D'ailleurs, à elle seule, la constance du taux social des suicides suffirait à démontrer l'exactitude de cette conclusion. Si, par méthode, nous avons cru devoir réserver jusqu'à présent le problème, en fait, il ne comporte pas d'autre solution.
Quand Quételet signala à l'attention des philosophes[289] la surprenante régularité avec laquelle certains phénomènes sociaux se répètent pendant des périodes de temps identiques, il crut pouvoir en rendre compte par sa théorie de l'homme moyen, qui est restée, d'ailleurs, la seule explication systématique de cette remarquable propriété. Suivant lui, il y a dans chaque société un type déterminé, que la généralité des individus reproduit plus ou moins exactement, et dont la minorité seule tend à s'écarter sous l'influence de causes perturbatrices. Il y a, par exemple, un ensemble de caractères physiques et moraux que présentent la plupart des Français, mais qui ne se retrouvent pas au même degré ni de la même manière chez les Italiens ou chez les Allemands, et réciproquement. Comme, par définition, ces caractères sont de beaucoup les plus répandus, les actes qui en dérivent sont aussi de beaucoup les plus nombreux; ce sont eux qui forment les gros bataillons. Ceux, au contraire, qui sont déterminés par des propriétés divergentes sont relativement rares comme ces propriétés elles-mêmes. D'un autre côté, sans être absolument immuable, ce type général varie pourtant avec beaucoup plus de lenteur qu'un type individuel; car il est bien plus difficile à une société de changer en masse qu'à un ou à quelques individus en particulier. Cette constance se communique naturellement aux actes qui découlent des attributs caractéristiques de ce type; les premiers restent les mêmes en grandeur et en qualité tant que les seconds ne changent pas, et, comme ces mêmes manières d'agir sont aussi les plus usitées, il est inévitable que la constance soit la loi générale des manifestations de l'activité humaine qu'atteint la statistique. Le statisticien, en effet, fait le compte de tous les faits de même espèce qui se passent au sein d'une société donnée. Puisque donc la plupart d'entre eux restent invariables tant que le type général de la société ne change pas, et puisque, d'autre part, il change malaisément, les résultats des recensements statistiques doivent nécessairement rester les mêmes pendant d'assez longues séries d'années consécutives. Quant aux faits qui dérivent des caractères particuliers et des accidents individuels, ils ne sont pas tenus, il est vrai, à la même régularité; c'est pourquoi la constance n'est jamais absolue. Mais ils sont l'exception; c'est pourquoi l'invariabilité est la règle, tandis que le changement est exceptionnel.
À ce type général, Quételet a donné le nom de type moyen, parce qu'on l'obtient presque exactement en prenant la moyenne arithmétique des types individuels. Par exemple, si, après avoir déterminé toutes les tailles dans une société donnée, on en fait la somme et si on la divise par le nombre des individus mesurés, le résultat auquel on arrive exprime, avec un degré d'approximation très suffisant, la taille la plus générale. Car on peut admettre que les écarts en plus et les écarts en moins, les nains et les géants, sont en nombre à peu près égal. Ils se compensent donc les uns les autres, s'annulent mutuellement et, par conséquent, n'affectent pas le quotient.
La théorie semble très simple. Mais d'abord, elle ne peut être considérée comme une explication que si elle permet de comprendre d'où vient que le type moyen se réalise dans la généralité des individus. Pour qu'il reste identique à lui-même alors qu'ils changent, il faut que, en un sens, il soit indépendant d'eux; et pourtant, il faut aussi qu'il y ait quelque voie par où il puisse s'insinuer en eux. La question, il est vrai, cesse d'en être une si l'on admet qu'il se confond avec le type ethnique. Car les éléments constitutifs de la race, ayant leurs origines en dehors de l'individu, ne sont pas soumis aux mêmes variations que lui; et néanmoins, c'est en lui et en lui seul qu'ils se réalisent. On conçoit donc très bien qu'ils pénètrent les éléments proprement individuels et même leur servent de base. Seulement, pour que cette explication pût convenir au suicide, il faudrait que la tendance qui entraîne l'homme à se tuer, dépendît étroitement de la race; or nous savons que les faits sont contraires à cette hypothèse. Dira-t-on que l'état général du milieu social, étant le même pour la plupart des particuliers, les affecte à peu près tous de la même manière et, par suite, leur imprime en partie une même-physionomie? Mais le milieu social est essentiellement fait d'idées, de croyances, d'habitudes, de tendances communes. Pour qu'elles puissent imprégner ainsi les individus, il faut donc bien qu'elles existent en quelque manière indépendamment d'eux; et alors on se rapproche de la solution que nous avons proposée. Car on admet implicitement qu'il existe, une tendance collective au suicide dont les tendances individuelles procèdent, et tout le problème est de savoir en quoi elle consiste et comment elle agit.
Mais il y a plus; de quelque façon qu'on explique la généralité de l'homme moyen, cette conception ne saurait en aucun cas rendre compte de la régularité avec laquelle se reproduit le taux social des suicides. En effet, par définition, les seuls caractères que ce type puisse comprendre sont ceux qui se retrouvent dans la majeure partie de la population. Or, le suicide est le fait d'une minorité. Dans les pays où il est le plus développé, on compte tout au plus 300 ou 400 cas sur un million d'habitants. L'énergie que l'instinct de conservation garde chez la moyenne des hommes l'exclut radicalement; l'homme moyen ne se tue pas. Mais alors, si le penchant à se tuer est une rareté et une anomalie, il est complètement étranger au type moyen et, par conséquent, une connaissance même approfondie de ce dernier, bien loin de nous aider à comprendre comment il se fait que le nombre des suicides est constant pour une même société, ne saurait même pas expliquer d'où vient qu'il y a des suicides. La théorie de Quételet repose, en définitive, sur une remarque inexacte. Il considérait comme établi que la constance ne s'observe que dans les manifestations les plus générales de l'activité humaine; or elle se retrouve, et au même degré, dans les manifestations sporadiques qui n'ont lieu que sur des points isolés et rares du champ social. Il croyait avoir répondu à tous les desiderata en faisant voir comment, à la rigueur, on pouvait rendre intelligible l'invariabilité de ce qui n'est pas exceptionnel; mais l'exception elle-même a son invariabilité et qui n'est inférieure à aucune autre. Tout le monde meurt; tout organisme vivant est constitué de telle sorte qu'il ne peut pas ne pas se dissoudre. Au contraire, il y a très peu de gens qui se tuent; dans l'immense majorité des hommes, il n'y a rien qui les incline au suicide. Et cependant, le taux des suicides est encore plus constant que celui de la mortalité générale. C'est donc qu'il n'y a pas entre la diffusion d'un caractère et sa permanence l'étroite solidarité qu'admettait Quételet.
D'ailleurs, les résultats auxquels conduit sa propre méthode confirment cette conclusion. En vertu de son principe, pour calculer l'intensité d'un caractère quelconque du type moyen, il faudrait diviser la somme des faits qui le manifestent au sein de la société considérée par le nombre des individus aptes à les produire. Ainsi, dans un pays comme la France, où pendant longtemps il n'y a pas eu plus de 150 suicides par million d'habitants, l'intensité moyenne de la tendance au suicide serait exprimée par le rapport 150/1.000.000 = 0,00015; et en Angleterre, où il n'y a que 80 cas pour la même population, ce rapport ne serait que de 0,00008. Il y aurait donc chez l'individu moyen un penchant à se tuer de cette grandeur. Mais de tels chiffres sont pratiquement égaux à zéro. Une inclination aussi faible est tellement éloignée de l'acte qu'elle peut être regardée comme nulle. Elle n'a pas une force suffisante pour pouvoir, à elle seule, déterminer un suicide. Ce n'est donc pas la généralité d'une telle tendance qui peut faire comprendre pourquoi tant de suicides sont annuellement commis dans l'une ou l'autre de ces sociétés.
Et encore cette évaluation est-elle infiniment exagérée. Quételet n'y est arrivé qu'en prêtant arbitrairement à la moyenne des hommes une certaine affinité pour le suicide et en estimant l'énergie de cette affinité d'après des manifestations qui ne s'observent pas chez l'homme moyen, mais seulement chez un petit nombre de sujets exceptionnels. L'anormal a été ainsi employé à déterminer le normal. Quételet croyait, il est vrai, échapper à l'objection en faisant observer que les cas anormaux, ayant lieu tantôt dans un sens et tantôt dans le sens contraire, se compensent et s'effacent mutuellement. Mais cette compensation ne se réalise que pour des caractères qui, à des degrés divers, se retrouvent chez tout le monde, comme la taille par exemple. On peut croire, en effet, que les sujets exceptionnellement grands et exceptionnellement petits sont à peu près aussi nombreux les uns que les autres. La moyenne de ces tailles exagérées doit donc être sensiblement égale à la taille la plus ordinaire: par conséquent, celle-ci est seule à ressortir du calcul. Mais c'est le contraire qui a lieu, s'il s'agit d'un fait qui est exceptionnel par nature, comme la tendance au suicide; dans ce cas, le procédé de Quételet ne peut qu'introduire artificiellement dans le type moyen un élément qui est en dehors de la moyenne. Sans doute, comme nous venons de le voir, il ne s'y trouve que dans un état d'extrême dilution, précisément parce que le nombre des individus entre lesquels il est fractionné est bien supérieur à ce qu'il devrait être. Mais si l'erreur est pratiquement peu importante, elle ne laisse pas d'exister.
En réalité, ce qu'exprime le rapport calculé par Quételet, c'est simplement la probabilité qu'il y a pour qu'un homme, appartenant à un groupe social déterminé, se tue dans le cours de l'année. Si, sur une population de 100.000 âmes, il y a annuellement 45 suicides, on peut bien en conclure qu'il y a 15 chances sur 100.000 pour qu'un sujet quelconque se suicide pendant cette même unité de temps. Mais cette probabilité ne nous donne aucunement la mesure de la tendance moyenne au suicide ni ne peut servir à prouver que cette tendance existe. Le fait que tant d'individus sur cent se donnent la mort n'implique pas que les autres, y soient exposés à un degré quelconque et ne peut rien nous apprendre relativement à la nature et à l'intensité des causes qui déterminent au suicide[290].
Ainsi, la théorie de l'homme moyen ne résout pas le problème. Reprenons-le donc et voyons bien comme il se pose. Les suicidés sont une infime minorité dispersée aux quatre coins de l'horizon; chacun d'eux accomplit son acte séparément, sans savoir que d'autres en font autant de leur côté; et pourtant, tant que la société ne change pas, le nombre des suicidés est le même. Il faut donc bien que toutes ces manifestations individuelles, si indépendantes qu'elles paraissent être les unes des autres, soient en réalité le produit d'une même cause ou d'un même groupe de causes qui dominent les individus. Car autrement, comment expliquer que, chaque année, toutes ces volontés particulières, qui s'ignorent mutuellement, viennent, en même nombre, aboutir au même but. Elles n'agissent pas, au moins en général, les unes sur les autres; il n'y a entre elles, aucun concert; et cependant, tout se passe comme si elles exécutaient un même mot d'ordre. C'est donc que, dans le milieu commun qui les enveloppe, il existe quelque force qui les incline toutes dans ce même sens et dont l'intensité plus ou moins grande fait le nombre plus ou moins élevé des suicides particuliers. Or, les effets par lesquels cette force se révèle ne varient pas selon les milieux organiques et cosmiques, mais exclusivement selon l'état du milieu social. C'est donc qu'elle est collective. Autrement dit, chaque peuple a collectivement pour le suicide une tendance qui lui est propre et de laquelle dépend l'importance du tribut qu'il paie à la mort volontaire.
De ce point de vue, l'invariabilité du taux des suicides n'a plus rien de mystérieux, non plus que son individualité. Car, comme chaque société a son tempérament dont elle ne saurait changer du jour au lendemain, et comme cette tendance au suicide a sa source dans la constitution morale des groupes, il est inévitable et qu'elle diffère d'un groupe à l'autre et que, dans chacun d'eux, elle reste, pendant de longues années, sensiblement égale à elle-même. Elle est un des éléments essentiels de la cénesthésie sociale; or, chez les êtres collectifs comme chez les individus, l'état cénesthésique est ce qu'il y a de plus personnel et de plus immuable, parce qu'il n'est rien de plus fondamental. Mais alors, les effets qui en résultent doivent avoir et la même personnalité et la même stabilité. Il est même naturel qu'ils aient une constance supérieure à celle de la mortalité générale. Car la température, les influences climatériques, géologiques, en un mot, les conditions diverses dont dépend la santé publique, changent beaucoup plus facilement d'une année à l'autre que l'humeur des nations.
Il est, cependant, une hypothèse, différente en apparence de la précédente, qui pourrait tenter quelques esprits. Pour résoudre la difficulté, ne suffirait-il pas de supposer que les divers incidents de la vie privée qui passent pour être, par excellence, les causes déterminantes du suicide, reviennent régulièrement chaque année dans les mêmes proportions? Tous les ans, dirait-on[291], il y a à peu près autant de mariages malheureux, de faillites, d'ambitions déçues, de misère, etc. Il est donc naturel que, placés en même nombre dans des situations analogues, les individus soient aussi en même nombre pour prendre la résolution qui découle de leur situation. Il n'est pas nécessaire d'imaginer qu'ils cèdent à une force qui les domine; il suffit de supposer que, en face des mêmes circonstances, ils raisonnent en général de la même manière.
Mais nous savons que ces événements individuels, s'ils précèdent assez généralement les suicides, n'en sont pas réellement les causes. Encore une fois, il n'y a pas de malheurs dans la vie qui déterminent nécessairement l'homme à se tuer, s'il n'y est pas enclin d'une autre manière. La régularité avec laquelle peuvent se reproduire ces diverses circonstances ne saurait donc expliquer celle du suicide. De plus, quelque influence qu'on leur attribue, une telle solution ne ferait, en tout cas, que déplacer le problème sans le trancher. Car il reste à faire comprendre pourquoi ces situations désespérées se répètent identiquement chaque année suivant une loi propre à chaque pays. Comment se fait-il que, pour une même société, supposée stationnaire, il y ait toujours autant de familles désunies, autant de ruines économiques, etc.? Ce retour régulier des mêmes événements selon des proportions constantes pour un même peuple, mais très diverses d'un peuple à l'autre, serait inexplicable, s'il n'y avait dans chaque société des courants définis qui entraînent les habitants avec une force déterminée aux aventures commerciales et industrielles, aux pratiques de toute sorte qui sont de nature à troubler les familles, etc. Or c'est revenir, sous une forme à peine différente, à l'hypothèse même qu'on croyait avoir écartée[292].