Pour y parvenir, le mieux serait, à ce qu'il semble, de rechercher d'abord si elle est simple et indécomposable, ou si elle ne consisterait pas plutôt en une pluralité de tendances différentes que l'analyse peut isoler et qu'il conviendrait d'étudier séparément. Dans ce cas, voici comment on devrait procéder. Comme, unique ou non, elle n'est observable qu'à travers les suicides individuels qui la manifestent, c'est de ces derniers qu'il faudrait partir. On en observerait donc le plus grand nombre possible, en dehors, bien entendu, de ceux qui relèvent de l'aliénation mentale, et on les décrirait. S'ils se trouvaient tous avoir les mêmes caractères essentiels, on les confondrait en une seule et même classe; dans l'hypothèse contraire, qui est de beaucoup la plus vraisemblable—car ils sont trop divers pour ne pas comprendre, plusieurs variétés—on constituerait un certain nombre d'espèces d'après leurs ressemblances et leurs différences. Autant on aurait reconnu de types distincts, autant on admettrait de courants suicidogènes dont on chercherait ensuite à déterminer les causes et l'importance respective. C'est à peu près la méthode que nous avons suivie dans notre examen sommaire du suicide vésanique.
Malheureusement, une classification des suicides raisonnables d'après leurs formes ou caractères morphologiques est impraticable, parce que les documents nécessaires font presque totalement défaut. En effet, pour pouvoir la tenter, il faudrait avoir de bonnes descriptions d'un grand nombre de cas particuliers. Il faudrait savoir dans quel état psychique se trouvait le suicidé au moment où il a pris sa résolution, comment il en a préparé l'accomplissement, comment il l'a finalement exécutée, s'il était agité ou déprimé, calme ou enthousiaste, anxieux ou irrité, etc. Or, nous n'avons guère de renseignements de ce genre que pour quelques cas de suicides vésaniques, et c'est justement grâce aux observations et aux descriptions ainsi recueillies par les aliénistes qu'il a été possible de constituer les principaux types de suicide dont la folie est la cause déterminante. Pour les autres, nous sommes à peu près privés de toute information. Seul, Brierre de Boismont a essayé de faire ce travail descriptif pour 1328 cas où le suicidé avait laissé des lettres ou des écrits que l'auteur a résumés dans son livre. Mais d'abord, ce résumé est beaucoup trop bref. Puis, les confidences que le sujet lui-même nous fait sur son état sont le plus souvent insuffisantes, quand elles ne sont pas suspectes. Il n'est que trop porté à se tromper sur lui-même et sur la nature de ses dispositions; par exemple, il s'imagine agir avec sang-froid, alors qu'il est au comble de la surexcitation. Enfin, outre qu'elles ne sont pas assez objectives, ces observations portent sur un trop petit nombre de faits pour qu'on en puisse tirer des conclusions précises. On entrevoit bien quelques lignes très vagues de démarcation et nous saurons mettre à profit les indications qui s'en dégagent; mais elles sont trop peu définies pour servir de base à une classification régulière. Au reste, étant donnée la manière dont s'accomplissent la plupart des suicides, des observations comme il faudrait en avoir sont à peu près impossibles.
Mais nous pouvons arriver à notre but par une autre voie. Il suffira de renverser l'ordre de nos recherches. En effet, il ne peut y avoir des types différents de suicides qu'autant que les causes dont ils dépendent sont elles-mêmes différentes. Pour que chacun d'eux ait une nature qui lui soit propre, il faut qu'il ait aussi des conditions d'existence qui lui soient spéciales. Un même antécédent ou un même groupe d'antécédents ne peut produire tantôt une conséquence et tantôt une autre, car, alors, la différence qui distingue le second du premier serait elle-même sans cause; ce qui serait la négation du principe de causalité. Toute distinction spécifique constatée entre les causes implique donc une distinction semblable entre les effets. Dès lors, nous pouvons constituer les types sociaux du suicide, non en les classant directement d'après leurs caractères préalablement décrits, mais en classant les causes qui les produisent. Sans nous préoccuper de savoir pourquoi ils se différencient les uns des autres, nous chercherons tout de suite quelles sont les conditions sociales dont ils dépendent; puis nous grouperons ces conditions suivant leurs ressemblances et leurs différences en un certain nombre de classes séparées, et nous pourrons être certains qu'à chacune de ces classes correspondra un type déterminé de suicide. En un mot, notre classification, au lieu d'être morphologique, sera, d'emblée, étiologique. Ce n'est pas, d'ailleurs, une infériorité, car on pénètre beaucoup mieux la nature d'un phénomène quand on en sait la cause que quand on en connaît seulement les caractères, même essentiels.
Cette méthode, il est vrai, a le défaut de postuler la diversité des types sans les atteindre directement. Elle peut en établir l'existence, le nombre, non les caractères distinctifs. Mais il est possible d'obvier à cet inconvénient, au moins dans une certaine mesure. Une fois que la nature des causes sera connue, nous pourrons essayer d'en déduire la nature des effets, qui se trouveront ainsi caractérisés et classés du même coup par cela seul qu'ils seront rattachés à leurs souches respectives. Il est vrai que, si cette déduction n'était aucunement guidée par les faits, elle risquerait de se perdre en combinaisons de pure fantaisie. Mais nous pourrons l'éclairer à l'aide des quelques renseignements dont nous disposons sur la morphologie des suicides. Ces informations, à elles seules, sont trop incomplètes et trop incertaines pour pouvoir nous donner un principe de classification; mais elles pourront être utilisées, une fois que les cadres de cette classification seront établis. Elles nous montreront dans quel sens la déduction devra être dirigée et, par les exemples qu'elles nous fourniront, nous serons assurés que les espèces ainsi constituées déductivement ne sont pas imaginaires. Ainsi, des causes nous redescendrons aux effets et notre classification étiologique se complétera par une classification morphologique qui pourra servir à vérifier la première, et réciproquement.
À tous égards, cette méthode renversée est la seule qui convienne au problème spécial que nous nous sommes posé. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que ce que nous étudions c'est le taux social des suicides. Les seuls types qui doivent nous intéresser sont donc ceux qui contribuent à le former et en fonction desquels il varie. Or, il n'est pas prouvé que toutes les modalités individuelles de la mort volontaire aient cette propriété. Il en est qui, tout en ayant un certain degré de généralité, ne sont pas ou ne sont pas assez liées au tempérament moral de la société pour entrer, en qualité d'élément caractéristique, dans la physionomie spéciale que chaque peuple présente sous le rapport du suicide. Ainsi, nous avons vu que l'alcoolisme n'est pas un facteur dont dépende l'aptitude personnelle de chaque société; et cependant, il y a évidemment des suicides alcooliques et en assez grand nombre. Ce n'est donc pas une description, même bien faite, des cas particuliers qui pourra jamais nous apprendre quels sont ceux qui ont un caractère sociologique. Si l'on veut savoir de quels confluents divers résulte le suicide considéré comme phénomène collectif, c'est sous sa forme collective, c'est-à-dire à travers les données statistiques, qu'il faut, dès l'abord, l'envisager. C'est le taux social qu'il faut directement prendre pour objet d'analyse; il faut aller du tout aux parties. Mais il est clair qu'il ne peut être analysé que par rapport aux causes différentes dont il dépend; car, en elles-mêmes, les unités par l'addition desquelles il est formé sont homogènes et ne se distinguent pas qualitativement. C'est donc à la détermination des causes qu'il faut nous attacher sans retard, quitte à chercher ensuite comment elles se répercutent chez les individus.