III.

Mais attachons-nous à bien comprendre le sens et la portée des termes qui viennent d'être employés.

D'ordinaire, quand on parle de tendances ou de passions collectives, on est enclin à ne voir dans ces expressions que des métaphores et des manières de parler, qui ne désignent rien de réel sauf une sorte de moyenne entre un certain nombre d'états individuels. On se refuse à les regarder comme des choses, comme des forces sui generis qui dominent les consciences particulières. Telle est pourtant leur nature et c'est ce que la statistique du suicide démontre avec éclat[293]. Les individus qui composent une société changent d'une année à l'autre; et cependant, le nombre des suicidés est le même tant que la société elle-même ne change pas. La population de Paris se renouvelle avec une extrême rapidité; pourtant, la part de Paris dans l'ensemble des suicides français reste sensiblement constante. Quoique quelques années suffisent pour que l'effectif de l'armée soit entièrement transformé, le taux des suicides militaires ne varie, pour une même nation, qu'avec la plus extrême lenteur. Dans tous les pays, la vie collective évolue selon le même rythme au cours de l'année; elle croît de janvier à juillet environ pour décroître ensuite. Aussi, quoique les membres des diverses sociétés européennes ressortissent à des types moyens très différents les uns des autres, les variations saisonnières et même mensuelles des suicides ont lieu partout suivant la même loi. De même, quelle que soit la diversité des humeurs individuelles, le rapport entre l'aptitude des gens mariés pour le suicide et celle des veufs et des veuves est identiquement le même dans les groupes sociaux les plus différents, par cela seul que l'état moral du veuvage soutient partout avec la constitution morale qui est propre au mariage la même relation. Les causes qui fixent ainsi le contingent des morts volontaires pour une société ou une partie de société déterminée doivent donc être indépendantes des individus, puisqu'elles gardent la même intensité quels que soient les sujets particuliers sur lesquels s'exerce leur action. On dira que c'est le genre de vie qui, toujours le même, produit toujours les mêmes effets. Sans doute, mais un genre de vie, c'est quelque chose et dont la constance a besoin d'être expliquée. S'il se maintient invariable alors que des changements se produisent sans cesse dans les rangs de ceux qui le pratiquent, il est impossible qu'il tienne d'eux toute sa réalité.

On a cru pouvoir échapper à cette conséquence en faisant remarquer que cette continuité elle-même était l'œuvre des individus et que, par conséquent, pour en rendre compte, il n'était pas nécessaire de prêter aux phénomènes sociaux une sorte de transcendance par rapport à la vie individuelle. En effet, a-t-on dit, «une chose sociale quelconque, un mot d'une langue, un rite d'une religion, un secret de métier, un procédé d'art, un article de loi, une maxime de morale se transmet et passe d'un individu parent, maître, ami, voisin, camarade, à un autre individu[294]».

Sans doute, s'il ne s'agissait que de faire comprendre comment, d'une manière générale, une idée ou un sentiment passe d'une génération à l'autre, comment le souvenir ne s'en perd pas, cette explication pourrait, à la rigueur, être regardée comme suffisante[295]. Mais la transmission de faits comme le suicide et, plus généralement, comme les actes de toute sorte sur lesquels nous renseigne la statistique morale, présente un caractère très particulier dont on ne peut pas rendre compte à si peu de frais. Elle porte, en effet, non pas seulement en gros sur une certaine manière de faire, mais sur le nombre des cas où cette manière de faire est employée. Non seulement il y a des suicides chaque année, mais, en règle générale, il y en a chaque année autant que la précédente. L'état d'esprit qui détermine les hommes à se tuer n'est pas transmis purement et simplement, mais, ce qui est beaucoup plus remarquable, il est transmis à un égal nombre de sujets placés tous dans les conditions nécessaires pour qu'il passe à l'acte. Comment est-ce possible s'il n'y a que des individus en présence? En lui-même, le nombre ne peut être l'objet d'aucune transmission directe. La population d'aujourd'hui n'a pas appris de celle d'hier quel est le montant de l'impôt qu'elle doit payer au suicide; et pourtant, c'est exactement le même qu'elle acquittera, si les circonstances ne changent pas.

Faudra-t-il donc imaginer que chaque suicidé a eu pour initiateur et pour maître, en quelque sorte, l'une des victimes de l'année précédente et qu'il en est comme l'héritier moral? À cette condition seule il est possible de concevoir que le taux social des suicides puisse se perpétuer par voie de traditions inter-individuelles. Car si le chiffre total ne peut être transmis en bloc, il faut bien que les unités dont il est formé se transmettent une par une. Chaque suicidé devrait donc avoir reçu sa tendance de quelqu'un de ses devanciers et chaque suicide serait comme l'écho d'un suicide antérieur. Mais il n'est pas un fait qui autorise à admettre cette sorte de filiation personnelle entre chacun, des événements moraux que la statistique enregistre cette année, par exemple, et un événement similaire de l'année précédente. Il est tout à fait exceptionnel, comme nous l'avons montré plus haut, qu'un acte soit ainsi suscité par un autre acte de même nature. Pourquoi, d'ailleurs, ces ricochets auraient-ils régulièrement lieu d'une année à l'autre? Pourquoi le fait générateur mettrait-il un an à produire son semblable? Pourquoi enfin ne se susciterait-il qu'une seule et unique copie? Car il faut bien que, en moyenne, chaque modèle ne soit reproduit qu'une fois: autrement, le total ne serait pas constant. On nous dispensera de discuter plus longuement une hypothèse aussi arbitraire qu'irreprésentable. Mais, si on l'écarte, si l'égalité numérique des contingents annuels ne vient pas de ce que chaque cas particulier engendre son semblable à la période qui suit, elle ne peut être due qu'à l'action permanente de quelque cause impersonnelle qui plane au-dessus de tous les cas particuliers.

Il faut donc prendre les termes à la rigueur. Les tendances collectives ont une existence qui leur est propre; ce sont des forces aussi réelles que les forces cosmiques, bien qu'elles soient d'une autre nature; elles agissent également sur l'individu du dehors, bien que ce soit par d'autres voies. Ce qui permet d'affirmer que la réalité des premières n'est pas inférieure à celle des secondes, c'est qu'elle se prouve de la même manière, à savoir par la constance de leurs effets. Quand nous constatons que le nombre des décès varie très peu d'une année à l'autre, nous expliquons cette régularité en disant que la mortalité dépend du climat, de la température, de la nature du sol, en un mot d'un certain nombre de forces matérielles qui, étant indépendantes des individus, restent constantes alors que les générations changent. Par conséquent, puisque des actes moraux comme le suicide se reproduisent avec une uniformité, non pas seulement égale, mais supérieure, nous devons de même admettre qu'ils dépendent de forces extérieures aux individus. Seulement, comme ces forces ne peuvent être que morales et que, en dehors de l'homme individuel, il n'y a pas dans le monde d'autre être moral que la société, il faut bien qu'elles soient sociales. Mais, de quelque nom qu'on les appelle, ce qui importe, c'est de reconnaître leur réalité et de les concevoir comme un ensemble d'énergies qui nous déterminent à agir du dehors, ainsi que font les énergies physico-chimiques dont nous subissons l'action. Elles sont si bien des choses sui generis, et non des entités verbales, qu'on peut les mesurer, comparer leur grandeur relative, comme on fait pour l'intensité de courants électriques ou de foyers lumineux. Ainsi, cette proposition fondamentale que les faits sociaux sont objectifs, proposition que nous avons eu l'occasion d'établir dans un autre ouvrage[296] et que nous considérons comme le principe de la méthode sociologique, trouve dans la statistique morale et surtout dans celle du suicide une preuve nouvelle et particulièrement démonstrative. Sans doute, elle froisse le sens commun. Mais toutes les fois que la science est venue révéler aux hommes l'existence d'une force ignorée, elle a rencontré l'incrédulité. Comme il faut modifier le système des idées reçues pour faire place au nouvel ordre de choses et construire des concepts nouveaux, les esprits résistent paresseusement. Cependant, il faut s'entendre. Si la sociologie existe, elle ne peut être que l'étude d'un monde encore inconnu, différent de ceux qu'explorent les autres sciences. Or ce monde n'est rien s'il n'est pas un système de réalités.

Mais, précisément parce qu'elle se heurte à des préjugés traditionnels, cette conception a soulevé des objections auxquelles il nous faut répondre.

En premier lieu, elle implique que les tendances comme les pensées collectives sont d'une autre nature que les tendances et les pensées individuelles, que les premières ont des caractères que n'ont pas les secondes. Or, dit-on, comment est-ce possible puisqu'il n'y a dans la société que des individus? Mais, à ce compte, il faudrait dire qu'il n'y a rien de plus dans la nature vivante que dans la matière brute, puisque la cellule est exclusivement faite d'atomes qui ne vivent pas. De même, il est bien vrai que la société ne comprend pas d'autres forces agissantes que celles des individus; seulement les individus, en s'unissant, forment un être psychique d'une espèce nouvelle qui, par conséquent, a sa manière propre de penser et de sentir. Sans doute, les propriétés élémentaires d'où résulte le fait social, sont contenues en germe dans les esprits particuliers. Mais le fait social n'en sort que quand elles ont été transformées par l'association, puisque c'est seulement à ce moment qu'il apparaît. L'association est, elle aussi, un facteur actif qui produit des effets spéciaux. Or, elle est par elle-même quelque chose de nouveau. Quand des consciences, au lieu de rester isolées les unes des autres, se groupent et se combinent, il y a quelque chose de changé dans le monde. Par suite, il est naturel que ce changement en produise d'autres, que cette nouveauté engendre d'autres nouveautés, que des phénomènes apparaissent dont les propriétés caractéristiques ne se retrouvent pas dans les éléments dont ils sont composés.

Le seul moyen de contester cette proposition serait d'admettre qu'un tout est qualitativement identique à la somme de ses parties, qu'un effet est qualitativement réductible à la somme des causes qui l'ont engendré; ce qui reviendrait ou à nier tout changement ou à le rendre inexplicable. On est pourtant allé jusqu'à soutenir cette thèse extrême, mais on n'a trouvé pour la défendre que deux raisons vraiment extraordinaires. On a dit 1° que, «en sociologie, nous avons, par un privilège singulier, la connaissance intime de l'élément qui est notre conscience individuelle aussi bien que du composé qui est l'assemblée des consciences», 2° que, par cette double introspection «nous constatons clairement que, l'individuel écarté, le social n'est rien[297]».

La première assertion est une négation hardie de toute la psychologie contemporaine. On s'entend aujourd'hui pour reconnaître que la vie psychique, loin de pouvoir être connue d'une vue immédiate, a, au contraire, des dessous profonds où le sens intime ne pénètre pas et que nous n'atteignons que peu à peu par des procédés détournés et complexes, analogues à ceux qu'emploient les sciences du monde extérieur. Il s'en faut donc que la nature de la conscience soit désormais sans mystère. Quant à la seconde proposition, elle est purement arbitraire. L'auteur peut bien affirmer que, suivant son impression personnelle, il n'y a rien de réel dans la société que ce qui vient de l'individu, mais, à l'appui de cette affirmation, les preuves font défaut et la discussion, par suite, est impossible. Il serait si facile d'opposer à ce sentiment le sentiment contraire d'un grand nombre de sujets qui se représentent la société, non comme la forme que prend spontanément la nature individuelle en s'épanouissant au dehors, mais comme une force antagoniste qui les limite et contre laquelle ils font effort! Que dire, du reste, de cette intuition par laquelle nous connaîtrions directement et sans intermédiaire, non seulement l'élément, c'est-à-dire l'individu, mais encore le composé, c'est-à-dire la société? Si, vraiment, il suffisait d'ouvrir les yeux et de bien regarder pour apercevoir aussitôt les lois du monde social, la sociologie serait inutile ou, du moins, serait très simple. Malheureusement, les faits ne montrent que trop combien la conscience est incompétente en la matière. Jamais elle ne fût arrivée d'elle-même à soupçonner cette nécessité qui ramène tous les ans, en même nombre, les phénomènes démographiques, si elle n'en avait été avertie du dehors. À plus forte raison, est-elle incapable, réduite à ses seules forces, d'en découvrir les causes.

Mais, en séparant ainsi la vie sociale de la vie individuelle, nous n'entendons nullement dire qu'elle n'a rien de psychique. Il est évident, au contraire, qu'elle est essentiellement faite de représentations. Seulement, les représentations collectives sont d'une tout autre nature que celles de l'individu. Nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu'on dise de la sociologie qu'elle est une psychologie, si l'on prend soin d'ajouter que la psychologie sociale a ses lois propres, qui ne sont pas celles de la psychologie individuelle. Un exemple achèvera de faire comprendre notre pensée. D'ordinaire, on donne comme origine à la religion les impressions de crainte ou de déférence qu'inspirent aux sujets conscients des êtres mystérieux et redoutés; de ce point de vue, elle apparaît comme le simple développement d'états individuels et de sentiments privés. Mais cette explication simpliste est sans rapport avec les faits. Il suffit de remarquer que, dans le règne animal, où la vie sociale n'est jamais que très rudimentaire, l'institution religieuse est inconnue, qu'elle ne s'observe jamais que là où il existe une organisation collective, qu'elle change selon la nature des sociétés, pour qu'on soit fondé à conclure que, seuls, les hommes en groupe pensent religieusement. Jamais l'individu ne se serait élevé à l'idée de forces qui le dépassent aussi infiniment, lui et tout ce qui l'entoure, s'il n'avait connu que lui-même et l'univers physique. Même les grandes forces naturelles avec lesquelles il est en relations n'auraient pas pu lui en suggérer la notion; car, à l'origine, il est loin de savoir, comme aujourd'hui, à quel point elles le dominent; il croit, au contraire, pouvoir, dans de certaines conditions, en disposer à son gré[298]. C'est la science qui lui a appris de combien il leur est inférieur. La puissance qui s'est ainsi imposée à son respect et qui est devenue l'objet de son adoration, c'est la société, dont les Dieux ne furent que la forme hypostasiée. La religion, c'est, en définitive, le système de symboles par lesquels la société prend conscience d'elle-même; c'est la manière de penser propre à l'être collectif. Voilà donc un vaste ensemble d'états mentaux qui ne se seraient pas produits si les consciences particulières ne s'étaient pas unies, qui résultent de cette union et se sont surajoutés à ceux qui dérivent des natures individuelles. On aura beau analyser ces dernières aussi minutieusement que possible, jamais on n'y découvrira rien qui explique comment se sont fondées et développées ces croyances et ces pratiques singulières d'où est né le totémisme, comment le naturisme en est sorti, comment le naturisme lui-même est devenu, ici la religion abstraite de Iahvé, là le polythéisme des Grecs et des Romains, etc. Or, tout ce que nous voulons dire quand nous affirmons l'hétérogénéité du social et de l'individuel, c'est que les observations précédentes s'appliquent, non seulement à la religion, mais au droit, à la morale, aux modes, aux institutions politiques, aux pratiques pédagogiques, etc., en un mot à toutes les formes de la vie collective[299].

Mais une autre objection nous a été faite qui peut paraître plus grave au premier abord. Nous n'avons pas seulement admis que les états sociaux diffèrent qualitativement des états individuels, mais encore qu'ils sont, en un certain sens, extérieurs aux individus. Même nous n'avons pas craint de comparer cette extériorité à celle des forces physiques. Mais, a-t-on dit, puisqu'il n'y a rien dans la société que des individus, comment pourrait-il y avoir quelque chose en dehors d'eux?

Si l'objection était fondée, nous serions en présence d'une antinomie. Car il ne faut pas perdre de vue ce qui a été précédemment établi. Puisque la poignée de gens qui se tuent chaque année ne forme pas un groupe naturel, qu'ils ne sont pas en communication les uns avec les autres, le nombre constant des suicides ne peut être dû qu'à l'action d'une même cause qui domine les individus et qui leur survit. La force qui fait l'unité du faisceau formé par la multitude des cas particuliers, épars sur la surface du territoire, doit nécessairement être en dehors de chacun d'eux. Si donc il était réellement impossible qu'elle leur fût extérieure, le problème serait insoluble. Mais l'impossibilité n'est qu'apparente.

Et d'abord, il n'est pas vrai que la société ne soit composée que d'individus; elle comprend aussi des choses matérielles et qui jouent un rôle essentiel dans la vie commune. Le fait social se matérialise parfois jusqu'à devenir un élément du monde extérieur. Par exemple, un type déterminé d'architecture est un phénomène social; or il est incarné en partie dans des maisons, dans des édifices de toute sorte qui, une fois construits, deviennent des réalités autonomes, indépendantes des individus. Il en est ainsi des voies de communication et de transport, des instruments et des machines employés dans l'industrie ou dans la vie privée et qui expriment l'état de la technique à chaque moment de l'histoire, du langage écrit, etc. La vie sociale, qui s'est ainsi comme cristallisée et fixée sur des supports matériels, se trouve donc par cela même extériorisée, et c'est du dehors qu'elle agit sur nous. Les voies de communication qui ont été construites avant nous impriment à la marche de nos affaires une direction déterminée, suivant qu'elles nous mettent en relations avec tels ou tels pays. L'enfant forme son goût en entrant en contact avec les monuments du goût national, legs des générations antérieures. Parfois même, on voit de ces monuments disparaître pendant des siècles dans l'oubli, puis, un jour, alors que les nations qui les avaient élevés sont depuis longtemps éteintes, réapparaître à la lumière et recommencer au sein de sociétés nouvelles une nouvelle existence. C'est ce qui caractérise ce phénomène très particulier qu'on appelle les Renaissances. Une Renaissance, c'est de la vie sociale qui, après s'être comme déposée dans des choses et y être restée longtemps latente, se réveille tout à coup et vient changer l'orientation intellectuelle et morale de peuples qui n'avaient pas concouru à l'élaborer. Sans doute, elle ne pourrait pas se ranimer si des consciences vivantes ne se trouvaient là pour recevoir son action; mais, d'un autre côté, ces consciences auraient pensé et senti tout autrement si cette action ne s'était pas produite.

La même remarque s'applique à ces formules définies où se condensent soit les dogmes de la foi, soit les préceptes du droit, quand ils se fixent extérieurement sous une forme consacrée. Assurément, si bien rédigées qu'elles pussent être, elles resteraient lettre morte s'il n'y avait personne pour se les représenter et les mettre en pratique. Mais, si elles ne se suffisent pas, elles ne laissent pas d'être des facteurs sui generis de l'activité sociale. Car elles ont un mode d'action qui leur est propre. Les relations juridiques ne sont pas du tout les mêmes selon que le droit est écrit ou non. Là où il existe un code constitué, la jurisprudence est plus régulière, mais moins souple, la législation plus uniforme, mais aussi plus immuable. Elle sait moins bien s'approprier à la diversité des cas particuliers et elle oppose plus de résistance aux entreprises des novateurs. Les formes matérielles qu'elle revêt ne sont donc pas de simples combinaisons verbales sans efficacité, mais des réalités agissantes, puisqu'il en sort des effets qui n'auraient pas lieu si elles n'étaient pas. Or, non seulement elles sont extérieures aux consciences individuelles, mais c'est cette extériorité qui fait leurs caractères spécifiques. C'est parce qu'elles sont moins à la portée des individus que ceux-ci peuvent plus difficilement les accommoder aux circonstances, et c'est la même cause qui les rend plus réfractaires aux changements.

Toutefois, il est incontestable que toute la conscience sociale n'arrive pas à s'extérioriser et à se matérialiser ainsi. Toute l'esthétique nationale n'est pas dans les œuvres qu'elle inspire; toute la morale ne se formule pas en préceptes définis. La majeure partie en reste diffuse. Il y a toute une vie collective qui est en liberté; toutes sortes de courants vont, viennent, circulent dans toutes les directions, se croisent et se mêlent de mille manières différentes et, précisément parce qu'ils sont dans un perpétuel état de mobilité, ils ne parviennent pas à se prendre sous une forme objective. Aujourd'hui, c'est un vent de tristesse et de découragement qui s'est abattu sur la société; demain, au contraire, un souffle de joyeuse confiance viendra soulever les cœurs. Pendant un temps, tout le groupe est entraîné vers l'individualisme; une autre période vient, et ce sont les aspirations sociales et philanthropiques qui deviennent prépondérantes. Hier, on était tout au cosmopolitisme, aujourd'hui, c'est le patriotisme qui l'emporte. Et tous ces remous, tous ces flux et tous ces reflux ont lieu, sans que les préceptes cardinaux du droit et de la morale, immobilisés par leurs formes hiératiques, soient seulement modifiés. D'ailleurs, ces préceptes eux-mêmes ne font qu'exprimer toute une vie sous-jacente dont ils font partie; ils en résultent, mais ne la suppriment pas. À la base de toutes ces maximes, il y a des sentiments actuels et vivants que ces formules résument, mais dont elles ne sont que l'enveloppe superficielle. Elles n'éveilleraient aucun écho, si elles ne correspondaient pas à des émotions et à des impressions concrètes, éparses dans la société. Si donc nous leur attribuons une réalité, nous ne songeons pas à en faire le tout de la réalité morale. Ce serait prendre le signe pour la chose signifiée. Un signe est assurément quelque chose; ce n'est pas une sorte d'épiphénomène surérogatoire; on sait aujourd'hui le rôle qu'il joue dans le développement intellectuel. Mais enfin ce n'est qu'un signe[300].

Mais parce que cette vie n'a pas un suffisant degré de consistance pour se fixer, elle ne laisse pas d'avoir le même caractère que ces préceptes formulés dont nous parlions tout à l'heure. Elle est extérieure à chaque individu moyen pris à part. Voici, par exemple, qu'un grand danger public détermine une poussée du sentiment patriotique. Il en résulte un élan collectif en vertu duquel la société, dans son ensemble, pose comme un axiome que les intérêts particuliers, même ceux qui passent d'ordinaire pour les plus respectables, doivent s'effacer complètement devant l'intérêt commun. Et le principe n'est pas seulement énoncé comme une sorte de desideratum; au besoin, il est appliqué à la lettre. Observez au même moment la moyenne des individus! Vous retrouverez bien chez un grand nombre d'entre eux quelque chose de cet état moral, mais infiniment atténué. Ils sont rares, ceux qui, même en temps de guerre, sont prêts à faire spontanément une aussi entière abdication d'eux-mêmes. Donc, de toutes les consciences particulières qui composent la grande masse de la nation, il n'en est aucune par rapport à laquelle le courant collectif ne soit extérieur presque en totalité, puisque chacune d'elles n'en contient qu'une parcelle.

On peut faire la même observation même à propos des sentiments moraux les plus stables et les plus fondamentaux. Par exemple, toute société a pour la vie de l'homme en général un respect dont l'intensité est déterminée et peut se mesurer d'après la gravité relative[301] des peines attachées à l'homicide. D'un autre côté, l'homme moyen n'est pas sans avoir en lui quelque chose de ce même sentiment, mais à un bien moindre degré et d'une tout autre manière que la société. Pour se rendre compte de cet écart, il suffit de comparer l'émotion que peut nous causer individuellement la vue du meurtrier ou le spectacle même du meurtre, et celle qui saisit, dans les mêmes circonstances, les foules assemblées. On sait à quelles extrémités elles se laissent entraîner si rien ne leur résiste. C'est que, dans ce cas, la colère est collective. Or, la même différence se retrouve à chaque instant entre la manière dont la société ressent ces attentats et la façon dont ils affectent les individus; par conséquent, entre la forme individuelle et la forme sociale du sentiment qu'ils offensent. L'indignation sociale est d'une telle énergie qu'elle n'est très souvent satisfaite que par l'expiation suprême. Pour nous, si la victime est un inconnu ou un indifférent, si l'auteur du crime ne vit pas dans notre entourage et, par suite, ne constitue pas pour nous une menace personnelle, tout en trouvant juste que l'acte soit puni, nous n'en sommes pas assez émus pour éprouver un besoin véritable d'en tirer vengeance. Nous ne ferons pas un pas pour découvrir le coupable; nous répugnerons même à le livrer. La chose ne change d'aspect que si l'opinion publique, comme on dit, s'est saisie de l'affaire. Alors, nous devenons plus exigeants et plus actifs. Mais c'est l'opinion qui parle par notre bouche; c'est sous la pression de la collectivité que nous agissons, non en tant qu'individus.

Le plus souvent même, la distance entre l'état social et ses répercussions individuelles est encore plus considérable. Dans le cas précédent, le sentiment collectif, en s'individualisant, gardait du moins, chez la plupart des sujets, assez de force pour s'opposer aux actes qui l'offensent; l'horreur du sang humain est aujourd'hui assez profondément enracinée dans la généralité des consciences pour prévenir l'éclosion d'idées homicides. Mais le simple détournement, la fraude silencieuse et sans violence sont loin de nous inspirer la même répulsion. Ils ne sont pas très nombreux ceux qui ont des droits d'autrui un respect suffisant pour étouffer dans son germe tout désir de s'enrichir injustement. Ce n'est pas que l'éducation ne développe un certain éloignement pour tout acte contraire à l'équité. Mais quelle distance entre ce sentiment vague, hésitant, toujours prêt aux compromis, et la flétrissure catégorique, sans réserve et sans réticence, dont la société frappe le vol sous toutes ses formes! Et que dirons-nous de tant d'autres devoirs qui ont encore moins de racines chez l'homme ordinaire, comme celui qui nous ordonne de contribuer pour notre juste part aux dépenses publiques, de ne pas frauder le fisc, de ne pas chercher à éviter habilement le service militaire, d'exécuter loyalement nos contrats, etc., etc. Si, sur tous ces points, la moralité n'était assurée que par les sentiments vacillants que contiennent les consciences moyennes, elle serait singulièrement précaire.

C'est donc une erreur fondamentale que de confondre, comme on l'a fait tant de fois, le type collectif d'une société avec le type moyen des individus qui la composent. L'homme moyen est d'une très médiocre moralité. Seules, les maximes les plus essentielles de l'éthique sont gravées en lui avec quelque force, et encore sont-elles loin d'y avoir la précision et l'autorité qu'elles ont dans le type collectif, c'est-à-dire dans l'ensemble de la société. Cette confusion, que Quételet a précisément commise, fait de la genèse de la morale un problème incompréhensible. Car, puisque l'individu est en général d'une telle médiocrité, comment une morale a-t-elle pu se constituer qui le dépasse à ce point, si elle n'exprime que la moyenne des tempéraments individuels? Le plus ne saurait, sans miracle, naître du moins. Si la conscience commune n'est autre chose que la conscience la plus générale, elle ne peut s'élever au-dessus du niveau vulgaire. Mais alors, d'où viennent ces préceptes élevés et nettement impératifs que la société s'efforce d'inculquer à ses enfants et dont elle impose le respect à ses membres? Ce n'est pas sans raison que les religions et, à leur suite, tant de philosophies considèrent la morale comme ne pouvant avoir toute sa réalité qu'en Dieu. C'est que la pâle et très incomplète esquisse qu'en contiennent les consciences individuelles n'en peut être regardée comme le type original. Elle fait plutôt l'effet d'une reproduction infidèle et grossière dont le modèle, par suite, doit exister quelque part en dehors des individus. C'est pourquoi, avec son simplisme ordinaire, l'imagination populaire le réalise en Dieu. La science, sans doute, ne saurait s'arrêter à cette conception dont elle n'a même pas à connaître[302]. Seulement, si on l'écarte, il ne reste plus d'autre alternative que de laisser la morale en l'air et inexpliquée, ou d'en faire un système d'états collectifs. Ou elle ne vient de rien qui soit donné dans le monde de l'expérience, ou elle vient de la société. Elle ne peut exister que dans une conscience; si ce n'est pas dans celle de l'individu, c'est donc dans celle du groupe. Mais alors il faut admettre que la seconde, loin de se confondre avec la conscience moyenne, la déborde de toutes parts.

L'observation confirme donc l'hypothèse. D'un côté, la régularité des données statistiques implique qu'il existe des tendances collectives, extérieures aux individus; de l'autre, dans un nombre considérable de cas importants, nous pouvons directement constater cette extériorité. Elle n'a, d'ailleurs, rien de surprenant pour quiconque a reconnu l'hétérogénéité des états individuels et des états sociaux. En effet, par définition, les seconds ne peuvent venir à chacun de nous que du dehors, puisqu'ils ne découlent pas de nos prédispositions personnelles; étant faits d'éléments qui nous sont étrangers[303], ils expriment autre chose que nous-mêmes. Sans doute, dans la mesure où nous ne faisons qu'un avec le groupe et où nous vivons de sa vie, nous sommes ouverts à leur influence; mais inversement, en tant que nous avons une personnalité distincte de la sienne, nous leur sommes réfractaires et nous cherchons à leur échapper. Et comme il n'est personne qui ne mène concurremment cette double existence, chacun de nous est animé à la fois d'un double mouvement. Nous sommes entraînés dans le sens social et nous tendons à suivre la pente de notre nature. Le reste de la société pèse donc sur nous pour contenir nos tendances centrifuges, et nous concourons pour notre part à peser sur autrui afin de neutraliser les siennes. Nous subissons nous-mêmes la pression que nous, contribuons à exercer sur les autres. Deux forces antagonistes sont en présence. L'une vient de la collectivité et cherche à s'emparer de l'individu; l'autre vient de l'individu et repousse la précédente. La première est, il est vrai, bien supérieure à la seconde, puisqu'elle est due à une combinaison de toutes les forces particulières; mais, comme elle rencontre aussi autant de résistances qu'il y a de sujets particuliers, elle s'use en partie dans ces luttes multipliées et ne nous pénètre que défigurée et affaiblie. Quand elle est très intense, quand les circonstances qui la mettent en action reviennent fréquemment, elle peut encore marquer assez fortement les constitutions individuelles; elle y suscite des états d'une certaine vivacité et qui, une fois organisés, fonctionnent avec la spontanéité de l'instinct; c'est ce qui arrive pour les idées morales les plus essentielles. Mais la plupart des courants sociaux ou sont trop faibles ou ne sont en contact avec nous que d'une manière trop intermittente pour qu'ils puissent pousser en nous de profondes racines; leur action est superficielle. Par conséquent, ils restent presque totalement externes. Ainsi, le moyen de calculer un élément quelconque du type collectif n'est pas de mesurer la grandeur qu'il a dans les consciences individuelles et de prendre la moyenne entre toutes ces mesures; c'est plutôt la somme qu'il faudrait faire. Encore ce procédé d'évaluation serait-il bien au-dessous de la réalité; car on n'obtiendrait ainsi que le sentiment social diminué de tout ce qu'il a perdu en s'individualisant.

Ce n'est donc pas sans quelque légèreté qu'on a pu taxer notre conception de scolastique et lui reprocher de donner pour fondement aux phénomènes sociaux je ne sais quel principe vital d'un genre nouveau. Si nous refusons d'admettre qu'ils aient pour substrat la conscience de l'individu, nous leur en assignons un autre; c'est celui que forment, en s'unissant et en se combinant, toutes les consciences individuelles. Ce substrat n'a rien de substantiel ni d'ontologique, puisqu'il n'est rien autre chose qu'un tout composé de parties. Mais il ne laisse pas d'être aussi réel que les éléments qui le composent; car ils ne sont pas constitués d'une autre manière. Eux aussi sont composés. En effet, on sait aujourd'hui que le moi est la résultante d'une multitude de consciences sans moi; que chacune de ces consciences élémentaires est, à son tour, le produit d'unités vitales sans conscience, de même que chaque unité vitale est elle-même due à une association de particules inanimées. Si donc le psychologue et le biologiste regardent avec raison comme bien fondés les phénomènes qu'ils étudient, par cela seul qu'ils sont rattachés à une combinaison d'éléments de l'ordre immédiatement inférieur, pourquoi en serait-il autrement en sociologie? Ceux-là seuls pourraient juger une telle base insuffisante, qui n'ont pas renoncé à l'hypothèse d'une force vitale et d'une âme substantielle. Ainsi, rien n'est moins étrange que cette proposition dont on a cru devoir se scandaliser[304]: Une croyance ou une pratique sociale est susceptible d'exister indépendamment de ses expressions individuelles. Par là, nous ne songions évidemment pas à dire que la société est possible sans individus, absurdité manifeste dont on aurait pu nous épargner le soupçon. Mais nous entendions: 1° que le groupe formé par les individus associés est une réalité d'une autre sorte que chaque individu pris à part; 2° que les états collectifs existent dans le groupe de la nature duquel ils dérivent, avant d'affecter l'individu en tant que tel et de s'organiser en lui, sous une forme nouvelle, une existence purement intérieure.

Cette façon de comprendre les rapports de l'individu avec la société rappelle, d'ailleurs, l'idée que les zoologistes contemporains tendent à se faire des rapports qu'il soutient également avec l'espèce ou la race. La théorie très simple, d'après laquelle l'espèce ne serait qu'un individu perpétué dans le temps et généralisé dans l'espace, est de plus en plus abandonnée. Elle vient, en effet, se heurter à ce fait que les variations qui se produisent chez un sujet isolé ne deviennent spécifiques que dans des cas très rares et, peut-être, douteux[305]. Les caractères distinctifs de la race ne changent chez l'individu que s'ils changent dans la race en général. Celle-ci aurait donc quelque réalité, d'où procéderaient les formes diverses qu'elle prend chez les êtres particuliers, loin d'être une généralisation de ces dernières. Sans doute, nous ne pouvons regarder ces doctrines comme définitivement démontrées. Mais il nous suffit de faire voir que nos conceptions sociologiques, sans être empruntées à un autre ordre de recherches, ne sont cependant pas sans analogues dans les sciences les plus positives.

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