III.

On peut mieux comprendre maintenant quel intérêt il y avait à donner une définition objective du suicide et à y rester fidèle.

Parce que le suicide altruiste, tout en présentant les traits caractéristiques du suicide, se rapproche, surtout dans ses manifestations les plus frappantes, de certaines catégories d'actes que nous sommes habitués à honorer de notre estime et même de notre admiration, on a souvent refusé de le considérer comme un homicide de soi-même. On se rappelle que, pour Esquirol et Falret, la mort de Caton et celle des Girondins n'étaient pas des suicides. Mais alors, si les suicides qui ont pour cause visible et immédiate l'esprit de renoncement et d'abnégation ne méritent pas cette qualification, elle ne saurait davantage convenir à ceux qui procèdent de la même disposition morale, quoique d'une manière moins apparente; car les seconds ne diffèrent des premiers que par quelques nuances. Si l'habitant des îles Canaries qui se précipite dans un gouffre pour honorer son Dieu n'est pas un suicidé, comment donner ce nom au sectateur de Jina qui se tue pour rentrer dans le néant; au primitif qui, sous l'influence du même état mental, renonce à l'existence pour une légère offense qu'il a subie ou simplement pour manifester son mépris de la vie, au failli qui aime mieux ne pas survivre à son déshonneur, enfin à ces nombreux soldats qui viennent tous les ans grossir le contingent des morts volontaires? Car tous ces cas ont pour racine ce même état d'altruisme qui est également la cause de ce qu'on pourrait appeler le suicide héroïque. Les mettra-t-on seuls au rang des suicides et n'exclura-t-on que ceux dont le mobile est particulièrement pur? Mais d'abord, d'après quel critérium fera-t-on le partage? Quand un motif cesse-t-il d'être assez louable pour que l'acte qu'il détermine puisse être qualifié de suicide? Puis, en séparant radicalement l'une de l'autre ces deux catégories de faits, on se condamne à en méconnaître la nature. Car c'est dans le suicide altruiste obligatoire que les caractères essentiels du type sont le mieux marqués. Les autres variétés n'en sont que des formes dérivées. Ainsi, ou bien on tiendra comme non avenu un groupe considérable de phénomènes instructifs, ou bien, si on ne les rejette pas tous, outre que l'on ne pourra faire entre eux qu'un choix arbitraire, on se mettra dans l'impossibilité d'apercevoir la souche commune à laquelle se rattachent ceux que l'on aura retenus. Tels sont les dangers auxquels on s'expose quand on fait dépendre la définition du suicide des sentiments subjectifs qu'il inspire.

D'ailleurs, même les raisons de sentiment par lesquelles on croit justifier cette exclusion, ne sont pas fondées. On s'appuie sur ce fait que les mobiles dont procèdent certains suicides altruistes se retrouvent, sous une forme à peine différente, à la base d'actes que tout le monde regarde comme moraux. Mais en est-il autrement du suicide égoïste? Le sentiment de l'autonomie individuelle n'a-t-il pas sa moralité comme le sentiment contraire? Si celui-ci est la condition d'un certain courage, s'il affermit les cœurs et va même jusqu'à les endurcir, l'autre les attendrit et les ouvre à la pitié. Si, là où règne le suicide altruiste, l'homme est toujours prêt à donner sa vie, en revanche, il ne fait pas plus de cas de celle d'autrui. Au contraire, là où il met tellement haut la personnalité individuelle qu'il n'aperçoit plus aucune fin qui la dépasse, il la respecte chez les autres. Le culte qu'il a pour elle fait qu'il souffre de tout ce qui peut la diminuer même chez ses semblables. Une plus large sympathie pour la souffrance humaine succède aux dévouements fanatiques des temps primitifs. Chaque sorte de suicide n'est donc que la forme exagérée ou déviée d'une vertu. Mais alors la manière dont ils affectent la conscience morale ne les différencie pas assez pour qu'on ait le droit d'en faire autant de genres séparés.

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