II

Entre le totémisme collectif et le totémisme individuel, il existe une forme intermédiaire qui tient de l’un et de l’autre : c’est le totémisme sexuel. On ne le rencontre qu’en Australie et dans un petit nombre de tribus. On le signale surtout dans Victoria et dans la Nouvelle-Galles du Sud

Chez ces différents peuples tous les hommes de la tribu, d’une part, toutes les femmes, de l’autre, à quelque clan particulier que les uns et les autres appartiennent, forment comme deux sociétés distinctes et même antagonistes. Or, chacune de ces deux corporations sexuelles se croit unie par des liens mystiques à un animal déterminé. Chez les Kurnai, tous les hommes se considèrent comme les frères de l’émou-roitelet (Yeerùng), toutes les femmes comme les sœurs de la superbe fauvette (Djeetgùn) ; tous les hommes sont Yeerùng et toutes les femmes Djeetgùn. Chez les Wotjobaluk, les Wurunjerri, c’est la chauve-souris et le nightjar (sorte de chouette) qui jouent respectivement ce rôle. Dans d’autres tribus, le pic est substitué au nightjar. Chaque sexe voit dans l’animal auquel il est ainsi apparenté un protecteur qu’il convient de traiter avec les plus grands égards : aussi est-il interdit de le tuer et de le manger

Ainsi, cet animal protecteur joue, par rapport à chaque société sexuelle, le même rôle que le totem du clan par rapport à ce dernier groupe. L’expression de totémisme sexuel, que nous empruntons à Frazer

En définitive, ce qu’ont de vraiment original ces totems, c’est qu’ils sont, en un sens, des sortes de totems tribaux. En effet, ils viennent de ce qu’on se représente la tribu comme issue tout entière d’un couple d’êtres mythiques. Un telle croyance semble bien impliquer que le sentiment tribal a pris assez de force pour prévaloir, dans une certaine mesure, contre le particularisme des clans. Quant au fait qu’une origine distincte est assignée aux hommes et aux femmes, il faut, sans doute, en chercher la raison dans l’état de séparation où vivent les sexes

Il serait intéressant de savoir comment, dans la pensée de l’Australien, les totems sexuels se rattachent aux totems de clans, quels rapports il y a entre les deux ancêtres qui sont ainsi placés à l’origine de la tribu et ceux dont chaque clan en particulier est censé descendu. Mais les données ethnographiques dont nous disposons présentement ne permettent pas de résoudre la question. D’ailleurs, si naturelle et même si nécessaire qu’elle nous paraisse, il est très possible que les indigènes ne se la soient jamais posée. Ils n’éprouvent pas, en effet, au même degré que nous, le besoin de coordonner et de systématiser leurs croyances

Les totems sont choses de la tribu en ce sens qu’elle est intéressée tout entière au culte que chaque clan doit à son totem. Frazer a fait un relevé très complet des textes relatifs au totémisme individuel dans l’Amérique du Nord (Totemism and Exogamy, III, p. 370-456). Par exemple, chez les Hurons, les Iroquois, les Algonkins (Charlevoix, Histoire de la Nouvelle France, VI, p. 67-70 ; Sagard, Le grand voyage au pays des Hurons, p. 160), chez les Indiens Thompson (Teit, The Thompson Indians of British Columbia, p. 355). C’est le cas des Yuln (Howitt, Nat. Tr., p. 133) ; des Kurnai (ibid., p. 135) ; de plusieurs tribus du Queensland (Roth, Superstition, Magic and Medicine, North Queensland Ethnography, Bulletin n° 5, p. 19 ; Haddon, Head-hunters, p. 193) ; chez les Delaware (Heckewelder, An Account of the History... of the Indian Nations, p. 238) ; chez les Indiens Thompson (Teit, op. cit., p. 355) ; chez les Salish Statlumh (Hill Tout, Rep. of the Ethnol. of the Statlumh, J.A.I., XXXV, p. 147 et suiv.). Hill Tout, loc. cit., p. 154. Catlin, Manners and Customs, etc., Londres, 1876, I, p. 36. Lettres édifiantes et curieuses, nouv. éd., VI, p. 172 et suiv. Charlevoix, op. cit., VI, p. 69. Dorsey, Siouan Cults, XIth Rep., p. 443. Boas, Kwakiutl, p. 323. Hill Tout, loc. cit., p. 154. Boas, Kwakiutl, p. 323. Miss Fletcher, The Import of the Totem, à Study from the Omaha Tribe (Smithsonian Rep. for 1897, p. 583). — On trouvera des faits similaires dans Teit, op. cit., p. 354, 356 ; Peter Jones, History of the Ojibway Indians, p. 87. C’est le cas, par exemple, du chien chez les Salish Statlumh à cause de l’état de servitude où il vit (Hill Tout, loc. cit., p. 153). S. Langloh Parker, Euahlayi, p. 21. « L’esprit d’un homme, dit Mrs Parker (ibid.), est dans son Yunbeai (totem individuel) et son Yunbeai est en lui. » Langloh Parker, op. cit., p. 20. Il en est de même chez certains Salish (Hill Tout, Ethn. Rep. on the Stseelis and Skeulits Tribes, J.A.I., XXXIV, p. 324). Le fait est général chez les Indiens de l’Amérique centrale (Brinton, Nagualism a Study in Native American Folklore and History, in Proceedings of the American Philosophical Society, xxxiii, p. 32). Parker, ibid. ; Howitt, Nat. Tr., p. 147 ; Dorsey, Siouan Cults, XIth Rep., p. 443. Frazer a fait, d’ailleurs, le relevé des cas américains et a établi la généralité de l’interdiction (Totemism a. Exogamy, III, p. 450). Nous avons vu, il est vrai, que, en Amérique, l’individu devait commencer par tuer l’animal dont la peau servait à faire ce que les ethnographes appellent un sac-médecine. Mais cet usage n’a été observé que dans cinq tribus ; c’est probablement une forme altérée et tardive de l’institution. Howitt, Nat. Tr., p. 135, 147, 387 ; Austral. Medicine Men, J.A.I., XVI, p. 34 ; Teit, The Shuswap, p. 607. {sc|Meyer}}, Manners and Customs of the Aborigines of the Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 197. Boas, VIth Rep. on the North-West Tribes of Canada, p. 93 ; Teit, The Thompson Indiana, p. 336 ; Boas, Kwakiutl, p. 394. On trouvera des faits dans Hill Tout, Rep. of the Ethnol. of the Statlumh, J.A.I., XXXV, p. 144, 145. Cf. Lengloh O Parker, op. cit., p. 29. D’après un renseignement donne par Howitt dans une lettre personnelle à Frazer (Totemism and Exogamy, I, p. 495 et n. 2). Hill Tout, Ethnol. Rep. on the Stseelis and Skaulits Tribes, J. A. I., XXXIV, p. 324. Howitt, Australian Medicine Men, J. A. I., XVI, p. 34 ; Lafitau, Mœurs des Sauvages américains, I, p. 370 ; Charlevoix, Histoire de la Nouvelle France, VI, p. 68. Il en est de même de l’atai et du tamaniu, à Mota (Codrington, The Melanesians, p. 250-251). Aussi, n’y a-t-il pas, entre ces animaux protecteurs et les fétiches la ligne de démarcation que Frazer a cru pouvoir établir entre les uns et les autres. Suivant lui, le fétichisme commencerait quand l’être protecteur serait un objet individuel et non une classe (Totemism, p. 56) ; or, dès l’Australie, il arrive qu’un animal déterminé joue ce rôle (v. Howitt, Australian Medicine Men, J. A. I., XVI, p. 34). La vérité est que les notions de fétiche et de fétichisme ne correspondent à rien de défini. Brinton, Nagualism, Proceedings of the Amer. Philos. Society, XXXIII, p. 32. Charlevoix, VI, p. 67. Hill Tout, Rep. on the Ethnol. of the Statlumh of British Columbia, J.A.I., XXXV, p. 142. Hill Tout, Ethnol. Rep. on the Stseelis a. Skaulits Tribes, J.A.I., XXXIV, p. 311 et suiv. Howitt, Nat. Tr., p. 133. Langloh Parker, op. cit., p. 20. J. W. Powell, An American View of Totemism, in Man, 1902, n° 84 ; Tylor, ibid., n° 1. Andrew Lange exprime des idées analogues dans Social Origins, p. 133-135. Enfin, Frazer lui-même, revenant sur son opinion première, estime aujourd’hui que, jusqu’au jour où l’on connaîtra mieux le rapport qui existe entre les totems collectifs et les guardian spirits, il vaut mieux les désigner par des noms différents (Totemism and Exogamy, III, p. 456). C’est le cas en Australie chez les Yuin (Howitt, Nat. Tr., p. 8l), chez les Narrinyeri (Meyer, Manners a. Customs of the Aborigines of the Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 197 et suiv.). « Le totem ne ressemble pas plus au patron de l’individu, dit Tylor, qu’un écusson à une image de saint » (loc. cit., p. 2). De même, si Frazer se rallie aujourd’hui à l’opinion de Tylor, c’est, qu’il refuse maintenant tout caractère religieux au totem de clan (Totemism and Exogamy, III, p. 452). V. plus bas, même livre, chap. IX. Cependant, d’après un passage de Mathews, chez les Wotjobaluk, le totem individuel serait héréditaire. « Chaque individu, dit-il, réclame un animal, une plante ou un objet inanimé comme son totem spécial et personnel, qu’il hérite de sa mère » (J. and Proc. of the R. Society of N. S. Wales, XXXVIII, p. 291). Mais il est évident que, si tous les enfants d’une même famille avaient pour totem personnel celui de leur mère, ni eux ni leur mère n’auraient, en réalité, de totems personnels. Mathews veut probablement dire que chaque individu choisit son totem individuel dans un cercle de choses affectées au clan de la mère. Nous verrons, en effet, que chaque clan a ses totems individuels qui sont sa propriété exclusive, les membres des autres clans ne peuvent en disposer. En ce sens, la naissance détermine dans une certaine mesure, mais dans cette mesure seulement, le totem personnel. Heckewelder, An Account of the History, Manners and Customs of the Indian Nations who once inhabited Pennsylvania, in Transactions of the Historical and Literary Committee of the American Philos. Society, I, p. 238. V. Dorsey, Siouan Cults, XIth Rep., p. 507 ; Catlin, op. cit., l, p. 37 ; Miss Fletcher, The Import of the Totem, in Smithsonian Rep. f., 1897, p. 580 ; Teit, The Thompson Indians, p. 317-320 ; Hill Tout, J.A.I., XXXV, p. 144. On en rencontre pourtant quelques exemples. C’est en rêve que les magiciens Kurnai voient leurs totems personnels se révéler à eux (Howitt, Nat. Tr., p. 387 ; On Australian Medicine Men, in J.A.I., XVI, p. 34). Les gens du cap Bedfort croient que, quand un vieillard rêve d’une chose au cours de la nuit, cette chose est le totem personnel de la première personne qu’il rencontrera le lendemain (W. E. Roth, Superstition, Magic a. Medicine, p. 19). Mais il est probable que l’on n’obtient par cette méthode que des totems personnels complémentaires et accessoires : car, dans cette même tribu, un autre procédé est employé au moment de l’initiation, comme nous le disons dans le texte. Dans certaines tribus dont parle Roth (ibid.) ; dans certaines tribus voisines de Maryborough (Howitt, Nat. Tr., p. 147). Chez les Wiradjuri (Howitt, Nat. Tr., p. 406 ; on Australian Medicine Men, in J.A.I., XVI, p. 50). Roth, loc. cit. Haddon, Head Hunters, p. 193 et suiv. Chez les Wiradjuri (mêmes références que plus haut, p. 231, n. 5). En général, il semble bien que ces transmissions de père à fils ne se produisent que quand le père est un shamane ou un magicien. C’est le ces également chez les Indiens Thompson (Teit, The Thompson Indians, p. 320) et chez les Wiradjuri dont il vient d’être question. Hill Tout (J.A.I., XXXV, p. 146-147). Le rite essentiel est celui qui consiste à souffler sur la peau : s’il n’était pas correctement exécuté, la transmission n’aurait pas lieu. C’est que, comme nous le verrons plus loin, le souffle, c’est l’âme. En soufflant tous deux sur la peau de l’animal, le magicien et le récipiendaire exhalent quelque chose de leurs âmes qui se pénètrent, en même temps qu’elles communient avec la nature de l’animal qui, lui aussi, prend part à la cérémonie sous la forme de son symbole. N. W. Thomas, Further Remarks on Mr. Hill Tout’s Views on Totemism, in Man, 1904, p. 85. Langloh Parker, op. cit., p. 20, 29. Hill Tout, in J.A.I., XXXV, p. 143 et 146 ; ibid., XXXIV, p. 324. Parker, op. cit., p. 30 ; Teit, The Thompson Indians, p. 320 ; Hill Tout, in J.A.I., XXXV, p. 144. Charlevoix, VI, p. 69. Hill Tout, ibid., p. 145. Ainsi, à la naissance d’un enfant, on plante un arbre que l’on entoure de soins pieux ; car on croit que son sort et celui de l’enfant sont solidaires. Frazer, dans son Golden Bough, a rapporté nombre d’usages ou de croyances qui traduisent différemment la même idée (cf. Hartland, Legend of Perseus, II, p. I-55), Howitt, Nat. Tr., p. 148 et suiv. ; Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 194, 201 et suiv. ; Dawson, Australian Aborigines, p. 52. Petrie le signale aussi dans le Queensland (Tom Petries Reminiscences of Early Queensland, p. 62 et. 118). Journal a. Proced. of the R. Society of N. S. Wales, XXXVIII, p. 339. Faut-il voir une trace de totémisme sexuel dans l’usage suivant des Warramunga ? Avant d’ensevelir le mort, on garde un os du bras. Si c’est celui d’une femme, on ajoute à l’écorce dans laquelle il est enveloppé des plumes d’émou ; s’il s’agit d’un homme, des plumes de hibou (North. Tr., p. 169). On cite même un cas où chaque groupe sexuel aurait deux totems sexuels ; ainsi les Wurunjerri cumuleraient les totems sexuels des Kurnai (émou-roitelet et superbe fauvette] avec ceux des Wotjobaluk (chauve souris et hulotte nightjar). V. Howitt, Nat. Tr., p. 150. Totemism, p. 51. Kamilaroi and Kurnai, p. 215. Threlldke, cité par Mathews, loc. cit., p. 339. Howitt, Nat. Tr., p. 148, 151. Kamilaroi and Kurnai, p. 200-203 ; Howitt, Nat. Tr., p. 149 ; Petrie, op. cit., p. 62. Chez les Kurnai, ces luttes sanglantes se terminent souvent par des mariages dont elles sont comme le prodrome rituel. Parfois aussi, ces batailles deviennent de simples jeux (Petrie, loc. cit.). V. sur ce point notre étude sur : La prohibition de l’inceste et ses origines, in Année sociol., I, p. 44 et suiv. Nous verrons cependant plus bas (chap. IX) qu’il existe un rapport entre les totems sexuels et les grands dieux.

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