I.

Les conditions individuelles dont on pourrait, a priori, supposer que le suicide dépend, sont de deux sortes.

Il y a d'abord la situation extérieure dans laquelle se trouve placé l'agent. Tantôt les hommes qui se tuent ont éprouvé des chagrins de famille ou des déceptions d'amour-propre, tantôt ils ont eu à souffrir de la misère ou de la maladie, tantôt encore ils ont à se reprocher quelque faute morale, etc., etc. Mais nous avons vu que ces particularités individuelles ne sauraient expliquer le taux social des suicides; car il varie dans des proportions considérables, alors que les diverses combinaisons de circonstances, qui servent ainsi d'antécédents immédiats aux suicides particuliers, gardent à peu près la même fréquence relative. C'est donc qu'elles ne sont pas les causes déterminantes de l'acte qu'elles précèdent. Le rôle important qu'elles jouent parfois dans la délibération n'est pas une preuve de leur efficacité. On sait, en effet, que les délibérations humaines, telles que les atteint la conscience réfléchie, ne sont souvent que de pure forme et n'ont d'autre objet que de corroborer une résolution déjà prise pour des raisons que la conscience ne connaît pas.

D'ailleurs, les circonstances qui passent pour causer le suicide parce qu'elles l'accompagnent assez fréquemment, sont en nombre presque infini. L'un se tue dans l'aisance, et l'autre dans la pauvreté; l'un était malheureux en ménage et l'autre venait de rompre par le divorce un mariage qui le rendait malheureux, ici, un soldat renonce à la vie après avoir été puni pour une faute qu'il n'a pas commise; là, un criminel se frappe dont le crime est resté impuni. Les événements de la vie les plus divers et même les plus contradictoires peuvent également servir de prétextes au suicide. C'est donc qu'aucun d'eux n'en est la cause spécifique. Pourrons-nous du moins attribuer cette causalité aux caractères qui leur sont communs à tous? Mais en est-il? Tout au plus peut-on dire qu'ils consistent généralement en contrariétés, en chagrins, mais sans qu'il soit possible de déterminer quelle intensité la douleur doit atteindre pour avoir cette tragique conséquence. Il n'est pas de mécompte dans la vie, si insignifiant soit-il, dont on puisse dire par avance qu'il ne saurait, en aucun cas, rendre l'existence intolérable; il n'en est pas davantage qui ait cet effet nécessairement. Nous voyons des hommes résister à d'épouvantables malheurs, tandis que d'autres se suicident après de légers ennuis. Et d'ailleurs, nous avons montré que les sujets qui peinent le plus ne sont pas ceux qui se tuent le plus. C'est plutôt la trop grande aisance qui arme l'homme contre lui-même. C'est aux époques et dans les classes où la vie est le moins rude qu'on s'en défait le plus facilement. Du moins, si vraiment il arrive que la situation personnelle de la victime soit la cause efficiente de sa résolution, ces cas sont certainement très rares et, par conséquent, on ne saurait expliquer ainsi le taux social des suicides.

Aussi ceux-là mêmes qui ont attribué le plus d'influence aux conditions individuelles les ont-ils moins cherchées dans ces incidents extérieurs que dans la nature intrinsèque du sujet, c'est-à-dire dans sa constitution biologique et parmi les concomitants physiques dont elle dépend. Le suicide a été ainsi présenté comme le produit d'un certain tempérament, comme un épisode de la neurasthénie, soumis à l'action des mêmes facteurs qu'elle. Mais nous n'avons découvert aucun rapport immédiat et régulier entre la neurasthénie et le taux social des suicides. Il arrive même que ces deux faits varient en raison inverse l'un de l'autre et que l'un est à son minimum au même moment et dans les mêmes lieux où l'autre est à son apogée. Nous n'avons pas trouvé davantage de relations définies entre le mouvement des suicides et les états du milieu physique qui passent pour avoir sur le système nerveux le plus d'action, comme la race, le climat, la température. C'est que, si le névropathe peut, dans de certaines conditions, manifester quelque disposition pour le suicide, il n'est pas prédestiné à se tuer nécessairement; et l'action des facteurs cosmiques ne suffit pas à déterminer dans ce sens précis les tendances très générales de sa nature.

Tout autres sont les résultats que nous avons obtenus quand, laissant de côté l'individu, nous avons cherché dans la nature des sociétés elles-mêmes les causes de l'aptitude que chacune d'elles a pour le suicide. Autant les rapports du suicide avec les faits de l'ordre biologique et de l'ordre physique étaient équivoques et douteux, autant ils sont immédiats et constants avec certains états du milieu social. Cette fois, nous nous sommes enfin trouvé en présence de lois véritables, qui nous ont permis d'essayer une classification méthodique des types de suicides, les causes sociologiques que nous avons ainsi déterminées nous ont même expliqué ces concordances diverses que l'on a souvent attribuées à l'influence de causes matérielles, et où l'on a voulu voir une preuve de cette influence. Si la femme se tue beaucoup moins que l'homme, c'est qu'elle est beaucoup moins engagée que lui dans la vie collective; elle en sent donc moins fortement l'action bonne ou mauvaise. Il en est de même du vieillard et de l'enfant, quoique pour d'autres raisons. Enfin, si le suicide croît de janvier à juin pour décroître ensuite, c'est que l'activité sociale passe par les mêmes variations saisonnières. Il est donc naturel que les différents effets qu'elle produit soient soumis au même rythme et, par suite, soient plus marqués pendant la première de ces deux périodes: or, le suicide est l'un d'eux.

De tous ces faits il résulte que le taux social des suicides ne s'explique que sociologiquement. C'est la constitution morale de la société qui fixe à chaque instant le contingent des morts volontaires. Il existe donc pour chaque peuple une force collective, d'une énergie déterminée, qui pousse les hommes à se tuer. Les mouvements que le patient accomplit et qui, au premier abord, paraissent n'exprimer que son tempérament personnel, sont, en réalité, la suite et le prolongement d'un état social qu'ils manifestent extérieurement.

Ainsi se trouve résolue la question que nous nous sommes posée au début de ce travail. Ce n'est pas par métaphore qu'on dit de chaque société humaine qu'elle a pour le suicide une aptitude plus ou moins prononcée: l'expression est fondée dans la nature des choses. Chaque groupe social a réellement pour cet acte un penchant collectif qui lui est propre et dont les penchants individuels dérivent, loin qu'il procède de ces derniers. Ce qui le constitue, ce sont ces courants d'égoïsme, d'altruisme ou d'anomie qui travaillent la société considérée, avec les tendances à la mélancolie langoureuse ou au renoncement actif ou à la lassitude exaspérée qui en sont les conséquences. Ce sont ces tendances de la collectivité qui, en pénétrant les individus, les déterminent à se tuer. Quant aux événements privés qui passent généralement pour être les causes prochaines du suicide, ils n'ont d'autre action que celle que leur prêtent les dispositions morales de la victime, écho de l'état moral de la société. Pour s'expliquer son détachement de l'existence, le sujet s'en prend aux circonstances qui l'entourent le plus immédiatement; il trouve la vie triste parce qu'il est triste. Sans doute, en un sens, sa tristesse lui vient du dehors, mais ce n'est pas de tel ou tel incident de sa carrière, c'est du groupe dont il fait partie. Voilà pourquoi il n'est rien qui ne puisse servir de cause occasionnelle au suicide. Tout dépend de l'intensité avec laquelle les causes suicidogènes ont agi sur l'individu.

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