I.

On a dit quelquefois que le suicide était inconnu des sociétés inférieures. En ces termes, l'assertion est inexacte. Il est vrai que le suicide égoïste, tel que nous venons de le constituer, ne paraît pas y être fréquent. Mais il en est un autre qui s'y trouve à l'état endémique.

Bartholin, dans son livre De causis contemptae mortis a Danis, rapporte que les guerriers danois regardaient comme une honte de mourir dans leur lit, de vieillesse ou de maladie, et se suicidaient pour échapper à cette ignominie. Les Goths croyaient de même que ceux qui meurent de mort naturelle sont destinés à croupir éternellement dans des antres remplis d'animaux venimeux. Sur les limites des terres des Wisigoths, il y avait un rocher élevé, dit La Roche des Aïeux, du haut duquel les vieillards se précipitaient quand ils étaient las de la vie. On retrouve la même coutume chez les Thraces, les Hérules, etc. Silvius Italicus dit des Celtes Espagnols: «C'est une nation prodigue de son sang et très portée à hâter la mort. Dès que le Celte a franchi les années de la force florissante, il supporte impatiemment le cours du temps et dédaigne de connaître la vieillesse; le terme de son destin est dans sa main». Aussi assignaient-ils un séjour de délices à ceux qui se donnaient la mort et un souterrain affreux à ceux qui mouraient de maladie ou de décrépitude. Le même usage s'est longtemps maintenu dans l'Inde. Peut-être cette complaisance pour le suicide n'était-elle pas dans les Védas, mais elle était certainement très ancienne. À propos du suicide du brahmane Calanus, Plutarque dit: «Il se sacrifia lui-même ainsi que le portait la coutume des sages du pays[206]»; et Quinte-Curce: «Il existe parmi eux une espèce d'hommes sauvages et grossiers auxquels on donne le nom de sages. À leurs yeux, c'est une gloire de prévenir le jour de la mort, et ils se font brûler vivants dès que la longueur de l'âge ou de la maladie commence à les tourmenter. La mort, quand on l'attend, est, selon eux, le déshonneur de la vie; aussi ne rendent-ils aucun honneur aux corps qu'a détruits la vieillesse. Le feu serait souillé s'il ne recevait l'homme respirant encore[207]». Des faits semblables sont signalés à Fidji[208], aux Nouvelles-Hébrides, à Manga, etc.[209]. À Céos, les hommes qui avaient dépassé un certain âge se réunissaient en un festin solennel où, la tête couronnée de fleurs, ils buvaient joyeusement la ciguë[210]. Mêmes pratiques chez les Troglodytes[211] et chez les Sères, renommés pourtant pour leur moralité[212].

En dehors des vieillards, on sait que, chez ces mêmes peuples, les veuves sont souvent tenues de se tuer à la mort de leurs maris. Cette pratique barbare est tellement invétérée dans les mœurs indoues qu'elle persiste malgré les efforts des Anglais. En 1817, 706 veuves se suicidèrent dans la seule province de Bengale et, en 1821, on en compta 2.366 dans l'Inde entière. Ailleurs, quand un prince ou un chef meurt, ses serviteurs sont obligés de ne pas lui survivre. C'était le cas en Gaule. Les funérailles des chefs, dit Henri Martin, étaient de sanglantes hécatombes, on y brûlait solennellement leurs habits, leurs armes, leurs chevaux, leurs esclaves favoris, auxquels se joignaient les dévoués qui n'étaient pas morts au dernier combat[213]. Jamais un dévoué ne devait survivre à son chef. Chez les Achantis, à la mort du roi, c'est une obligation pour ses officiers de mourir[214]. Des observateurs ont rencontré le même usage à Hawaï[215].

Le suicide est donc certainement très fréquent chez les peuples primitifs. Mais il y présente des caractères très particuliers. Tous les faits qui viennent d'être rapportés rentrent, en effet, dans l'une des trois catégories suivantes:

1° Suicides d'hommes arrivés au seuil de la vieillesse ou atteints de maladie.

2° Suicides de femmes à la mort de leur mari.

3° Suicides de clients ou de serviteurs à la mort de leurs chefs.

Or, dans tous ces cas, si l'homme se tue, ce n'est pas parce qu'il s'en arroge le droit, mais, ce qui est bien différent, parce qu'il en a le devoir. S'il manque à cette obligation, il est puni par le déshonneur et aussi, le plus souvent, par des châtiments religieux. Sans doute, quand on nous parle de vieillards qui se donnent la mort, nous sommes, au premier abord, portés à croire que la cause en est dans la lassitude ou dans les souffrances ordinaires à cet âge. Mais si, vraiment, ces suicides n'avaient pas d'autre origine, si l'individu se tuait uniquement pour se débarrasser d'une vie insupportable, il ne serait pas tenu de le faire; on n'est jamais obligé de jouir d'un privilège. Or, nous avons vu que, s'il persiste à vivre, l'estime publique se retire de lui: ici, les honneurs ordinaires des funérailles lui sont refusés, là, une vie affreuse est censée l'attendre au delà du tombeau. La société pèse donc sur lui pour l'amener à se détruire. Sans doute, elle intervient aussi dans le suicide égoïste; mais son intervention ne se fait pas de la même manière dans les deux cas. Dans l'un, elle se contente de tenir à l'homme un langage qui le détache de l'existence; dans l'autre, elle lui prescrit formellement d'en sortir. Là, elle suggère ou conseille tout au plus; ici, elle oblige et c'est par elle que sont déterminées les conditions et les circonstances qui rendent exigible cette obligation.

Aussi, est-ce en vue de fins sociales qu'elle impose ce sacrifice. Si le client ne doit pas survivre à son chef ou le serviteur à son prince, c'est que la constitution de la société implique entre les dévoués et leur patron, entre les officiers et le roi une dépendance tellement étroite qu'elle exclut toute idée de séparation. Il faut que la destinée de l'un soit celle des autres. Les sujets doivent suivre leur maître partout où il va, même au delà du tombeau, aussi bien que ses vêtements et que ses armes; si l'on pouvait concevoir qu'il en fût autrement, la subordination sociale ne serait pas tout ce qu'elle doit être[216]. Il en est de même de la femme par rapport au mari. Quant aux vieillards, s'ils sont obligés de ne pas attendre la mort, c'est vraisemblablement, au moins dans un très grand nombre de cas, pour des raisons religieuses. En effet, c'est dans le chef de la famille qu'est censé résider l'esprit qui la protège. D'autre part, il est admis qu'un Dieu qui habite un corps étranger participe à la vie de ce dernier, passe par les mêmes phases de santé et de maladie et vieillit en même temps. L'âge ne peut donc diminuer les forces de l'un sans que l'autre soit affaibli du même coup, sans que le groupe, par suite, soit menacé dans son existence puisqu'il ne serait plus protégé que par une divinité sans vigueur. Voilà pourquoi, dans l'intérêt commun, le père est tenu de ne pas attendre l'extrême limite de la vie pour transmettre à ses successeurs le dépôt précieux dont il a la garde[217].

Cette description suffit à déterminer de quoi dépendent ces suicides. Pour que la société puisse ainsi contraindre certains de ses membres à se tuer, il faut que la personnalité individuelle compte alors pour bien peu de chose. Car, dès qu'elle commence à se constituer, le droit de vivre est le premier qui lui soit reconnu; du moins, il n'est suspendu que dans des circonstances très exceptionnelles, comme la guerre. Mais cette faible individuation ne peut elle-même avoir qu'une seule cause. Pour que l'individu tienne si peu de place dans la vie collective, il faut qu'il soit presque totalement absorbé dans le groupe et, par conséquent, que celui-ci soit très fortement intégré. Pour que les parties aient aussi peu d'existence propre, il faut que le tout forme une masse compacte et continue. Et en effet, nous avons montré ailleurs que cette cohésion massive est bien celle des sociétés où s'observent les pratiques précédentes[218]. Comme elles ne comprennent qu'un petit nombre d'éléments, tout le monde y vit de la même vie; tout est commun à tous, idées, sentiments, occupations. En même temps, toujours parce que le groupe est petit, il est proche de chacun et peut ainsi ne perdre personne de vue; il en résulte que la surveillance collective est de tous les instants, qu'elle s'étend à tout et prévient plus facilement les divergences. Les moyens manquent donc à l'individu pour se faire un milieu spécial, à l'abri duquel il puisse développer sa nature et se faire une physionomie qui ne soit qu'à lui. Indistinct de ses compagnons, pour ainsi dire, il n'est qu'une partie aliquot du tout, sans valeur par lui-même. Sa personne a si peu de prix que les attentats dirigés contre elle par les particuliers ne sont l'objet que d'une répression relativement indulgente. Il est dès lors naturel qu'il soit encore moins protégé contre les exigences collectives et que la société, pour la moindre raison, n'hésite pas à lui demander de mettre fin à une vie qu'elle estime pour si peu de chose.

Nous sommes donc en présence d'un type de suicide qui se distingue du précédent par des caractères tranchés. Tandis que celui-ci est dû à un excès d'individuation, celui-là a pour cause une individuation trop rudimentaire. L'un vient de ce que la société, désagrégée sur certains points ou même dans son ensemble, laisse l'individu lui échapper; l'autre, de ce qu'elle le tient trop étroitement sous sa dépendance. Puisque nous avons appelé égoïsme l'état où se trouve le moi quand il vit de sa vie personnelle et n'obéit qu'à lui-même, le mot d'altruisme exprime assez bien l'état contraire, celui où le moi ne s'appartient pas, où il se confond avec autre chose que lui-même, où le pôle de sa conduite est situé en dehors de lui, à savoir dans un des groupes dont il fait partie. C'est pourquoi nous appellerons suicide altruiste celui qui résulte d'un altruisme intense. Mais puisqu'il présente en outre ce caractère qu'il est accompli comme un devoir, il importe que la terminologie adoptée exprime cette particularité. Nous donnerons donc le nom de suicide altruiste obligatoire au type ainsi constitué.

La réunion de ces deux adjectifs est nécessaire pour le définir; car tout suicide altruiste n'est pas nécessairement obligatoire. Il en est qui ne sont pas aussi expressément imposés par la société, mais qui ont un caractère plus facultatif. Autrement dit, le suicide altruiste est une espèce qui comprend plusieurs variétés. Nous venons d'en déterminer une; voyons les autres.

Dans ces mêmes sociétés dont nous venons de parler ou dans d'autres du même genre, on observe fréquemment des suicides dont le mobile immédiat et apparent est des plus futiles. Tite-Live, César, Valère-Maxime nous parlent, non sans un étonnement mêlé d'admiration, de la tranquillité avec laquelle les barbares de la Gaule et de la Germanie se donnaient la mort[219]. Il y avait des Celtes qui s'engageaient à se laisser tuer pour du vin ou de l'argent[220]. D'autres affectaient de ne se retirer ni devant les flammes de l'incendie ni devant les flots de la mer[221]. Les voyageurs modernes ont observé des pratiques semblables dans une multitude de sociétés inférieures. En Polynésie, une légère offense suffit très souvent à déterminer un homme au suicide[222]. Il en est de même chez les Indiens de l'Amérique du Nord; c'est assez d'une querelle conjugale ou d'un mouvement de jalousie pour qu'un homme ou une femme se tuent[223]. Chez les Dacotahs, chez les Creeks, le moindre désappointement entraîne souvent aux résolutions désespérées[224]. On connaît la facilité avec laquelle les Japonais s'ouvrent le ventre pour la raison la plus insignifiante. On rapporte même qu'il s'y pratique une sorte de duel étrange où les adversaires luttent, non d'habileté à s'atteindre mutuellement, mais de dextérité à s'ouvrir le ventre de leurs propres mains[225]. On signale des faits analogues en Chine, en Cochinchine, au Thibet et dans le royaume de Siam.

Dans tous ces cas, l'homme se tue sans être expressément tenu de se tuer. Cependant, ces suicides ne sont pas d'une autre nature que le suicide obligatoire. Si l'opinion ne les impose pas formellement, elle ne laisse pas de leur être favorable. Comme c'est alors une vertu, et même la vertu par excellence, que de ne pas tenir à l'existence, on loue celui qui y renonce à la moindre sollicitation des circonstances ou même par simple bravade. Une prime sociale est ainsi attachée au suicide qui est par cela même encouragé, et le refus de cette récompense a, quoiqu'à un moindre degré, les mêmes effets qu'un châtiment proprement dit. Ce qu'on fait dans un cas pour échapper à une flétrissure, on le fait dans l'autre pour conquérir plus d'estime. Quand on est habitué dès l'enfance à ne pas faire cas de la vie et à mépriser ceux qui y tiennent avec excès, il est inévitable qu'on s'en défasse pour le plus léger prétexte. On se décide sans peine à un sacrifice qui coûte si peu. Ces pratiques se rattachent donc, tout comme le suicide obligatoire, à ce qu'il y a de plus fondamental dans la morale des sociétés inférieures. Parce qu'elles ne peuvent se maintenir que si l'individu n'a pas d'intérêts propres, il faut qu'il soit dressé au renoncement et à une abnégation sans partage; de là viennent ces suicides, en partie spontanés. Tout comme ceux que la société prescrit plus explicitement, ils sont dus à cet état d'impersonnalité ou, comme nous avons dit, d'altruisme, qui peut être regardé comme la caractéristique morale du primitif. C'est pourquoi nous leur donnerons également le nom d'altruistes, et si, pour mieux mettre en relief ce qu'ils ont de spécial, on doit ajouter qu'ils sont facultatifs, il faut simplement entendre par ce mot qu'ils sont moins expressément exigés par la société que quand ils sont strictement obligatoires. Ces deux variétés sont même si étroitement parentes qu'il est impossible de marquer le point où l'une commence et où l'autre finit.

Il est, enfin, d'autres cas où l'altruisme entraîne au suicide plus directement et avec plus de violence. Dans les exemples qui précèdent, il ne déterminait l'homme à se tuer qu'avec le concours des circonstances. Il fallait que la mort fût imposée par la société comme un devoir ou que quelque point d'honneur fût en jeu ou, tout au moins, que quelque événement désagréable eût achevé de déprécier l'existence aux yeux de la victime. Mais il arrive même que l'individu se sacrifie uniquement pour la joie du sacrifice, parce que le renoncement, en soi et sans raison particulière, est considéré comme louable.

L'Inde est la terre classique de ces sortes de suicides. Déjà sous l'influence du brahmanisme, l'Hindou se tuait facilement. Les lois de Manou ne recommandent, il est vrai, le suicide que sous certaines réserves. Il faut que l'homme soit déjà arrivé à un certain âge, qu'il ait laissé au moins un fils. Mais, ces conditions remplies, il n'a que faire de la vie. «Le Brahmane, qui s'est dégagé de son corps par l'une des pratiques mises en usage par les grands saints, exempt de chagrin et de crainte, est admis avec honneur dans le séjour de Brahma[226]». Quoiqu'on ait souvent accusé le bouddhisme d'avoir poussé ce principe jusqu'à ses plus extrêmes conséquences et érigé le suicide en pratique religieuse, en réalité, il l'a plutôt condamné. Sans doute, il enseignait que le suprême désirable était de s'anéantir dans le Nirvana; mais cette suspension de l'être peut et doit être obtenue dès cette vie et il n'est pas besoin de manœuvres violentes pour la réaliser. Toutefois, l'idée que l'homme doit fuir l'existence est si bien dans l'esprit de la doctrine et si conforme aux aspirations de l'esprit hindou, qu'on la retrouve sous des formes différentes dans les principales sectes qui sont nées du bouddhisme ou se sont constituées en même temps que lui. C'est le cas du jaïnisme. Quoiqu'un des livres canons de la religion jaïniste réprouve le suicide, lui reprochant d'accroître la vie, des inscriptions recueillies dans un très grand nombre de sanctuaires démontrent que, surtout chez les Jaïnas du Sud, le suicide religieux a été d'une pratique très fréquente[227]. Le fidèle se laissait mourir de faim[228]. Dans l'Hindouisme, l'usage de chercher la mort dans les eaux du Gange ou d'autres rivières sacrées était très répandu. Les inscriptions nous montrent des rois et des ministres qui se préparent à finir ainsi leurs jours[229], et on assure qu'au commencement du siècle ces superstitions n'avaient pas complètement disparu[230]. Chez les Bhils, il y avait un rocher du haut duquel on se précipitait par piété, afin de se dévouer à Siva[231]; en 1822, un officier a encore assisté à l'un de ces sacrifices. Quant à l'histoire de ces fanatiques qui se font écraser en foule sous les roues de l'idole de Jaggarnat, elle est devenue classique[232]. Charlevoix avait déjà observé des rites du même genre au Japon: «Rien n'est plus commun, dit-il, que de voir, le long des côtes de la mer, des barques remplies de ces fanatiques qui se précipitent dans l'eau chargés de pierres, ou qui percent leurs barques et se laissent submerger peu à peu en chantant les louanges de leurs idoles. Un grand nombre de spectateurs les suivent des yeux et exaltent jusqu'au ciel leur valeur et leur demandent, avant qu'ils disparaissent, leur bénédiction. Les sectateurs d'Amida se font enfermer et murer dans des cavernes où ils ont à peine assez d'espace pour y demeurer assis et où ils ne peuvent respirer que par un soupirail. Là, ils se laissent tranquillement mourir de faim. D'autres montent au sommet de rochers très élevés, au-dessus desquels il y a des mines de soufre d'où il sort de temps en temps des flammes. Ils ne cessent d'invoquer leurs dieux; ils les prient d'accepter le sacrifice de leur vie et ils demandent qu'il s'élève quelques-unes de ces flammes. Dès qu'il en paraît une, ils la regardent comme un indice du consentement des dieux et ils se jettent la tête la première au fond des abîmes… La mémoire de ces prétendus martyrs est en grande vénération[233]».

Il n'est pas de suicides dont le caractère altruiste soit plus marqué. Dans tous ces cas, en effet, nous voyons l'individu aspirer à se dépouiller de son être personnel pour s'abîmer dans cette autre chose qu'il regarde comme sa véritable essence. Peu importe le nom dont il la nomme, c'est en elle et en elle seulement qu'il croit exister, et c'est pour être qu'il tend si énergiquement à se confondre avec elle. C'est donc qu'il se considère comme n'ayant pas d'existence propre. L'impersonnalité est ici portée à son maximum; l'altruisme est à l'état aigu. Mais, dira-t-on, ces suicides ne viennent-ils pas simplement de ce que l'homme trouve la vie triste? Il est clair que, quand on se tue avec cette spontanéité, on ne tient pas beaucoup à l'existence dont on se fait, par conséquent, une représentation plus ou moins mélancolique. Mais, à cet égard, tous les suicides se ressemblent. Ce serait pourtant une grave erreur que de ne faire entre eux aucune distinction; car cette représentation n'a pas toujours la même cause et, par conséquent, malgré les apparences, n'est pas la même dans les différents cas. Tandis que l'égoïste est triste parce qu'il ne voit rien de réel au monde que l'individu, la tristesse de l'altruiste intempérant vient, au contraire, de ce que l'individu lui semble destitué de toute réalité. L'un est détaché de la vie parce que, n'apercevant aucun but auquel il puisse se prendre, il se sent inutile et sans raison d'être, l'autre, parce qu'il a un but, mais situé en dehors de cette vie, qui lui apparaît dès lors comme un obstacle. Aussi la différence des causes se retrouve-t-elle dans les effets et la mélancolie de l'un est-elle d'une tout autre nature que celle de l'autre. Celle du premier est faite d'un sentiment de lassitude incurable et de morne abattement, elle exprime un affaissement complet de l'activité qui, ne pouvant s'employer utilement, s'effondre sur elle-même. Celle du second, au contraire, est faite d'espoir; car elle tient justement à ce que, au delà de cette vie, de plus belles perspectives sont entrevues. Elle implique même l'enthousiasme et les élans d'une foi impatiente de se satisfaire et qui s'affirme par des actes d'une grande énergie.

Du reste, à elle seule, la manière plus ou moins sombre dont un peuple conçoit l'existence ne suffit pas à expliquer l'intensité, de son penchant au suicide. Le chrétien ne se représente pas son séjour sur cette terre sous un aspect plus riant que le sectateur de Jina. Il n'y voit qu'un temps d'épreuves douloureuses; lui aussi juge que sa vraie patrie n'est pas de ce monde, et pourtant on sait quelle aversion le christianisme professe et inspire pour le suicide. C'est que les sociétés chrétiennes font à l'individu une bien plus grande place que les sociétés antérieures. Elles lui assignent des devoirs personnels à remplir auxquels il lui est interdit de se dérober; c'est seulement d'après la manière dont il s'est acquitté du rôle qui lui incombe ici-bas qu'il est admis ou non aux joies de l'au-delà, et ces joies elles-mêmes sont personnelles comme les œuvres qui y donnent droit. Ainsi, l'individualisme modéré qui est dans l'esprit du christianisme l'a empêché de favoriser le suicide, en dépit de ses théories sur l'homme et sur sa destinée.

Les systèmes métaphysiques et religieux qui servent comme de cadre logique à ces pratiques morales achèvent de prouver que telle en est bien l'origine et la signification. Depuis longtemps en effet, on a remarqué qu'elles coexistent généralement avec des croyances panthéistes. Sans doute le jaïnisme, comme le bouddhisme, est athée; mais le panthéisme n'est pas nécessairement théiste. Ce qui le caractérise essentiellement, c'est cette idée que ce qu'il y a de réel dans l'individu est étranger à sa nature, que l'âme qui l'anime n'est pas son âme et que, par conséquent, il n'a pas d'existence personnelle. Or, ce dogme est à la base des doctrines hindoues; on le trouve déjà dans le brahmanisme. Inversement, là où le principe des êtres ne se confond pas avec eux, mais est conçu lui-même sous une forme individuelle, c'est-à-dire chez les peuples monothéistes comme les juifs, les chrétiens, les mahométans, ou polythéistes comme les Grecs et les Latins, cette forme du suicide est exceptionnelle. Jamais on ne l'y rencontre à l'état de pratique rituelle. C'est donc qu'entre elle et le panthéisme il y a vraisemblablement un rapport. Quel est-il?

On ne peut admettre que ce soit le panthéisme qui ait produit le suicide. Ce ne sont pas des idées abstraites qui conduisent les hommes et on ne saurait expliquer le développement de l'histoire par le jeu de purs concepts métaphysiques. Chez les peuples comme chez les individus, les représentations ont avant tout pour fonction d'exprimer une réalité qu'elles ne font pas; elles en viennent au contraire, et si elles peuvent servir ensuite à la modifier, ce n'est jamais que dans une mesure restreinte. Les conceptions religieuses sont des produits du milieu social bien loin qu'elles le produisent, et si, une fois formées, elles réagissent sur les causes qui les ont engendrées, cette réaction ne saurait être très profonde. Si donc ce qui constitue le panthéisme, c'est une négation plus ou moins radicale de toute individualité, une telle religion ne peut se former qu'au sein d'une société où, en fait, l'individu compte pour rien, c'est-à-dire est presque totalement perdu dans le groupe. Car les hommes ne peuvent se représenter le monde qu'à l'image du petit monde social où ils vivent. Le panthéisme religieux n'est donc qu'une conséquence et comme un reflet de l'organisation panthéistique de la société. Par conséquent, c'est aussi dans cette dernière que se trouve la cause de ce suicide particulier qui se présente partout en connexion avec le panthéisme.

Voilà donc constitué un second type de suicide qui comprend lui-même trois variétés: le suicide altruiste obligatoire, le suicide altruiste facultatif, le suicide altruiste aigu dont le suicide mystique est le parfait modèle. Sous ces différentes formes, il contraste de la manière la plus frappante avec le suicide égoïste. L'un est lié à cette rude morale qui estime pour rien ce qui n'intéresse que l'individu; l'autre est solidaire de cette éthique raffinée qui met si haut la personnalité humaine qu'elle ne peut plus se subordonner à rien. Il y a donc entre eux toute la distance qui sépare les peuples primitifs des nations les plus cultivées.

Cependant, si les sociétés inférieures sont, par excellence, le terrain du suicide altruiste, il se rencontre aussi dans des civilisations plus récentes. On peut notamment classer sous cette rubrique la mort d'un certain nombre de martyrs chrétiens. Ce sont, en effet, des suicidés que tous ces néophytes qui, s'ils ne se tuaient pas eux-mêmes, se faisaient volontairement tuer. S'ils ne se donnaient pas eux-mêmes la mort, ils la cherchaient de toute leur force et se conduisaient de manière à la rendre inévitable. Or, pour qu'il y ait suicide, il suffit que l'acte, d'où la mort doit nécessairement résulter, ait été accompli par la victime en connaissance de cause. D'autre part, la passion enthousiaste avec laquelle les fidèles de la nouvelle religion allaient au devant du dernier supplice montre que, à ce moment, ils avaient complètement aliéné leur personnalité au profit de l'idée dont ils s'étaient faits les serviteurs. Il est probable que les épidémies de suicide qui, à plusieurs reprises, désolèrent les monastères pendant le moyen âge et qui paraissent avoir été déterminées par des excès de ferveur religieuse, étaient de même nature[234].

Dans nos sociétés contemporaines, comme la personnalité individuelle est de plus en plus affranchie de la personnalité collective, de pareils suicides ne sauraient être très répandus. On peut bien dire, sans doute, soit des soldats qui préfèrent la mort à l'humiliation de la défaite, comme le commandant Beaurepaire et l'amiral Villeneuve, soit des malheureux qui se tuent pour éviter une honte à leur famille, qu'ils cèdent à des mobiles altruistes. Car si les uns et les autres renoncent à la vie, c'est qu'il y a quelque chose qu'ils aiment mieux qu'eux-mêmes. Mais ce sont des cas isolés qui ne se produisent qu'exceptionnellement[235]. Cependant, aujourd'hui encore, il existe parmi nous un milieu spécial où le suicide altruiste est à l'état chronique: c'est l'armée.

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