II

Toutes ces théories ont, d’ailleurs, le tort d’omettre une question qui domine toute la matière. Nous avons vu qu’il existe deux sortes de totémisme : celui de l’individu et celui du clan. Entre l’un et l’autre, il y a une trop évidente parenté pour qu’il n’existe pas entre eux quelque rapport. Il y a donc lieu de se demander si l’un n’est pas dérivé de l’autre et, en cas de réponse affirmative, quel est le plus primitif ; suivant la solution qui sera adoptée, le problème des origines du totémisme se posera dans des termes différents. La question s’impose d’autant plus qu’elle offre un intérêt très général. Le totémisme individuel, c’est l’aspect individuel du culte totémique. Si donc il est le fait primitif, il faut dire que la religion est née dans la conscience de l’individu, qu’elle répond avant tout à des aspirations individuelles, et qu’elle n’a pris que secondairement une forme collective.

L’esprit simpliste, dont s’inspirent encore trop souvent ethnographes et sociologues, devait naturellement incliner nombre de savants à expliquer, ici comme ailleurs, le complexe par le simple, le totem du groupe par celui de l’individu. Telle est, en effet, la théorie soutenue par Frazer, dans son Golden Bough

Hill Tout a cru trouver une preuve à l’appui de cette théorie dans la manière dont le totémisme est entendu par certaines sociétés du Nord-Ouest américain, notamment par les Salish et les Indiens de la Rivière Thompson. Chez ces peuples, en effet, on rencontre et le totémisme individuel et le totémisme de clan ; mais ou bien ils ne coexistent pas dans une même tribu, ou bien, quand ils coexistent, ils sont inégalement développés. Ils varient en raison inverse l’un de l’autre : là ou le totem de clan tend à être la règle générale, le totem individuel tend à disparaître, et inversement. N’est-ce pas dire que le premier est une forme plus récente du second qu’il exclut en le remplaçant

Reste à expliquer d’où vient le totémisme individuel. La réponse faite à cette question varie selon les auteurs.

Hill Tout y voit un cas particulier du fétichisme. Se sentant entouré de toutes parts d’esprits redoutés, l’individu aurait éprouvé le sentiment que, tout à l’heure, Jevons prêtait au clan : pour pouvoir se maintenir, il aurait cherché à s’assurer dans ce monde mystérieux quelque puissant protecteur. C’est ainsi que l’usage du totem personnel se serait établi

Nous ne nous arrêterons pas à discuter longuement ces deux explications du totem individuel : ce sont d’ingénieuses vues de l’esprit, mais qui manquent totalement de preuves positives. Pour pouvoir réduire le totémisme au fétichisme, il faudrait avoir établi que le second est antérieur au premier ; or, non seulement on n’allègue aucun fait pour démontrer cette hypothèse, mais encore elle est contredite par tout ce que nous savons. L’ensemble, mal déterminé, de rites que l’on appelle fétichisme, semble bien n’apparaître que chez des peuples qui sont déjà parvenus à un certain degré de civilisation ; c’est un genre de culte inconnu en Australie. On a, il est vrai, qualifié le churinga de fétiche

Quant à la théorie de Frazer, elle suppose chez le primitif une sorte d’absurdité foncière que les faits connus ne permettent pas de lui prêter. Il a une logique, si étrange qu’elle puisse parfois nous paraître : or, à moins d’en être totalement dépourvu, il ne pouvait commettre le raisonnement qu’on lui impute. Qu’il ait cru assurer la survie de son âme en la dissimulant dans un endroit secret et inaccessible, comme sont censés l’avoir fait tant de héros des mythes et des contes, rien n’était plus naturel. Mais comment eût-il pu la juger plus en sûreté dans le corps d’un animal que dans le sien propre ? Sans doute, ainsi perdue dans l’espèce, elle pouvait avoir quelques chances d’échapper plus facilement aux sortilèges du magicien, mais, en même temps, elle se trouvait toute désignée aux coups des chasseurs. C’était un singulier moyen de la mettre à l’abri que de l’envelopper d’une forme matérielle qui l’exposait à des risques de tous les instants

Il y a d’autant moins lieu de nous attarder à cette controverse que là n’est pas le véritable problème. Ce qu’il importe avant tout de savoir, c’est si le totem individuel est réellement le fait primitif dont le totem collectif serait dérivé ; car, suivant la réponse que nous ferons à cette question, nous devrons chercher le foyer de la vie religieuse dans deux directions opposées.

Or, contre l’hypothèse de Hill Tout, de Miss Fletcher, de Boas, de Frazer, il y a un tel concours de faits décisifs que l’on est surpris qu’elle ait pu être si facilement et si généralement acceptée.

Tout d’abord, nous savons que l’homme a très souvent un intérêt pressant non seulement à respecter, mais à faire respecter de ses compagnons les animaux de l’espèce qui lui sert de totem personnel ; il y va de sa propre vie. Si donc le totémisme collectif n’était que la forme généralisée du totémisme individuel, il devrait reposer sur le même principe. Non seulement les gens d’un clan devraient s’abstenir de tuer et de manger de leur animal-totem, mais encore ils devraient faire tout ce qui est en eux pour réclamer des étrangers la même abstention. Or, en fait, bien loin d’imposer ce renoncement à toute la tribu, chaque clan, au moyen de rites que nous décrirons plus loin, veille à ce que la plante ou l’animal dont il porte le nom croisse et prospère, afin d’assurer aux autres clans une alimentation abondante. Il faudrait donc, tout au moins, admettre qu’en devenant collectif le totémisme individuel s’est profondément transformé et il faudrait rendre compte de cette transformation.

En second lieu, comment expliquer de ce point de vue que, sauf là ou le totémisme est en voie de décadence, deux clans d’une même tribu aient toujours des totems différents ? Rien n’empêchait, semble-t-il, deux ou plusieurs membres d’une même tribu, alors même qu’il n’y avait entre eux aucune parenté, de choisir leur totem personnel dans la même espèce animale et de le transmettre ensuite à leurs descendants. N’arrive-t-il pas aujourd’hui que deux familles distinctes portent le même nom ? La manière, strictement réglementée, dont totems et sous totems sont répartis entre les deux phratries d’abord, puis entre les divers clans de chaque phratrie, suppose manifestement une entente sociale, une organisation collective. C’est dire que le totémisme est autre chose qu’une pratique individuelle qui se serait spontanément généralisée.

D’ailleurs, on ne peut ramener le totémisme collectif au totémisme individuel qu’à condition de méconnaître les différences qui les séparent. Le premier est désigné à l’enfant par sa naissance ; c’est un élément de son état civil. L’autre est acquis au cours de la vie ; il suppose l’accomplissement d’un rite déterminé et un changement d’état. On croit diminuer la distance en insérant entre eux, comme une sorte de moyen terme, le droit que tout détenteur d’un totem aurait de le transmettre à qui il lui plaît. Mais ces transferts, partout ou on les observe, sont des actes rares, relativement exceptionnels ; ils ne peuvent être opérés que par des magiciens ou des personnages investis de pouvoirs spéciaux

À l’appui de son interprétation, Hill Tout allègue que certains mythes attribuent au totem de clan une origine individuelle : on y raconte que l’emblème totémique fut acquis par un individu déterminé qui l’aurait ensuite transmis à ses descendants. Mais tout d’abord, ces mythes sont empruntés aux tribus indiennes de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire à des sociétés qui sont parvenues à un assez haut degré de culture. Comment une mythologie aussi éloignée des origines permettrait-elle de reconstituer, avec quelque assurance, la forme primitive d’une institution ? Il y a bien des chances pour que des causes intercurrentes aient gravement défiguré le souvenir que les hommes en avaient pu conserver. D’ailleurs, à ces mythes, il est trop facile d’en opposer d’autres qui semblent bien être plus primitifs et dont la signification est toute différente. Le totem y est représenté comme l’être même de qui le clan est descendu. C’est donc qu’il constitue la substance du clan ; les individus le portent en eux-mêmes dès leur naissance ; il fait partie de leur chair et de leur sang, bien loin qu’ils l’aient reçu du dehors

Mais cette hypothèse ne soulève pas seulement de graves difficultés logiques ; elle est directement contredite par les faits qui suivent.

Si le totémisme individuel était le fait initial, il devrait être d’autant plus développé et d’autant plus apparent que les sociétés elles-mêmes sont plus primitives ; inversement, on devrait le voir perdre du terrain et s’effacer devant l’autre chez les peuples plus avancés. Or c’est le contraire qui est la vérité. Les tribus australiennes sont de beaucoup plus arriérées que celles de l’Amérique du Nord ; et cependant, l’Australie est le terrain de prédilection du totémisme collectif. Dans la grande majorité des tribus, il règne seul, tandis qu’il n’en est pas une, à notre connaissance, où le totémisme individuel soit seul pratiqué

Mais ce qui est plus démonstratif encore, c’est que le totémisme individuel, loin d’avoir donné naissance au totémisme de clan, suppose ce dernier. C’est dans les cadres du totémisme collectif qu’il a pris naissance et qu’il se ment : il en fait partie intégrante. En effet, dans les sociétés mêmes où il est prépondérant, les novices n’ont pas le droit de prendre pour totem personnel un animal quelconque ; mais à chaque clan sont assignées un certain nombre d’espèces déterminées en dehors desquelles il n’est pas permis de choisir. En revanche, celles qui lui appartiennent ainsi sont sa propriété exclusive ; les membres d’un clan étranger ne peuvent les usurper

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