Tout d’abord, puisque les dessins qui représentent le totem éveillent des sentiments religieux, il est naturel que les choses dont ces dessins reproduisent l’aspect aient, en quelque mesure, la même propriété.
Ce sont, pour la plupart, des animaux et des plantes. Le rôle profane des végétaux et même des animaux est, d’ordinaire, de servir à l’alimentation ; aussi le caractère sacré de l’animal ou de la plante totémique se reconnaît-il à ce fait qu’il est interdit d’en manger. Sans doute, parce qu’ils sont choses saintes, ils peuvent entrer dans la composition de certains repas mystiques, et nous verrons, en effet, qu’ils servent parfois à de véritables sacrements ; mais normalement ils ne peuvent être utilisés pour la consommation vulgaire. Quiconque passe outre à cette défense s’expose aux plus graves dangers. Ce n’est pas que le groupe intervienne toujours pour réprimer artificiellement l’infraction commise ; mais on croit que le sacrilège produit automatiquement la mort. Dans la plante ou dans l’animal totémique est censé résider un principe redoutable qui ne peut pénétrer dans un organisme profane sans le désorganiser ou le détruire
Cependant, si la prohibition est formelle dans un très grand nombre de tribus
Il est vrai que, suivant Spencer et Gillen, ces restrictions seraient non les restes d’une prohibition rigoureuse qui irait en s’atténuant, mais, au contraire, le prélude d’une interdiction qui commencerait seulement à s’établir. D’après ces écrivains
Mais le fait que, au cours de certaines solennités religieuses, une consommation, d’ailleurs modérée, du totem est rituellement obligatoire, n’implique aucunement qu’il ait jamais servi à l’alimentation vulgaire. Tout au contraire, l’aliment que l’on mange au cours de ces repas mystiques est essentiellement sacré, et par conséquent, interdit aux profanes. Quant aux mythes, c’est procéder d’après une méthode critique un peu sommaire que de leur attribuer aussi facilement une valeur de documents historiques. En général, ils ont pour objet d’interpréter des rites existants plutôt que de commémorer des événements passés ; ils sont une explication du présent beaucoup plus qu’une histoire. En l’espèce, ces traditions d’après lesquelles les ancêtres de l’époque fabuleuse auraient mangé de leur totem sont en parfait accord avec des croyances et des rites qui sont toujours en vigueur. Les vieillards, les personnages qui sont parvenus à une haute dignité religieuse sont affranchis des interdits auxquels est soumis le commun des hommes
Cependant, il n’est ni certain ni même vraisemblable que la prohibition ait-jamais été absolue. Elle paraît avoir toujours été suspendue en cas de nécessité, par exemple quand l’indigène est affamé et qu’il n’a rien d’autre pour se nourrir
Néanmoins, elle repose sur des idées si fortement invétérées dans les consciences qu’elle survit très souvent à ses premières raisons d’être. Nous avons vu que, selon toute vraisemblance, les divers dans d’une phratrie ne sont que des subdivisions d’un clan initial qui se serait démembré. Il y eut donc un moment ou tous ces clans fondus ensemble avaient le même totem ; par suite, là ou le souvenir de cette commune origine ne s’est pas complètement effacé, chaque clan continue à se sentir solidaire des autres et à considérer que leurs totems ne lui sont pas étrangers... Pour cette raison, un individu ne peut pas manger en toute liberté des totems affectés aux différents clans de la phratrie dont il n’est pas membre ; il ne peut y toucher que si la plante ou l’animal interdits lui ont été présentés par un membre de l’autre phratrie
Une autre survivance du même genre est celle qui concerne le totem maternel. Il y a de fortes raisons de croire que, à l’origine, le totem se transmettait en ligne utérine. Là donc où la filiation en ligne paternelle est entrée en usage, ce ne fut très probablement qu’après une longue période durant laquelle le principe opposé avait été appliqué : par suite, l’enfant avait alors le totem de sa mère et était soumis à tous les interdits qui y étaient attachés. Or, dans certaines tribus, où pourtant l’enfant hérite aujourd’hui du totem paternel, il survit quelque chose des interdictions qui protégeaient primitivement le totem de la mère : on ne peut pas en manger librement
À l’interdiction de manger s’ajoute souvent celle de tuer ou, si le totem est une plante, de cueillir
Outre les interdictions fondamentales, on cite quelques cas de prohibition de contact entre l’homme et son totem. Ainsi, chez les Omaha, dans le clan de l’Élan, nul ne peut toucher une partie quelconque du corps de l’élan mâle ; dans un sous-clan du Buffle, il n’est pas permis de toucher à la tête de cet animal
Si maintenant nous rapprochons ces interdictions diverses de celles dont l’emblème totémique est l’objet, il apparaît, contrairement à ce qu’on pouvait prévoir, que ces dernières sont plus nombreuses, plus strictes, plus sévèrement impératives que les premières. Les figures de toute sorte qui représentent le totem sont entourées d’un respect sensiblement supérieur à celui qu’aspire l’être même dont ces figurations reproduisent la forme. Les churinga, le nurtunja, la waninga ne doivent jamais être maniés par les femmes ou les non-initiés qui ne sont même autorisés à les entrevoir que très exceptionnellement et à distance respectueuse. Au contraire, la plante ou l’animal dont le clan porte le nom peuvent être vus et touchés par tout le monde. Les churinga sont conservés dans une sorte de temple, au seuil duquel tous les bruits de la vie profane viennent mourir ; c’est le domaine des choses saintes. Au contraire, animaux et plantes totémiques vivent sur le terrain profane et sont mêlés à la vie commune. Et comme le nombre et l’importance des interdictions qui isolent une chose sacrée et la retirent de la circulation correspondent au degré de sainteté dont elle est investie, on arrive à ce remarquable résultat que les images de l’être totémique sont plus sacrées que l’être totémique lui-même. Au reste, dans les cérémonies du culte, c’est le churinga, c’est le nurtunja qui tiennent la première place ; l’animal n’y apparaît que très exceptionnellement. Dans un rite, dont nous aurons à parler