II

Il y a donc dans la religion quelque chose d’éternel qui est destiné à survivre à tous les symboles particuliers dans lesquels la pensée religieuse s’est successivement enveloppée. Il ne peut pas y avoir de société qui ne sente le besoin d’entretenir et de raffermir, à intervalles réguliers, les sentiments collectifs et les idées collectives qui font son unité et sa personnalité. Or, cette réfection morale ne peut être obtenue qu’au moyen de réunions, d’assemblées, de congrégations où les individus, étroitement rapprochés les uns des autres, réaffirment en commun leurs communs sentiments ; de là, des cérémonies qui, par leur objet, par les résultats qu’elles produisent, par les procédés qui y sont employés, ne diffèrent pas en nature des cérémonies proprement religieuses. Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d’Égypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ?

Si nous avons peut-être quelque mal aujourd’hui à nous représenter en quoi pourront consister ces fêtes et ces cérémonies de l’avenir, c’est que nous traversons une phase de transition et de médiocrité morale. Les grandes choses du passé, celles qui enthousiasmaient nos pères, n’excitent plus chez nous la même ardeur, soit parce qu’elles sont entrées dans l’usage commun au point de nous devenir inconscientes, soit parce qu’elles ne répondent plus à nos aspirations actuelles ; et cependant, il ne s’est encore rien fait qui les remplace. Nous ne pouvons plus nous passionner pour les principes au nom desquels le christianisme recommandait aux maîtres de traiter humainement leurs esclaves, et, d’autre part, l’idée qu’il se fait de l’égalité et de la fraternité humaine nous paraît aujourd’hui laisser trop de place à d’injustes inégalités. Sa pitié pour les humbles nous semble trop platonique ; nous en voudrions une qui fût plus efficace ; mais nous ne voyons pas encore clairement ce qu’elle doit être ni comment elle pourra se réaliser dans les faits. En un mot, les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nés. C’est ce qui a rendu vaine la tentative de Comte en vue d’organiser une religion avec de vieux souvenirs historiques, artificiellement réveillés : c’est de la vie elle-même, et non d’un passé mort que peut sortir un culte vivant. Mais cet état d’incertitude et d’agitation confuse ne saurait durer éternellement. Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l’humanité ; et ces heures une fois vécues, les hommes éprouveront spontanément le besoin de les revivre de temps en temps par la pensée, c’est-à-dire d’en entretenir le souvenir au moyen de fêtes qui en revivifient régulièrement les fruits. Déjà nous avons vu comment la Révolution institua tout un cycle de fêtes pour tenir dans un état de perpétuelle jeunesse les principes dont elle s’inspirait. Si l’institution périclita vite, c’est que la foi révolutionnaire ne dura qu’un temps ; c’est que les déceptions et le découragement succédèrent rapidement au premier moment d’enthousiasme. Mais, quoique l’œuvre ait avorté, elle nous permet de nous représenter ce qu’elle aurait pu être dans d’autres conditions ; et tout fait penser qu’elle sera tôt ou tard reprise. Il n’y a pas d’évangiles qui soient immortels et il n’y a pas de raison de croire que l’humanité soit désormais incapable d’en concevoir de nouveaux. Quant à savoir ce que seront les symboles où viendra s’exprimer la foi nouvelle, s’ils ressembleront ou non à ceux du passé, s’ils seront plus adéquats à la réalité qu’ils auront pour objet de traduire, c’est là une question qui dépasse les facultés humaines de précision et qui, d’ailleurs, ne tient pas au fond des choses.

Mais les fêtes, les rites, le culte en un mot, ne sont pas toute la religion. Celle-ci n’est pas seulement un système de pratiques ; c’est aussi un système d’idées dont l’objet est d’exprimer le monde ; nous avons vu que même les plus humbles ont leur cosmologie. Quelque rapport qu’il puisse y avoir entre ces deux éléments de la vie religieuse, ils ne laissent pas d’être très différents. L’un est tourné du côté de l’action qu’il sollicite et qu’il règle ; l’autre du côté de la pensée qu’il enrichit et qu’il organise. Ils ne dépendent donc pas des mêmes conditions et, par suite, il y a lieu de se demander si le second répond à des nécessités aussi universelles et aussi permanentes que le premier.

Quand on attribue à la pensée religieuse des caractères spécifiques, quand on croit qu’elle a pour fonction d’exprimer, par des méthodes qui lui sont propres, tout un aspect du réel qui échappe à la connaissance vulgaire comme à la science, on se refuse naturellement à admettre que la religion puisse jamais être déchue de son rôle spéculatif. Mais l’analyse des faits ne nous a pas paru démontrer cette spécificité. La religion que nous venons d’étudier est une de celles où les symboles employés sont le plus déconcertants pour la raison. Tout y paraît mystérieux. Ces êtres qui participent à la fois des règnes les plus hétérogènes, qui se multiplient sans cesser d’être uns, qui se fragmentent sans se diminuer, semblent, au premier abord, appartenir à un monde entièrement différent de celui où nous vivons ; on a même été jusqu’à dire que la pensée qui l’a construit ignorait totalement les lois de la logique. Jamais, peut-être, le contraste entre la raison et la foi n’a été plus accusé. Si donc il y eut un moment dans l’histoire où leur hétérogénéité devrait ressortir avec évidence, c’est bien celui-là. Or, contrairement aux apparences, nous avons constaté que les réalités auxquelles s’applique alors la spéculation religieuse sont celles-là mêmes qui serviront plus tard d’objets à la réflexion des savants : c’est la nature, l’homme, la société. Le mystère qui paraît les entourer est tout superficiel et se dissipe devant une observation plus approfondie : il suffit d’écarter le voile dont l’imagination mythologique les a recouvertes pour qu’elles apparaissent telles qu’elles sont. Ces réalités, la religion s’efforce de les traduire en un langage intelligible qui ne diffère pas en nature de celui que la science emploie ; de part et d’autre il s’agit de rattacher les choses les unes aux autres, d’établir entre elles des relations internes, de les classer, de les systématiser. Nous avons même vu que les notions essentielles de la logique scientifique sont d’origine religieuse. Sans doute, la science, pour les utiliser, les soumet à une élaboration nouvelle ; elle les épure de toute sorte d’éléments adventices ; d’une manière générale elle apporte, dans toutes ses démarches, un esprit critique qu’ignore la religion ; elle s’entoure de précautions pour « éviter la précipitation et la prévention », pour tenir à l’écart les passions, les préjugés et toutes les influences subjectives. Mais ces perfectionnements méthodologiques ne suffisent pas à la différencier de la religion. L’une et l’autre, sous ce rapport, poursuivent le même but ; la pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse. Il semble donc naturel que la seconde s’efface progressivement devant la première, à mesure que celle-ci devient plus apte à s’acquitter de la tâche.

Et il n’est pas douteux, en effet, que cette régression ne se soit produite au cours de l’histoire. Issue de la religion, la science tend à se substituer à cette dernière pour tout ce qui concerne les fonctions cognitives et intellectuelles. Déjà le christianisme a consacré définitivement cette substitution dans l’ordre des phénomènes matériels. Voyant dans la matière la chose profane par excellence, il en a facilement abandonné la connaissance à une discipline étrangère, tradidit mundum hominum disputationi ; c’est ainsi que les sciences de la nature ont pu s’établir et faire reconnaître leur autorité sans de trop grandes difficultés. Mais il ne pouvait se dessaisir aussi aisément du monde des âmes ; car c’est sur les âmes que le dieu des chrétiens aspire avant tout à régner. C’est pourquoi, pendant longtemps, l’idée de soumettre la vie psychique à la science faisait l’effet d’une sorte de profanation ; même aujourd’hui, elle répugne encore à nombre d’esprits. Cependant, la psychologie expérimentale et comparative s’est constituée et il faut aujourd’hui compter avec elle. Mais le monde de la vie religieuse et morale reste encore interdit. La grande majorité des hommes continue à croire qu’il y a là un ordre de choses où l’esprit ne peut pénétrer que par des voies très spéciales. De là, les vives résistances que l’on rencontre toutes les fois que l’on essaie de traiter scientifiquement les phénomènes religieux et moraux. Mais, en dépit des oppositions, ces tentatives se répètent et cette persistance même permet de prévoir que cette dernière barrière finira par céder et que la science s’établira en maîtresse même dans cette région réservée.

Voilà en quoi consiste le conflit de la science et de la religion. On s’en fait souvent une idée inexacte. On dit que la science nie la religion en principe. Mais la religion existe ; c’est un système de faits donnés ; en un mot, c’est une réalité. Comment la science pourrait-elle nier une réalité ? De plus, en tant que la religion est action, en tant qu’elle est un moyen de faire vivre les hommes, la science ne saurait en tenir lieu, car si elle exprime la vie, elle ne la crée pas ; elle peut bien chercher à expliquer la foi, mais, par cela même, elle la suppose. Il n’y a donc de conflit que sur un point limité. Des deux fonctions que remplissait primitivement la religion, il en existe une, mais une seule, qui tend de plus en plus à lui échapper : c’est la fonction spéculative. Ce que la science conteste à la religion, ce n’est pas le droit d’être, c’est le droit de dogmatiser sur la nature des choses, c’est l’espèce de compétence spéciale qu’elle s’attribuait pour connaître de l’homme et du monde. En fait, elle ne se connaît pas elle-même. Elle ne sait ni de quoi elle est faite ni à quels besoins elle répond. Elle est elle-même objet de science ; tant s’en faut qu’elle puisse faire la loi à la science ! Et comme, d’un autre côté, en dehors du réel à quoi s’applique la réflexion scientifique, il n’existe pas d’objet propre sur lequel porte la spéculation religieuse, il est évident que celle-ci ne saurait jouer dans l’avenir le même rôle que dans le passé.

Cependant, elle paraît appelée à se transformer plutôt qu’à disparaître.

Nous avons dit qu’il y a dans la religion quelque chose d’éternel ; c’est le culte, la foi. Mais les hommes ne peuvent célébrer des cérémonies auxquelles ils ne verraient pas de raison d’être, ni accepter une foi qu’ils ne comprendraient d’aucune manière. Pour la répandre ou simplement pour l’entretenir il faut la justifier, c’est-à-dire en faire la théorie. Une théorie de ce genre est, sans doute, tenue de s’appuyer sur les différentes sciences, à partir du moment où elles existent ; sciences sociales d’abord, puisque la foi religieuse a ses origines dans la société ; psychologie, puisque la société est une synthèse de consciences humaines ; sciences de la nature enfin, puisque l’homme et la société sont fonction de l’univers et n’en peuvent être abstraits qu’artificiellement. Mais si importants que puissent être les emprunts faits aux sciences constituées, ils ne sauraient suffire ; car la loi est avant tout un élan à agir et la science, si loin qu’on la pousse, reste toujours à distance de l’action. La science est fragmentaire, incomplète ; elle n’avance que lentement et n’est jamais achevée ; la vie, elle, ne peut attendre. Des théories qui sont destinées à faire vivre, à faire agir, sont donc obligées de devancer la science et de la compléter prématurément. Elles ne sont possibles que si les exigences de la pratique et les nécessités vitales, telles que nous les sentons sans les concevoir distinctement, poussent la pensée en avant, par-delà ce que la science nous permet d’affirmer. Ainsi, les religions, même les plus rationnelles et les plus laïcisées, ne peuvent pas et ne pourront jamais se passer d’une sorte très particulière de spéculation qui, tout en ayant les mêmes objets que la science elle-même, ne saurait pourtant être proprement scientifique : les intuitions obscures de la sensation et du sentiment y tiennent souvent lieu de raisons logiques. Par un côté, cette spéculation ressemble donc à celle que nous rencontrons dans les religions du passé ; mais, par un autre, elle s’en distingue. Tout en s’accordant le droit de dépasser la science, elle doit commencer par la connaître et par s’en inspirer. Dès que l’autorité de la science est établie, il faut en tenir compte ; on peut aller plus loin qu’elle sous la pression de la nécessité, mais c’est d’elle qu’il faut partir. On ne peut rien affirmer qu’elle nie, rien nier qu’elle affirme, rien établir qui ne s’appuie, directement ou indirectement, sur des principes qu’on lui emprunte. Dès lors, la loi n’exerce plus, sur le système des représentations que l’on peut continuer à appeler religieuses, la même hégémonie qu’autrefois. En face d’elle, se dresse une puissance rivale qui, née d’elle, la soumet désormais à sa critique et à son contrôle. Et tout fait prévoir que ce contrôle deviendra toujours plus étendu et plus efficace, sans qu’il soit possible d’assigner de limite à son influence future.

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