II.

C'est un fait général dans tous les pays d'Europe que l'aptitude des militaires au suicide est très supérieure à celle de la population civile du même âge. La différence en plus varie entre 25 et 900 % (V. tableau XXIII).

TABLEAU XXIII

Comparaison des suicides militaires et des suicides civils dans les principaux pays d'Europe.

/* +——————————+——————————————-+————————-+ | | | COEFFICIENT | | | SUICIDES POUR | d'aggravation | | | | des soldats | +——————————+——————————————-+ par rapport | | |1 million | 1 million de | aux civils | | |de soldats|civils du même âge| | +——————————+—————+—————————+————————-+ |Autriche (1876-90) | 1.253 | 122 | 10 | +——————————+—————+—————————+————————-+ |États-Unis (1870-84)| 680 | 80 | 8,5 | +——————————+—————+—————————+————————-+ |Italie (1876-90) | 407 | 77 | 5,2 | +——————————+—————+—————————+————————-+ |Angleterre (1876-90)| 209 | 79 | 2,6 | +——————————+—————+—————————+————————-+ |Wurtemberg (1846-58)| 320 | 170 | 1,92 | +——————————+—————+—————————+————————-+ |Saxe (1847-58) | 640 | 369 | 1,77 | +——————————+—————+—————————+————————-+ |Prusse (1876-90) | 607 | 394 | 1,50 | +——————————+—————+—————————+————————-+ |France (1876-90) | 333 | 265 | 1,25 | +——————————+—————+—————————+————————-+ */

Le Danemark est le seul pays où le contingent des deux populations est sensiblement le même, 388 pour un million de civils et 382 pour un million de soldats pendant les années 1845-56. Encore les suicides d'officiers ne sont-ils pas compris dans ce chiffre[236].

Ce fait surprend d'autant plus au premier abord que bien des causes sembleraient devoir préserver l'armée du suicide. D'abord, les individus qui la composent représentent, au point de vue physique, la fleur du pays. Triés avec soin, ils n'ont pas de tares organiques qui soient graves[237]. De plus, l'esprit de corps, la vie en commun devrait avoir ici l'influence prophylactique qu'elle exerce ailleurs. D'où vient donc une aussi considérable aggravation?

Les simples soldats n'étant jamais mariés, on a incriminé le célibat. Mais d'abord, le célibat ne devrait pas avoir à l'armée d'aussi funestes conséquences que dans la vie civile; car, comme nous venons de le dire, le soldat n'est pas un isolé. Il est membre d'une société très fortement constituée et qui est de nature à remplacer en partie la famille. Mais quoiqu'il en soit de cette hypothèse, il y a un moyen d'isoler ce facteur. Il suffit de comparer les suicides des soldats à ceux des célibataires du même âge; le tableau XXI, dont on voit de nouveau l'importance, nous permet cette comparaison. Pendant les années 1888-91, on a compté, en France, 380 suicides pour un million de l'effectif; au même moment, les garçons de 20 à 25 ans n'en donnaient que 237. Pour 100 suicides de célibataires civils, il y avait donc 160 suicides militaires; ce qui fait un coefficient d'aggravation, égal à 1,6, tout à fait indépendant du célibat.

Si l'on compte à part les suicides de sous-officiers, ce coefficient est encore plus élevé. Pendant la période 1867-74, un million de sous-officiers donnait une moyenne annuelle de 993 suicides. D'après un recensement fait en 1866, ils avaient un âge moyen d'un peu plus de 31 ans. Nous ignorons, il est vrai, à quel chiffre montaient alors les suicides célibataires de 30 ans; les tableaux que nous avons dressés se rapportent à une époque beaucoup plus récente (1889-91) et ce sont les seuls qui existent: mais en prenant pour points de repère les chiffres qu'ils nous donnent, l'erreur que nous commettrons ne pourra avoir d'autre effet que d'abaisser le coefficient d'aggravation des sous-officiers au-dessous de ce qu'il était véritablement. En effet, le nombre des suicides ayant presque doublé de l'une de ces périodes à l'autre, le taux des célibataires de l'âge considéré a certainement augmenté. Par conséquent, en comparant les suicides des sous-officiers de 1867-74 à ceux des garçons de 1889-91, nous pourrons bien atténuer, mais non pas empirer la mauvaise influence de la profession militaire. Si donc, malgré cette erreur, nous trouvons néanmoins un coefficient d'aggravation, nous pourrons être assurés non seulement qu'il est réel, mais qu'il est sensiblement plus important qu'il n'apparaîtra d'après le calcul. Or, en 1889-91, un million de célibataires de 31 ans donnait un chiffre de suicides compris entre 394 et 627, soit environ 510. Ce nombre est à 993 comme 100 est à 194; ce qui implique un coefficient d'aggravation de 1,94 que l'on peut presque porter à 4 sans craindre de dépasser la réalité[238].

Enfin, le corps des officiers a donné en moyenne, de 1862 à 1878, 430 suicides par million de sujets. Leur âge moyen, qui n'a pas dû varier beaucoup, était en 1866 de 37 ans 9 mois. Comme beaucoup d'entre eux sont mariés, ce n'est pas aux célibataires de cet âge qu'il faut les comparer, mais à l'ensemble de la population masculine, garçons et époux réunis. Or, à 37 ans, en 1863-68, un million d'hommes de tout état civil ne donnait qu'un peu plus de 200 suicides. Ce nombre est à 430, comme 100 est à 215, ce qui fait un coefficient d'aggravation de 2,15 qui ne dépend en rien du mariage ni de la vie de famille.

Ce coefficient qui, suivant les différents degrés de la hiérarchie, varie de 1,6 à près de 4, ne peut évidemment s'expliquer que par des causes propres à l'état militaire. Il est vrai que nous n'en avons directement établi l'existence que pour la France; pour les autres pays, les données nécessaires pour isoler l'influence du célibat nous font défaut. Mais, comme l'armée française se trouve justement être la moins éprouvée par le suicide qui soit en Europe, à l'exception du seul Danemark, on peut être certain que le résultat précédent est général et même qu'il doit être encore plus marqué dans les autres États européens. À quelle cause l'attribuer?

On a songé à l'alcoolisme qui, dit-on, sévit avec plus de violence dans l'armée que dans la population civile. Mais d'abord, si, comme nous l'avons montré, l'alcoolisme n'a pas d'influence définie sur le taux des suicides en général, il ne saurait en avoir davantage sur le taux des suicides militaires en particulier. Ensuite, les quelques années que dure le service, trois ans en France et deux ans et demi en Prusse, ne sauraient suffire à faire un assez grand nombre d'alcooliques invétérés pour que l'énorme contingent que l'armée fournit au suicide put s'expliquer ainsi. Enfin, même d'après les observateurs qui attribuent le plus d'influence à l'alcoolisme, un dixième seulement des cas lui serait imputable. Par conséquent, quand même les suicides alcooliques seraient deux et même trois fois plus nombreux chez les soldats que chez les civils du même âge, ce qui n'est pas démontré, il resterait toujours un excédent considérable de suicides militaires auxquels il faudrait chercher une autre origine.

La cause que l'on a le plus fréquemment invoquée est le dégoût du service. Cette explication concorde avec la conception courante qui attribue le suicide aux difficultés de l'existence; car les rigueurs de la discipline, l'absence de liberté, la privation de tout confortable font que l'on est enclin à regarder la vie de caserne comme particulièrement intolérable. À vrai dire, il semble bien qu'il y ait beaucoup d'autres professions plus rudes et qui, pourtant, ne renforcent pas le penchant au suicide. Du moins, le soldat est toujours assuré d'avoir un gîte et une nourriture suffisante. Mais, quoi que vaillent ces considérations, les faits suivants démontrent l'insuffisance de cette explication simpliste:

1° Il est logique d'admettre que le dégoût du métier doit être beaucoup plus prononcé pendant les premières années de service et aller en diminuant à mesure que le soldat prend l'habitude de la vie de caserne. Au bout d'un certain temps, il doit se produire un acclimatement, soit par l'effet de l'accoutumance, soit que les sujets les plus réfractaires aient déserté ou se soient tués; et cet acclimatement doit devenir d'autant plus complet que le séjour sous les drapeaux se prolonge davantage. Si donc c'était le changement d'habitudes et l'impossibilité de se faire à leur nouvelle existence qui déterminaient l'aptitude spéciale des soldats pour le suicide, on devrait voir le coefficient d'aggravation diminuer à mesure qu'ils sont depuis plus longtemps sous les armes. Or il n'en est rien, comme le prouve le tableau qui suit:

/* +—————————————————+————————————————-+ | ARMÉE FRANÇAISE | ARMÉE ANGLAISE | +—————————+———————-+—————+———————————+ | |Sous-officiers | Âge. | Suicides par | | | et soldats. | | 100.000 sujets. | | | Suicides | | | | | annuels pour | | | | |100.000 sujets | | | | | (1862-69). | | | +—————————+———————-+—————+——————+————-+ |Ayant moins d'un | | | Dans | Dans | |an de service. | 28 | |la métropole| l'Inde. | | | +—————+——————+————-+ | | |20-25 ans.| 20 | 13 | +—————————+———————-+—————+——————+————-+ |De 1 an à 3. | 27 |25-30 —- | 39 | 39 | +—————————+———————-+—————+——————+————-+ |De 3 ans à 5 | 40 |30-35 —- | 51 | 84 | +—————————+———————-+—————+——————+————-+ |De 5 ans à 7. | 48 |35-40 —- | 71 | 103 | +—————————+———————-+—————+——————+————-+ |De 7 ans à 10. | 76 | | | | +—————————+———————-+—————+——————+————-+ */

En France, en moins de 10 ans de service, le taux des suicides a presque triplé, tandis que, pour les célibataires civils, il passe seulement pendant ce même temps de 237 à 394. Dans les armées anglaises de l'Inde, il devient, en 20 ans, huit fois plus élevé; jamais le taux des civils ne progresse aussi vite. C'est la preuve que l'aggravation propre à l'armée n'est pas localisée dans les premières années.

Il semble bien qu'il en est de même en Italie. Nous n'avons pas, il est vrai, les chiffres proportionnels rapportés à l'effectif de chaque contingent. Mais les chiffres bruts sont sensiblement les mêmes pour chacune des trois années de service, 15,1 pour la première, 14,8 pour la seconde, 14,3 pour la troisième. Or, il est bien certain que l'effectif diminue d'année en année, par suite des morts, des réformes, des mises en congé, etc. Les chiffres absolus n'ont donc pu se maintenir au même niveau que si les chiffres proportionnels se sont sensiblement accrus. Il n'est pourtant pas invraisemblable que, dans quelques pays, il y ait au début du service un certain nombre de suicides qui soient réellement dus au changement d'existence. On rapporte, en effet, qu'en Prusse les suicides sont exceptionnellement nombreux pendant les six premiers mois. De même en Autriche, sur 1.000 suicides, il y en a 156 accomplis pendant les trois premiers mois[239], ce qui est certainement un chiffre très considérable. Mais ces faits n'ont rien d'inconciliable avec ceux qui précèdent. Car il est très possible que, en dehors de l'aggravation temporaire qui se produit pendant cette période de perturbation, il y en ait une autre qui tienne à de tout autres causes et qui aille en croissant d'après une loi analogue à celle que nous avons observée en France et en Angleterre. Du reste, en France même, le taux de la seconde et de la troisième année est légèrement inférieur à celui de la première; ce qui, pourtant, n'empêche pas la progression ultérieure[240].

2° La vie militaire est beaucoup moins pénible, la discipline moins rude pour les officiers et les sous-officiers, que pour les simples soldats. Le coefficient d'aggravation des deux premières catégories devrait donc être inférieur à celui de la troisième. Or, c'est le contraire qui a lieu: nous l'avons établi déjà pour la France; le même fait se rencontre dans les autres pays. En Italie, les officiers présentaient pendant les années 1871-75 une moyenne annuelle de 565 cas pour un million tandis que la troupe n'en comptait que 230 (Morselli). Pour les sous-officiers, le taux est encore plus énorme, il dépasse 1.000 pour un million. En Prusse, tandis que les simples soldats ne donnent que 560 suicides pour un million, les sous-officiers en fournissent 1.140. En Autriche, il y a un suicide d'officier pour neuf suicides de simples soldats, alors qu'il y a évidemment beaucoup plus de neuf hommes de troupe par officier. De même, quoiqu'il n'y ait pas un sous-officier pour deux soldats, il y a un suicide des premiers pour 2,5 des seconds.

3° Le dégoût de la vie militaire devrait être moindre chez ceux qui la choisissent librement et par vocation. Les engagés volontaires et les rengagés devraient donc présenter une moindre aptitude au suicide. Tout au contraire, elle est exceptionnellement forte.

/* +———-+—————-+——————+————+——————+——————-+ | | | TAUX | AGE | TAUX des | COEFFICIENT | | | |des suicides| moyen |célibataires|d'aggravation| | | | pour |probable| civils du | | | | | 1 million. | | même âge | | | | | | | (1889-91). | | +———-+—————-+——————+————+——————+——————-+ |Années |Engagés | 670 | 25 ans.| Entre | 2,12 | |1875-78|volontaires| | | 237 et 394,| | | | | | | soit 315. | | +———-+—————-+——————+————+——————+——————-+ | |Rengagés. | 1.300 | 30 ans.| Entre | 2,54 | | | | | | 394 et 627,| | | | | | | soit 510. | | +———-+—————-+——————+————+——————+——————-+ */

Pour les raisons que nous avons données, ces coefficients, calculés par rapport aux célibataires de 1889-91, sont certainement au-dessous de la réalité. L'intensité du penchant que manifestent les rengagés est surtout remarquable, puisqu'ils restent à l'armée après avoir fait l'expérience de la vie militaire.

Ainsi, les membres de l'armée qui sont le plus éprouvés par le suicide sont aussi ceux qui ont le plus la vocation de cette carrière, qui sont le mieux faits à ses exigences et le plus à l'abri des ennuis et des inconvénients qu'elle peut avoir. C'est donc que le coefficient d'aggravation qui est spécial à cette profession a pour cause, non la répugnance qu'elle inspire, mais, au contraire, l'ensemble d'états, habitudes acquises ou prédispositions naturelles, qui constituent l'esprit militaire. Or, la première qualité du soldat est une sorte d'impersonnalité que l'on ne rencontre nulle part, au même degré, dans la vie civile. Il faut qu'il soit exercé à faire peu de cas de sa personne, puisqu'il doit être prêt à en faire le sacrifice dès qu'il en a reçu l'ordre. Même en dehors de ces circonstances exceptionnelles, en temps de paix et dans la pratique quotidienne du métier, la discipline exige qu'il obéisse sans discuter et même, parfois, sans comprendre. Mais pour cela, une abnégation intellectuelle est nécessaire qui n'est guère compatible avec l'individualisme. Il faut ne tenir que faiblement à son individualité pour se conformer aussi docilement à des impulsions extérieures. En un mot, le soldat a le principe de sa conduite en dehors de lui-même; ce qui est la caractéristique de l'état d'altruisme. De toutes les parties dont sont faites nos sociétés modernes, l'armée est, d'ailleurs, celle qui rappelle le mieux la structure des sociétés inférieures. Elle aussi consiste en un groupe massif et compact qui encadre fortement l'individu et l'empêche de se mouvoir d'un mouvement propre. Puisque donc cette constitution morale est le terrain naturel du suicide altruiste, il y a tout lieu de supposer que le suicide militaire a ce même caractère et provient de la même origine.

On s'expliquerait ainsi d'où vient que le coefficient d'aggravation augmente avec la durée du service; c'est que cette aptitude au renoncement, ce goût de l'impersonnalité se développe par suite d'un dressage plus prolongé. De même, comme l'esprit militaire est nécessairement plus fort chez les rengagés et chez les gradés que chez les simples soldats, il est naturel que les premiers soient plus spécialement enclins au suicide que les seconds. Cette hypothèse permet même de comprendre la singulière supériorité que les sous-officiers ont, à cet égard, sur les officiers. S'ils se tuent davantage, c'est qu'il n'est pas de fonction qui exige au même degré l'habitude de la soumission et de la passivité. Quelque discipliné que soit l'officier, il doit être, dans une certaine mesure, capable d'initiative; il a un champ d'action plus étendu, par suite, une individualité plus développée. Les conditions favorables au suicide altruiste sont donc moins complètement réalisées chez lui que chez le sous-officier; ayant un plus vif sentiment de ce que vaut sa vie, il est moins porté à s'en défaire.

Non seulement cette explication rend compte des faits qui ont été antérieurement exposés, mais elle est, en outre, confirmée par ceux qui suivent.

4° Il ressort du tableau XXIII que le coefficient d'aggravation militaire est d'autant plus élevé que l'ensemble de la population civile a un moindre penchant au suicide, et inversement, Le Danemark est la terre classique du suicide, les soldats ne s'y tuent pas plus que le reste des habitants. Les États les plus féconds en suicides sont ensuite la Saxe, la Prusse et la France; l'armée n'y est pas très éprouvée, le coefficient d'aggravation y varie entre 1,25 et 1,77. Il est, au contraire, très considérable pour l'Autriche, l'Italie, les États-Unis et l'Angleterre, pays où les civils se tuent très peu. Rosenfeld, dans l'article déjà cité, ayant procédé à un classement des principaux pays d'Europe au point de vue du suicide militaire, sans songer d'ailleurs à tirer de ce classement aucune conclusion théorique, est arrivé aux mêmes résultats. Voici, en effet, dans quel ordre il range les différents États avec les coefficients calculés par lui:

/* +—————-+—————————————————+——————————-+ | | COEFFICIENT D'AGGRAVATION |TAUX DE LA POPULATION| | |des soldats par rapport aux civils| civile par million. | | | de 20-30 ans. | | +—————-+—————————————————+——————————-+ |France. | 1,3 | 150 (1871-75) | +—————-+—————————————————+——————————-+ |Prusse. | 1,8 | 133 (1871-75) | +—————-+—————————————————+——————————-+ |Angleterre.| 2,2 | 73 (1876) | +—————-+—————————————————+——————————-+ |Italie. | entre 3 et 4 | 37 (1874-77) | +—————-+—————————————————+——————————-+ |Autriche. | 8 | 72 (1864-72) | +—————-+—————————————————+——————————-+ */

Sauf que l'Autriche devrait venir avant l'Italie, l'inversion est absolument régulière[241].

Elle s'observe d'une manière encore plus frappante à l'intérieur de l'empire austro-hongrois. Les corps d'armée qui ont le coefficient d'aggravation le plus élevé sont ceux qui tiennent garnison dans les régions où les civils jouissent de la plus forte immunité, et inversement:

/* +—————————+——————————————-+—————————-+ | TERRITOIRES | COEFFICIENT D'AGGRAVATION | SUICIDES | | MILITAIRES. | des soldats par | des civils | | | rapport aux civils | au delà de 20 ans | | | | pour 1 million. | +—————————+——————————————-+—————————-+ |Vienne (Autriche | 1,42 | 660 | |inférieure et | | | |supérieure. | | | |Salzbourg). | | | +—————————+———————-+——————-+————+—————+ |Bruno (Moravie | 2,41 | | 580 | | |et Silésie). | | | | | +—————————+———————-+ +————+ | |Prague (Bohème). | 2,58 | Moyenne | 620 | Moyenne | +—————————+———————-+ +————+ | |Innsbruck (Tyrol, | 2,41 | 2,46 | 240 | 480 | | Vorarlberg). | | | | | +—————————+———————-+——————-+————+—————+ |Zara (Dalmatie). | 3,48 | | 250 | | +—————————+———————-+ +————+ | |Graz (Steiermarck,| | Moyenne | | Moyenne | |Carinthie, | 3,58 | | 290 | | |Carniole). | | 3,82 | | 283 | +—————————+———————-+ +————+ | |Cracovie (Galicie | 4,41 | | 310 | | |et Bukovine). | | | | | +—————————+——————————————-+—————————-+ */

Il n'y a qu'une exception, c'est celle du territoire d'Innsbruck où le taux des civils est faible et où le coefficient d'aggravation n'est que moyen.

De même, en Italie, Bologne est de tous les districts militaires celui où les soldats se tuent le moins (180 suicides pour 1.000.000); c'est aussi celui où les civils se tuent le plus (89,5). Les Pouilles et les Abbruzzes, au contraire, comptent beaucoup de suicides militaires (370 et 400 pour un million) et seulement 15 ou 16 suicides civils. On peut faire en France des remarques analogues. Le gouvernement militaire de Paris avec 260 suicides pour un million est bien au-dessous du corps d'armée de Bretagne qui en a 440. Même, à Paris, le coefficient d'aggravation doit être insignifiant puisque, dans la Seine, un million de célibataires de 20 à 25 ans donne 214 suicides.

Ces faits prouvent que les causes du suicide militaire sont, non seulement différentes, mais en raison inverse de celles qui contribuent le plus à déterminer les suicides civils. Or, dans les grandes sociétés européennes, ces derniers sont surtout dus à cette individuation excessive qui accompagne la civilisation. Les suicides militaires doivent donc dépendre de la disposition contraire, à savoir d'une individuation faible ou de ce que nous avons appelé l'état d'altruisme. En fait, les peuples où l'armée est le plus portée au suicide, sont aussi ceux qui sont le moins avancés et dont les mœurs se rapprochent le plus de celles qu'on observe dans les sociétés inférieures. Le traditionnalisme, cet antagoniste par excellence de l'esprit individualiste, est beaucoup plus développé en Italie, en Autriche et même en Angleterre qu'en Saxe, en Prusse et en France. Il est plus intense à Zara, à Cracovie, qu'à Graz et qu'à Vienne, dans les Pouilles qu'à Rome ou à Bologne, dans la Bretagne que dans la Seine. Comme il préserve du suicide égoïste, on comprend sans peine que, là où il est encore puissant, la population civile compte peu de suicides. Seulement, il n'a cette influence prophylactique que s'il reste modéré. S'il dépasse un certain degré d'intensité, il devient lui-même une source originale de suicides. Mais l'armée, comme nous le savons, tend nécessairement à l'exagérer, et elle est d'autant plus exposée à excéder la mesure que son action propre est davantage aidée et renforcée par celle du milieu ambiant. L'éducation qu'elle donne a des effets d'autant plus violents qu'elle se trouve être plus conforme aux idées et aux sentiments de la population civile elle-même; car, alors, elle n'est plus contenue par rien. Au contraire, là où l'esprit militaire est sans cesse et énergiquement contredit par la morale publique, il ne saurait être aussi fort que là où tout concourt à incliner le jeune soldat dans la même direction. On s'explique donc que, dans les pays où l'état d'altruisme est suffisant pour protéger dans une certaine mesure l'ensemble de la population, l'armée le porte facilement à un tel point qu'il y devient la cause d'une notable aggravation[242].

2° Dans toutes les armées, les troupes d'élite sont celles où le coefficient d'aggravation est le plus élevé.

/* +———————-+—————-+———————+————————————-+ | |AGE MOYEN |SUICIDES | COEFFICIENT | | |réel ou |pour 1 | D'AGGRAVATION. | | |probable. |million. | | +———————-+—————-+———————+————————————-+ | | | | |Par rapport à la | |Corps spéciaux |De 30 à 35.|570 (1862-78).| 2,45 |population civile | |de Paris. | | | |masculine, de 35 | +———————-+—————-+———————+———|ans, tout état | |Gendarmerie. | — |570 (1873). | 2,45 |civil réuni[243]. | +———————-+—————-+———————+————————————-+ |Vétérans | | | |Par rapport aux | |(supprimés |De 45 à 55.|2.860 |2,37 |célibataires du | |en 1872). | | | |même âge, des | | | | | |années 1889-91. | +———————-+—————-+———————+————————————-+ */

Ce dernier chiffre, ayant été calculé par rapport aux célibataires de 1889-91, est beaucoup trop faible, et pourtant il est bien supérieur à celui des troupes ordinaires. De même, dans l'armée d'Algérie, qui passe pour être l'école des vertus militaires, le suicide a donné pendant la période 1872-78 une mortalité double de celle qu'ont fournie, au même moment, les troupes stationnées en France (570 suicides pour 1 million au lieu de 280). Au contraire, les armes les moins éprouvées sont les pontonniers, le génie, les infirmiers, les ouvriers d'administration, c'est-à-dire celles dont le caractère militaire est le moins accusé. De même, en Italie, tandis que l'armée, en général, pendant les années 1878-81 donnait seulement 430 cas pour un million, les bersagliers en avaient 580, les carabiniers 800, les écoles militaires et les bataillons d'instruction 1.010.

Or, ce qui distingue les troupes d'élite, c'est le degré intense auquel y atteint l'esprit d'abnégation et de renoncement militaire. Le suicide dans l'armée varie donc comme cet état moral.

3° Une dernière preuve de cette loi, c'est que le suicide militaire est partout en décadence. En France, en 1862, il y avait 630 cas pour un million; en 1890 il n'y en a plus que 280. On a prétendu que cette décroissance était due aux lois qui ont réduit la durée du service. Mais ce mouvement de régression est bien, antérieur à la nouvelle loi sur le recrutement. Il est continu depuis 1862, sauf un relèvement assez important de 1882 à 1888[244]. On le retrouve d'ailleurs partout. Les suicides militaires sont passés, en Prusse, de 716 pour un million, en 1877, à 457 en 1893; dans l'ensemble de l'Allemagne, de 707 en 1877, à 550 en 1890; en Belgique, de 391 en 1885, à 185 en 1891; en Italie, de 431 en 1876, à 389 en 1892. En Autriche et en Angleterre la diminution est peu sensible, mais il n'y a pas accroissement (1.209, en 1892, dans le premier de ces pays, et 210 dans le second en 1890, au lieu de 1.277 et 217 en 1876).

Or, si notre explication est fondée, c'est bien ainsi que les choses devaient se passer. En effet, il est constant que, pendant le même temps, il s'est produit dans tous ces pays un recul du vieil esprit militaire. À tort ou à raison, ces habitudes d'obéissance passive, de soumission absolue, en un mot d'impersonnalisme, si l'on veut nous permettre ce barbarisme, se sont trouvées de plus en plus en contradiction avec les exigences de la conscience publique. Elles ont, par conséquent, perdu du terrain. Pour donner satisfaction aux aspirations nouvelles, la discipline est devenue moins rigide, moins compressive de l'individu[245]. Il est d'ailleurs remarquable que, dans ces mêmes sociétés et pendant le même temps, les suicides civils n'ont fait qu'augmenter. C'est une nouvelle preuve que la cause dont ils dépendent est de nature contraire à celle qui fait le plus généralement l'aptitude spécifique des soldats.

Tout prouve donc que le suicide militaire n'est qu'une forme du suicide altruiste. Assurément, nous n'entendons pas dire que tous les cas particuliers qui se produisent dans les régiments ont ce caractère et cette origine. Le soldat, en revêtant l'uniforme, ne devient pas un homme entièrement nouveau; les effets de l'éducation qu'il a reçue, de l'existence qu'il a menée jusque-là ne disparaissent pas comme par enchantement; et d'ailleurs, il n'est pas tellement séparé du reste de la société qu'il ne participe pas à la vie commune. Il peut donc se faire que le suicide qu'il commet soit quelquefois civil par ses causes et par sa nature. Mais une fois qu'on a éliminé ces cas épars, sans liens entre eux, il reste un groupe compact et homogène, qui comprend la plupart des suicides dont l'armée est le théâtre et qui dépend de cet état d'altruisme sans lequel il n'y a pas d'esprit militaire. C'est le suicide des sociétés inférieures qui survit parmi nous parce que la morale militaire est elle-même, par certains côtés, une survivance de la morale primitive[246]. Sous l'influence de cette prédisposition, le soldat se tue pour la moindre contrariété, pour les raisons les plus futiles, pour un refus de permission, pour une réprimande, pour une punition injuste, pour un arrêt dans l'avancement, pour une question de point d'honneur, pour un accès de jalousie passagère ou même, tout simplement, parce que d'autres suicides ont eu lieu sous ses yeux ou à sa connaissance. Voilà, en effet, d'où proviennent ces phénomènes de contagion que l'on a souvent observés dans les armées et dont nous avons, plus haut, rapporté des exemples. Ils sont inexplicables si le suicide dépend essentiellement de causes individuelles. On ne peut admettre que le hasard ait justement réuni dans tel régiment, sur tel point du territoire, un aussi grand nombre d'individus prédisposés à l'homicide de soi-même par leur constitution organique. D'autre part, il est encore plus inadmissible qu'une telle propagation imitative puisse avoir lieu en dehors de toute prédisposition. Mais tout s'explique aisément quand on a reconnu que la carrière des armes développe une constitution morale qui incline puissamment l'homme à se défaire de l'existence. Car il est naturel que cette constitution se trouve, à des degrés divers, chez la plupart de ceux qui sont ou qui ont passé sous les drapeaux, et, comme elle est pour les suicides un terrain éminemment favorable, il faut peu de chose pour faire passer à l'acte le penchant à se tuer qu'elle recèle; l'exemple suffit pour cela. C'est pourquoi il se répand comme une traînée de poudre chez des sujets ainsi préparés à le suivre.

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