I

Nous trouvons tout d’abord un groupe de savants qui ont cru pouvoir expliquer le totémisme en le dérivant directement d’une religion antérieure.

Pour Tylor

Des faits signalés par Wilken dans les sociétés de l’archipel malais tendraient à prouver que c’est bien ainsi que les croyances totémiques y ont pris naissance. À Java, à Sumatra, les crocodiles sont particulièrement honorés ; on voit en eux de bienveillants protecteurs qu’il est interdit de tuer ; on leur fait des offrandes. Or le culte qui leur est aussi rendu vient de ce qu’ils passent pour incarner des âmes d’ancêtres. Les Malais des Philippines considèrent le crocodile comme leur grand-père ; le tigre est traité de la même manière et pour les mêmes raisons. Des croyances analogues ont été observées chez les Bantous

Mais les sociétés auxquelles ces faits sont empruntés sont déjà parvenues à une culture assez élevée ; en tout cas, elles ont dépassé la phase du pur totémisme. Il y a chez elles des familles, non des clans totémiques

D’ailleurs, bien loin de pouvoir expliquer le totémisme, cette croyance suppose elle-même un des principes fondamentaux sur lesquels il repose ; c’est-à-dire qu’elle prend pour accordé cela même qu’il faut expliquer. Tout comme le totémisme, en effet, elle implique que l’homme est conçu comme étroitement parent de l’animal ; car si ces deux règnes étaient nettement distingués dans les esprits, on ne croirait pas que l’âme humaine peut passer de l’un dans l’autre avec cette facilité. Il faut même que le corps de l’animal soit considéré comme sa véritable patrie, puisqu’elle est censée s’y rendre dès qu’elle a repris sa liberté. Or, si la doctrine de la transmigration postule cette singulière affinité, elle n’en rend aucunement compte. La seule raison qu’en donne Tylor, c’est que l’homme, parfois, rappelle certains traits de l’anatomie et de la psychologie de l’animal. « Le sauvage, dit-il, observe avec un étonnement sympathique les traits à demi humains, les actions et le caractère des animaux. L’animal n’est-il pas l’incarnation même, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de qualités familières à l’homme ; et quand nous appliquons, comme épithète, à certains hommes le nom de lion, d’ours, de renard, de hibou, de perroquet, de vipère, de ver, ne résumons-nous pas, en un mot, quelques traits caractéristiques d’une vie humaine

Enfin, toute cette théorie repose sur une méprise fondamentale. Pour Tylor comme pour Wundt, le totémisme ne serait qu’un cas particulier du culte des animaux

Tandis que Tylor ramène le totémisme au culte des ancêtres, Jevons le rattache au culte de la nature

Une fois que l’homme, sous l’impression de surprise que lui causaient les irrégularités constatées dans le cours des phénomènes, eut peuplé le monde d’êtres surnaturels

Il est certain, en effet, que le totémisme implique une étroite association entre un clan et une catégorie déterminée d’objets. Mais que, comme le veut Jevons, cette association ait été contractée de propos délibéré, avec une pleine conscience du but poursuivi, c’est ce qui paraît peu d’accord avec ce que nous apprend l’histoire. Les religions sont choses complexes, elles répondent à de trop multiples et à de trop obscurs besoins pour qu’elles puissent avoir leur origine dans un acte bien réfléchi de la volonté. D’ailleurs, en même temps qu’elle pèche par excès de simplisme, cette hypothèse est grosse d’invraisemblances. On dit que l’homme aurait cherché à s’assurer le concours des êtres surnaturels dont les choses dépendent. Mais alors il eût dû s’adresser de préférence aux plus puissants d’entre eux, à ceux dont la protection promettait d’être le plus efficace

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