Mais ces causes, comment les atteindre?
Dans les constatations judiciaires qui ont lieu toutes les fois qu'un suicide est commis, on note le mobile (chagrin de famille, douleur physique ou autre, remords ou ivrognerie, etc.), qui paraît en avoir été la cause déterminante et, dans les comptes rendus statistiques de presque tous les pays, on trouve un tableau spécial où les résultats de ces enquêtes sont consignés sous ce titre: Motifs présumés des suicides. Il semble donc naturel de mettre à profit ce travail tout fait et de commencer notre recherche par la comparaison de ces documents. Ils nous indiquent, en effet, à ce qu'il semble, les antécédents immédiats des différents suicides; or n'est-il pas de bonne méthode, pour comprendre le phénomène que nous étudions, de remonter d'abord à ses causes les plus prochaines, sauf à s'élever ensuite plus haut dans la série des phénomènes, si la nécessité s'en fait sentir.
Mais, comme le disait déjà Wagner il y a longtemps, ce qu'on appelle statistique des motifs de suicides, c'est, en réalité, une statistique des opinions que se font de ces motifs les agents, souvent subalternes, chargés de ce service d'informations. On sait, malheureusement, que les constatations officielles sont trop souvent défectueuses, alors même qu'elles portent sur des faits matériels et ostensibles que tout observateur consciencieux peut saisir et qui ne laissent aucune place à l'appréciation. Mais combien elles doivent être tenues en suspicion quand elles ont pour objet, non d'enregistrer simplement un événement accompli, mais de l'interpréter et de l'expliquer! C'est toujours un problème difficile que de préciser la cause d'un phénomène. Il faut au savant toute sorte d'observations et d'expériences pour résoudre une seule de ces questions. Or, de tous les phénomènes, les volitions humaines sont les plus complexes. On conçoit, dès lors, ce que peuvent valoir ces jugements improvisés qui, d'après quelques renseignements hâtivement recueillis, prétendent assigner une origine définie à chaque cas particulier. Aussitôt qu'on croit avoir découvert parmi les antécédents de la victime quelques-uns de ces faits qui passent communément pour mener au désespoir, on juge inutile de chercher davantage et, suivant que le sujet est réputé avoir récemment subi des pertes d'argent ou éprouvé des chagrins de famille ou avoir quelque goût pour la boisson, on incrimine ou son ivrognerie ou ses douleurs domestiques ou ses déceptions économiques. On ne saurait donner comme base à une explication des suicides des informations aussi suspectes.
Il y a plus, alors même qu'elles seraient plus dignes de foi, elles ne pourraient pas nous rendre de grands services, car les mobiles qui sont ainsi, à tort ou à raison, attribués aux suicides, n'en sont pas les causes véritables. Ce qui le prouve, c'est que les nombres proportionnels de cas, imputés par les statistiques à chacune de ces causes présumées, restent presque identiquement les mêmes, alors que les nombres absolus présentent, au contraire, les variations les plus considérables. En France, de 1856 à 1878, le suicide augmente de 40 % environ, et de plus de 100 % en Saxe pendant la période 1854-1880 (1.171 cas au lieu de 547). Or, dans les deux pays, chaque catégorie de motifs conserve d'une époque à l'autre la même importance respective. C'est ce que montre le tableau XVII (Voir ci-dessous).
Si l'on considère que les chiffres qui y sont rapportés ne sont et ne peuvent être que de grossières approximations, et si, par conséquent, on n'attache pas trop d'importance à de légères différences, on reconnaîtra qu'ils restent sensiblement constants. Mais pour que la part contributive de chaque raison présumée reste proportionnellement la même alors que le suicide est deux fois plus développé, il faut admettre que chacune d'elles a acquis une efficacité double. Or ce ne peut être par suite d'une rencontre fortuite qu'elles deviennent toutes en même temps, deux fois plus meurtrières. On en vient donc forcément à conclure qu'elles sont toutes placées sous la dépendance d'un état plus général, dont elles sont tout au plus des reflets plus ou moins fidèles. C'est lui qui fait qu'elles sont plus ou moins productives de suicides et qui, par conséquent, est la vraie cause déterminante de ces derniers. C'est donc cet état qu'il nous faut atteindre, sans nous attarder aux contre-coups éloignés qu'il peut avoir dans les consciences particulières.
Tableau XVII
France[128].
Part de chaque catégorie de motifs sur 100 suicides annuels de chaque sexe.
/* +————————————————+————————-+————————-+ | | HOMMES. | FEMMES. | | +————————-+————————-+ | |1856-60.|1874-78.|1856-60.|1874-78.| +————————————————+————————-+————————-+ |Misère et revers de | | | | | |fortune. | 13,30 | 11,79 | 5,38 | 5,77 | +————————————————+————————-+————————-+ |Chagrin de famille. | 11,68 | 12,53 | 12,79 | 16,00 | +————————————————+————————-+————————-+ |Amour, jalousie, débauche, | | | | | |inconduite. | 15,48 | 16,98 | 13,16 | 12,20 | +————————————————+————————-+————————-+ |Chagrins divers. | 11,68 | 12,53 | 12,79 | 16,00 | +————————————————+————————-+————————-+ |Maladies mentales. | 25,67 | 27,09 | 45,75 | 41,81 | +————————————————+————————-+————————-+ |Remords, crainte de | | | | | |condamnation à la | | | | | |suite de crime. | 0,84 | —- | 0,19 | —- | +————————————————+————————-+————————-+ |Autres causes et causes | | | | | |inconnues. | 9,33 | 8,18 | 5,51 | 4 | +————————————————+————————-+————————-+ |TOTAL | 100,00 | 100,00 | 100,00 | 100,00 | +————————————————+————————-+————————-+ | | SAXE[129]. | | +————————-+————————-+ | | HOMMES. | FEMMES. | | +————————-+————————-+ | |1854-78.| 1880. |1854-78.| 1880. | +————————————————+————————-+————————-+ |Douleurs physiques. | 5,64 | 5,86 | 7,43 | 7,98 | +————————————————+————————-+————————-+ |Chagrins domestiques. | 2,39 | 3,30 | 3,18 | 1,72 | +————————————————+————————-+————————-+ |Revers de fortune et | | | | | |misère. | 9,52 | 11,28 | 2,80 | 4,42 | +————————————————+————————-+————————-+ |Débauche, jeu. | 11,15 | 10,74 | 1,59 | 0,44 | +————————————————+————————-+————————-+ |Remords, crainte de | | | | | |poursuites, etc. | 10,41 | 8,51 | 10,44 | 6,21 | +————————————————+————————-+————————-+ |Amour malheureux. | 1,79 | 1,50 | 3,74 | 6,20 | +————————————————+————————-+————————-+ |Troubles mentaux, folie | | | | | |religieuse. | 27,94 | 30,27 | 50,64 | 54,43 | +————————————————+————————-+————————-+ |Colère. | 2,00 | 3,29 | 3,04 | 3,09 | +————————————————+————————-+————————-+ |Dégoût de la vie. | 9,58 | 6,67 | 5,37 | 5,76 | +————————————————+————————-+————————-+ |Causes inconnues. | 19,58 | 18,58 | 11,77 | 9,75 | +————————————————+————————-+————————-+ |TOTAL | 100,00 | 100,00 | 100,00 | 100,00 | +————————————————+————————-+————————-+ */
Un autre fait, que nous empruntons à Legoyt[130], montre mieux encore à quoi se réduit l'action causale de ces différents mobiles. Il n'est pas de professions plus différentes l'une de l'autre que l'agriculture et les fonctions libérales. La vie d'un artiste, d'un savant, d'un avocat, d'un officier, d'un magistrat ne ressemble en rien à celle d'un agriculteur. On peut donc regarder comme certain que les causes sociales du suicide ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les autres. Or, non seulement c'est aux mêmes raisons que sont attribués les suicides de ces deux catégories de sujets, mais encore l'importance respective de ces différentes raisons serait presque rigoureusement la même dans l'une et dans l'autre. Voici, en effet, quels ont été en France, pendant les années 1874-78, les rapports centésimaux des principaux mobiles de suicide dans ces deux professions:
/* +—————————————————————-+——————+—————-+ | |AGRICULTURE.|PROFESSIONS| | | |libérales. | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Perte d'emploi, revers de fortune, misère.| 8,15 | 8,87 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Chagrins de famille. | 14,45 | 13,14 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Amour contrarié et jalousie. | 1,48 | 2,01 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Ivresse et ivrognerie. | 13,23 | 6,41 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Suicides d'auteurs de crimes ou délits. | 4,09 | 4,73 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Souffrances physiques. | 15,91 | 19,89 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Maladies mentales. | 35,80 | 34,04 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Dégoût de la vie, contrariétés diverses. | 2,93 | 4,94 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Causes inconnues. | 3,96 | 597 | +—————————————————————-+——————+—————-+ | | 100,00 | 100,00 | +—————————————————————-+——————+—————-+ */
Sauf pour l'ivresse et l'ivrognerie, les chiffres, surtout ceux qui ont le plus d'importance numérique, diffèrent bien peu d'une colonne à l'autre. Ainsi, à s'en tenir à la seule considération des mobiles, on pourrait croire que les causes suicidogènes sont, non sans doute de même intensité, mais de même nature dans les deux cas. Et pourtant, en réalité, ce sont des forces très différentes qui poussent au suicide le laboureur et le raffiné des villes. C'est donc que ces raisons que l'on donne au suicide ou que le suicidé se donne à lui-même pour s'expliquer son acte, n'en sont, le plus généralement, que les causes apparentes. Non seulement elles ne sont que les répercussions individuelles d'un état général, mais elles l'expriment très infidèlement, puisqu'elles sont les mêmes alors qu'il est tout autre. Elles marquent, peut-on dire, les points faibles de l'individu, ceux par où le courant, qui vient du dehors l'inciter à se détruire, s'insinue le plus facilement en lui. Mais elles ne font pas partie de ce courant lui-même et ne peuvent, par conséquent, nous aider à le comprendre.
Nous voyons donc sans regret certains pays comme l'Angleterre et l'Autriche renoncer à recueillir ces prétendues causes de suicide. C'est d'un tout autre côté que doivent se porter les efforts de la statistique. Au lieu de chercher à résoudre ces insolubles problèmes de casuistique morale, qu'elle s'attache à noter avec plus de soin les concomitants sociaux du suicide. En tout cas, pour nous, nous nous faisons une règle de ne pas faire intervenir dans nos recherches des renseignements aussi douteux que faiblement instructifs; en fait, les suicidographes n'ont jamais réussi à en tirer aucune loi intéressante. Nous n'y recourrons donc qu'accidentellement, quand ils nous paraîtront avoir une signification spéciale et présenter des garanties particulières. Sans nous préoccuper de savoir sous quelles formes peuvent se traduire chez les sujets particuliers les causes productrices du suicide, nous allons directement, tâcher de déterminer ces dernières. Pour cela, laissant de côté, pour ainsi dire, l'individu en tant qu'individu, ses mobiles et ses idées, nous nous demanderons immédiatement quels sont les états des différents milieux sociaux (confessions religieuses, famille, société politique, groupes professionnels, etc.), en fonction desquels varie le suicide. C'est seulement ensuite que, revenant aux individus, nous chercherons comment ces causes générales s'individualisent pour produire les effets homicides qu'elles impliquent.