale.
Ces faits ne comportent donc qu'une explication. C'est que les grandes commotions sociales comme les grandes guerres populaires avivent les sentiments collectifs, stimulent l'esprit de parti comme le patriotisme, la foi politique comme la foi nationale et, concentrant les activités vers un même but, déterminent, au moins pour un temps, une intégration plus forte de la société. Ce n'est pas à la crise qu'est due la salutaire influence dont nous venons d'établir l'existence, mais aux luttes dont cette crise est la cause. Comme elles obligent les hommes à se rapprocher pour faire face au danger commun, l'individu pense moins à soi et davantage à la chose commune. On comprend, d'ailleurs, que cette intégration puisse n'être pas purement momentanée, mais survive parfois aux causes qui l'ont immédiatement suscitée, surtout quand elle est intense.