À la base de la plupart des tribus australiennes, nous trouvons un groupe qui tient dans la vie collective une place prépondérante : c’est le clan. Deux traits essentiels le caractérisent.
En premier lieu, les individus qui le composent se considèrent comme unis par un lien de parenté, mais qui est d’une nature très spéciale. Cette parenté ne vient pas de ce qu’ils soutiennent les uns avec les autres des relations définies de consanguinité ; ils sont parents par cela seul qu’ils portent un même nom. Ils ne sont pas pères, mères, fils ou filles, oncles ou neveux les uns des autres au sens que nous donnons actuellement à ces expressions ; et cependant ils se regardent comme formant une même famille, ou large ou étroite suivant les dimensions du clan, par cela seul qu’ils sont collectivement désignés par le même mot. Et si nous disons qu’ils se regardent comme d’une même famille, c’est ce qu’ils se reconnaissent les uns envers les autres des devoirs identiques à ceux qui, de tout temps, ont incombé aux parents : devoirs d’assistance, de vendetta, de deuil, obligation de ne pas se marier entre eux, etc.
Mais, par ce premier caractère, le clan ne se distingue pas de la gens romaine et du γένος grec ; car la parenté des gentils, elle aussi, venait exclusivement de ce que tous les membres de la gens portaient le même nom
Chaque clan a son totem qui lui appartient en propre ; deux dans différents d’une même tribu ne sauraient avoir le même. En effet, on fait partie d’un clan par cela seul qu’on porte un certain nom. Tous ceux donc qui portent ce nom en sont membres au même titre ; de quelque manière qu’ils soient répartis sur le territoire tribal, ils soutiennent tous, les uns avec les autres, les mêmes rapports de parenté
Quant au mot de totem, c’est celui qu’emploient les Ojibway, tribu algonkine, pour désigner l’espèce de choses dont un clan porte le nom
Les objets qui servent de totems appartiennent, dans la très grande généralité des cas, soit au règne végétal soit au règne animal, mais principalement à ce dernier. Quant aux choses inanimées, elles sont beaucoup plus rarement employées. Sur plus de 500 noms totémiques relevés par Howitt parmi les tribus du sud-est australien, il n’y en a guère qu’une quarantaine qui ne soient pas des noms de plantes ou d’animaux : ce sont les nuages, la pluie, la grêle, la gelée, la lune, le soleil, le vent, l’automne, l’été, l’hiver, certaines étoiles, le tonnerre, le feu, la fumée, l’eau, l’ocre rouge, la mer. On remarquera la place très restreinte faite aux corps célestes et même, plus généralement, aux grands phénomènes cosmiques qui, pourtant, étaient destinés à une si grande fortune dans la suite du développement religieux. Parmi tous les clans dont nous parle Howitt, il n’y en a que deux qui aient pour totem la Lune
Tels sont les totems que l’on pourrait appeler normaux. Mais le totémisme a ses anomalies. Ainsi, il arrive que le totem est, non pas un objet tout entier, mais une partie d’objet. Le fait paraît assez rare en Australie
Nous avons vu que, normalement, le totem n’est pas un individu, mais une espèce ou une variété : ce n’est pas tel kangourou, tel corbeau, mais le kangourou ou l’émou en général. Parfois, cependant, c’est un objet particulier. Tout d’abord, c’est forcément le cas toutes les fois où c’est une chose unique en son genre qui sert de totem, comme le Soleil, la Lune, telle constellation, etc. Mais il arrive aussi que des clans tirent leur nom de tel pli ou de telle dépression de terrain, géographiquement déterminés, de telle fourmilière, etc. Nous n’en connaissons, il est vrai, qu’un petit nombre d’exemples en Australie ; Strehlow en cite pourtant quelques-uns
Quelquefois, mais non moins exceptionnellement, c’est un ancêtre ou un groupe d’ancêtres qui sert directement de totem. Le clan se nomme alors, non d’après une chose ou une espèce de choses réelles, mais d’après un être purement mythique. Spencer et Gillen avaient déjà signalé deux ou trois totems de ce genre. Chez les Warramunga et chez les Tjirilli, il existe un clan qui porte le nom d’un ancêtre, appelé Thaballa, et qui semble incarner la gaieté
Ces différentes irrégularités, si intéressantes qu’elles puissent être par ailleurs, n’ont donc rien qui nous oblige à modifier notre définition du totem. Elles ne constituent pas, comme on l’a cru parfois
Quant à la manière dont s’acquiert le nom totémique, elle intéresse le recrutement et l’organisation du clan plutôt que la religion ; elle ressortit donc à la sociologie de la famille plus qu’à la sociologie religieuse
Suivant les tribus, trois règles différentes sont en usage.
Dans un grand nombre, on peut même dire le plus grand nombre de sociétés, l’enfant a pour totem celui de sa mère, par droit de naissance : c’est ce qui arrive chez les Dieri, les Urabunna du centre de l’Australie méridionale : les Wotjobaluk, les Gournditch-Mara de Victoria ; les Kamilaroi, le Wiradjuri, les Wonghibon, les Euahlayi de la Nouvelle-Galles du Sud ; les Wakelbura, les Pitta-Pitta, les Kumandaburi du Queensland, pour ne citer que les noms les plus importants. Dans ce cas, comme, en vertu de la règle exogamique, la mère est obligatoirement d’un autre totem que son mari et comme, d’autre part, elle vit dans la localité de ce dernier, les membres d’un même totem sont nécessairement dispersés entre des localités différentes suivant les hasards des mariages qui se contractent. Il en résulte que le groupe totémique manque de base territoriale.
Ailleurs, le totem se transmet en ligne paternelle. Cette fois, l’enfant restant auprès de son père, le groupe local est essentiellement formé de gens qui appartiennent au même totem ; seules les femmes mariées y représentent des totems étrangers. Autrement dit, chaque localité a son totem particulier. Jusqu’à des temps récents, ce mode d’organisation n’avait été rencontré, en Australie, que dans des tribus ou le totémisme est en voie de décadence, par exemple chez les Narrinyeri, où le totem n’a presque plus de caractère religieux
Enfin, une troisième combinaison est celle que l’on observe chez les Arunta et les Loritja. Ici, le totem de l’enfant n’est nécessairement ni celui de sa mère ni celui de son père ; c’est celui de l’ancêtre mythique qui, par des procédés que les observateurs nous rapportent de manières différentes
En dehors et au-dessus des totems de clans, il y a les totems de phratries qui, sans différer en nature des premiers, demandent pourtant à en être distingués.
On appelle phratrie un groupe de clans qui sont unis entre eux par des liens particuliers de fraternité. Normalement, une tribu australienne est divisée en deux phratries entre lesquelles sont répartis les différents clans. Il y a, sans doute, des sociétés ou cette organisation a disparu ; mais tout fait croire qu’elle a été générale. En tout cas, il n’existe pas, en Australie, de tribu où le nombre des phratries soit supérieur à deux.
Or, dans presque tous les cas ou les phratries portent un nom dont le sens a pu être établi, ce nom se trouve être celui d’un animal ; c’est donc, semble-t-il, un totem. C’est ce qu’a bien démontré A. Lang dans un récent ouvrage
Entre le totem de la phratrie et les totems des clans, il existe comme un rapport de subordination. En effet, chaque clan, en principe, appartient à une phratrie et à une seule ; il est tout à fait exceptionnel qu’il compte des représentants dans l’autre phratrie. Le cas ne se rencontre guère que dans certaines tribus du centre, notamment chez les Arunta
Outre les phratries et les clans, on trouve souvent dans les sociétés australiennes un autre groupe secondaire qui n’est pas sans avoir une certaine individualité : ce sont les classes matrimoniales.
On appelle de ce nom des subdivisions de la phratrie qui sont en nombre variable suivant les tribus : on en trouve tantôt deux et tantôt quatre par phratrie
Or, on s’est demandé si ces classes n’avaient pas parfois des totems comme les phratries et comme les clans.
Ce qui a posé la question, c’est que, dans certaines tribus du Queensland, chaque classe matrimoniale est soumise à des interdictions alimentaires qui lui sont spéciales. Les individus qui la composent doivent s’abstenir de la chair de certains animaux que les autres classes peuvent librement consommer
Mais l’interdiction alimentaire n’est pas le signe caractéristique du totémisme. Le totem est, d’abord et avant tout, un nom, et comme nous le verrons, un emblème. Or, dans les sociétés dont il vient d’être question, il n’existe pas de classe matrimoniale qui porte un nom d’animal ou de plante ou qui se serve d’un emblème
Tout ce qui vient d’être dit du totem dans les sociétés australiennes s’applique aux tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Toute la différence est que, chez ces dernières, l’organisation totémique a une fermeté de contours et une stabilité qui lui font défaut en Australie. Les clans australiens ne sont pas simplement très nombreux ; ils sont, pour une même tribu, en nombre presque illimité. Les observateurs en citent quelques-uns à titre d’exemples, mais sans réussir jamais à nous en donner une liste complète. C’est qu’à aucun moment cette liste n’est définitivement arrêtée. Le même processus de segmentation qui a démembré primitivement la phratrie et qui a donné naissance aux clans proprement dits, se continue sans terme à l’intérieur de ces derniers ; par suite de cet émiettement progressif, un clan n’a souvent qu’un effectif des plus réduits
Cette différence tient à la supériorité de la technique sociale. Les groupes sociaux, dès le moment où ces tribus ont été observées pour la première fois, étaient fortement enracinés dans le sol, par suite, plus capables de résister aux forces dispersives qui les assaillaient. En même temps, la société avait déjà un trop vif sentiment de son unité pour rester inconsciente d’elle-même et des parties qui la composaient. L’exemple de l’Amérique nous sert ainsi à nous mieux rendre compte de ce qu’est l’organisation à base de clans. On se tromperait si l’on ne jugeait de cette dernière que d’après l’aspect qu’elle présente actuellement en Australie. Elle y est, en effet, dans un état de flottement et de dissolution qui n’a rien de normal ; il y faut voir bien plutôt le produit d’une dégénérescence, imputable aussi bien à l’usure naturelle du temps qu’à l’action désorganisatrice des blancs. Sans doute, il est peu probable que les clans australiens aient jamais eu les dimensions et la solide structure des clans américains. Cependant, il a dû y avoir un temps ou la distance entre les uns et les autres était moins considérable qu’aujourd’hui ; car les sociétés d’Amérique n’auraient jamais réussi à se faire une aussi solide ossature si le clan avait toujours été fait d’une matière aussi fluide et inconsistante.
Cette stabilité plus grande a même permis au système archaïque des phratries de se maintenir en Amérique avec une netteté et un relief qu’il n’a plus en Australie. Nous venons de voir que, sur ce dernier continent, la phratrie est partout en décadence ; très souvent, ce n’est plus qu’un groupement anonyme ; quand elle a un nom, où il n’est plus compris ou, en tout cas, il ne peut plus dire grand’chose à l’esprit de l’indigène, puisqu’il est emprunté à une langue étrangère ou qui ne se parle plus. Aussi n’avons-nous pu inférer l’existence des totems de phratries que d’après quelques survivances, si peu marquées, pour la plupart, qu’elles ont échappé à nombre d’observateurs. Au contraire, sur certains points de l’Amérique, ce même système est resté au premier plan. Les tribus de la côte du Nord-Ouest, les Tlinkit et les Haida notamment, sont déjà parvenues à un degré de civilisation relativement avancé ; et cependant, elles sont divisées en deux phratries qui se subdivisent à leur tour en un certain nombre de clans : phratries du Corbeau et du Loup chez les Tlinkit