V

Nous avons passé en revue les principales explications qui ont été données des croyances totémiques

Si l’on s’en tient à la lettre des formules, ils semblent se ranger en deux catégories. Les uns (Frazer, Lang) nient le caractère religieux du totémisme ; ce qui revient, d’ailleurs, à nier les faits. D’autres le reconnaissent, mais croient pouvoir l’expliquer en le dérivant d’une religion antérieure dont le totémisme serait issu. En réalité, cette distinction n’est qu’apparente : la première catégorie rentre dans la seconde. Ni Frazer ni Lang n’ont pu maintenir leur principe jusqu’au bout et expliquer le totémisme comme s’il n’était pas une religion. Par la force des choses, ils ont été obligés de glisser dans leurs explications des notions de nature religieuse. Nous venons de voir comment Lang a dû faire intervenir l’idée de sacré, c’est-à-dire l’idée cardinale de toute religion. Frazer, de son côté, dans l’une comme dans l’autre des théories qu’il a successivement proposées, fait ouvertement appel à l’idée d’âme ou d’esprit ; car, suivant lui, le totémisme viendrait ou de ce que les hommes ont cru pouvoir mettre leur âme en sûreté dans un objet extérieur ou de ce qu’ils ont attribué le fait de la conception à une sorte de fécondation spirituelle dont un esprit serait l’agent. Or l’âme et, plus encore, l’esprit sont des choses sacrées, objets de rites ; les notions qui les expriment sont donc essentiellement religieuses, et, par conséquent, Frazer a beau faire du totémisme un système purement magique, lui aussi ne parvient à l’expliquer qu’en fonction d’une autre religion.

Mais nous avons montré les insuffisances et du naturisme et de l’animisme ; on ne peut donc y recourir, comme ont fait Tylor et Jevons, sans s’exposer aux mêmes objections. Et cependant ni Frazer ni Lang ne paraissent entrevoir la possibilité d’une autre hypothèse

Civilisation primitive, I, p. 465, Il, p. 305 ; Remarks on Totemism, with especial reference to some modern theories concerning it, in J.A.I., XXVIII et I de la nouvelle série, p. 138. Het Animisme bij den Volker : van den indischen Archipel, p. 69-75. Tylor, Civilisation primitive, II, p. 8. Tylor, ibid., p. 8-21. G. McCall Theal, Records of South-Eastern Africa, VII. Nous ne connaissons ce travail que par un article de Frazer, South African Totemism, paru dans Man, 1901, n° 111. Codrington, The Melanesians, p. 32-33, et lettre personnelle du même auteur citée par Tylor dans J.A.I., XXVIII, p. 147. Telle est aussi, à des nuances près, la solution adoptée par Wundt (Mythus und Religion, II, p. 269). Il est vrai que, pour Tylor, le clan n’est qu’une famille élargie ; par suite, ce qui se peut dire de l’un de ces groupes s’applique dans sa pensée à l’autre (J.A.I., XXVIII, p. 157). Mais cette conception est des plus contestables ; le clan seul suppose le totem qui n’a tout son sens que dans et par le clan. Dans le même sens, A. Lang, Social Origins, p. 150. V. plus haut, p. 89. Civilisation primitive, II, p. 23. Wundt qui a repris, dans ses lignes essentielles, la théorie de Tylor, a essayé d’expliquer autrement cette relation mystérieuse de l’homme et de l’animal ; c’est le spectacle donné par le cadavre en décomposition qui en aurait suggéré l’idée. En voyant les vers qui s’échappent du corps, on aurait cru que l’âme y était incarnée et s’échappait avec eux. Les vers et, par extension, les reptiles (serpents, lézards, etc.), seraient donc les premiers animaux qui auraient servi de réceptacles aux âmes des morts, et, par suite, ils auraient été également les premiers à être vénérés et à jouer le rôle de totems. C’est seulement ensuite que d’autres animaux et même des plantes et des objets inanimés auraient été élevés à la même dignité. Mais cette hypothèse ne repose même pas sur un commencement de preuve. Wundt affirme (Mythus und Religion, II, p. 269) que les reptiles sont des totems beaucoup plus répandus que les autres animaux ; d’où il conclut qu’ils sont les plus primitifs. Mais il nous est impossible d’apercevoir ce qui peut justifier cette assertion à l’appui de laquelle l’auteur n’apporte aucun fait. Des listes de totems relevées soit en Australie, soit en Amérique, il ne ressort nullement qu’une espèce animale quelconque ait joué quelque part un rôle prépondérant. Les totems varient d’une région à l’autre suivant l’état de la faune et de la Flore. Si, d’ailleurs, le cercle originel des totems avait été si étroitement limité, on ne voit pas comment le totémisme aurait pu satisfaire au principe fondamental en vertu duquel deux clans ou sous-clans d’une même tribu doivent avoir deux totems différents. « On adore parfois certains animaux, dit Tylor, parce qu’on les regarde comme l’incarnation de l’âme divine des ancêtres ; cette croyance constitue une sorte de trait d’union entre le culte rendu aux mânes et le culte rendu aux animaux » (Civilisation primitive, II, p. 305 ; cf. 308 in fine). De même, Wundt présente le totémisme comme une section de l’animalisme (II, p. 234). 3. V. plus haut, p. 197. Introduction to the History of Religion, p. 96 et suiv. V. plus haut, p. 38. C’est ce que Jevons reconnaît lui-même : « Il y a lieu de présumer, dit-il, que, dans le choix d’un allié, l’homme devait préférer... l’espèce qui possédait le plus grand pouvoir » (p. 101). 2e éd., III, p. 416 et suiv. ; voir particulièrement p. 419, n. 5. Dans de plus récents articles, qui seront analysés plus loin, Frazer a exposé une théorie différente qui pourtant, dans sa pensée, n’exclut pas complètement celle du Golden Bough. The Origin of the Totemism of the Aborigines of British Columbia, in Proc. and Transac. of the R. Society of Canada, 2e série, VII, 2e section, p. 3 et suiv. Du même, Report on the Ethnology of the Statlumh, J.A.I., XXXV, p. 141. Hill Tout a répondu à différentes objections qui avaient été faites à sa théorie dans le tome IX des Trans. of the R. Society of Canada, p. 61-99. Alice C. Fletcher, The Import of the Totem, in Smithsonian Report for 1897, p. 577-586. The Kwakiutl Indians, p. 323 et suiv., 336-338, 393. The Development of the Clan System, in Amer. Anthrop., n. s., 1904, VI, p. 477-864. J.A.I., XXXV, p. 142. Ibid., p. 150. Cf. Vth Rep. on the Physical Characteristics, etc., of the N. W. Tribes of Canada, B.A.A.S., p. 24. Nous avons rapporté plus haut un mythe de ce genre. J.A.I., XXXV, p. 147. Proc. a. Transac., etc., VII, 2e section, p. 12. V. The Golden Bough, III, p. 351 et suiv. Wilken avait déjà signalé des faits analogues dans De Simsonsage, in De Gids, 1890 ; De Betrekking Lusschen Menschen-Dieren en Plantenleven, in Indische Gids, 1884, 1888 ; Ueber das Haaropfer, in Revue coloniale internationale, l886-1887. Par exemple Eylmann dans Die Eingeborenen der Kolonie Südaustralien, p. 199. Si le Yunbeai, dit Mrs Parker à propos des Euahlayi, « confère une force exceptionnelle, il expose aussi à des dangers exceptionnels, car tout ce qui lèse l’animal blesse l’homme » (Euahlayi, p. 29). Dans un travail ultérieur (The origin of Totemism, in The Fortnightly Review, mai 1899, p. 844-845), Frazer se fait lui-même l’objection : « Si, dit-il, j’ai déposé mon âme dans le corps d’un lièvre, et si mon frère John (membre d’un clan étranger) tue ce lièvre, le fait rôtir et le mange, qu’advient-il de mon âme ? Pour prévenir ce danger, il est nécessaire que mon frère John connaisse cette situation de mon âme et que, par suite, quand il tue un lièvre, il ait soin d’en extraire cette âme et de me la restituer, avant de cuire l’animal et d’en faire son dîner. » Or, Frazer croit trouver cette pratique en usage dans les tribus de l’Australie Centrale. Tous les ans, au cours d’un rite que nous décrirons plus loin, quand les animaux de la génération nouvelle arrivent à maturité, le premier gibier tué est présenté aux gens du totem qui en mangent un peu ; et c’est seulement ensuite que les gens des autres clans peuvent en consommer librement. C’est, dit Frazer, un moyen de rendre aux premiers l’âme qu’ils peuvent avoir confiée à ces animaux. Mais, outre que cette interprétation du rite est tout à fait arbitraire, il est difficile de ne pas trouver singulier ce moyen de parer au danger. Cette cérémonie est annuelle ; de longs jours ont pu s’écouler depuis le moment où l’animal a été tué. Pendant ce temps, qu’est devenue l’âme dont il avait la garde et l’individu dont cette âme est le principe de vie ? Mais il est inutile d’insister sur tout ce qu’a d’inconcevable cette explication. Parker, op. cit., p. 20 ; Howitt, Australian Medicine Men, in J.A.l., XVI, p. 34, 49-50 ; Hill Tout, J.A.I., XXXV, p. 146. D’après Hill Tout lui-même. « Le don ou la transmission (d’un totem personnel) ne peuvent être effectués que par certaines personnes telles que des shamanes ou des hommes qui possèdent un grand pouvoir mystérieux » (J.A.I., XXXV, p. 146). Cf. Lsngloh Parker, op. cit., p. 29-30. Cf. Hartland, Totemism and some Recent Discoveries, Folk-lore, XI, p. 59 et suiv. Sauf peut-être chez les Kurnai ; et encore, dans cette tribu, y a-t-il, outre les totems personnels, des totems sexuels. Chez les Wotjobaluk, les Buandik, les Wiradjuri, les Yuin et les tribus voisines de Maryborough (Queensland). V. Howitt, Nat. Tr., p. 114-147 ; Mathews, J. of R. Soc. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 291. Cf. Thomas, Further Notes on M. Hill Tout’s Views of Totemism, in Man, 1904, p. 85. C’est le cas des Euahlayi et des faits de totémisme personnel signalés par Howitt dans Australian Medicine Men, in J.A.I., XVI, p. 34, 45 et 49-50. Miss Fletcher, A Study of the Omaha Tribe, in Smithsonian Report for 1897, p. 586 ; Boas, The Kwakiutl, p. 322 ; du même, Vth Rep. of the Committee... of the N. W. Tribes of the Dominion of Canada, B.A.A.S., p. 25 ; Hill Tout, J.A.I., XXXV, p. 148. Les noms propres des différentes gentes, dit Boas à propos des Tlinkit, sont dérivés de leurs totems respectifs, chaque gens ayant ses noms spéciaux. La connexion entre le nom et le totem (collectif) n’est parfois pas très apparente, mais elle existe toujours (Vth Rep. of the Committee..., p. 25). Le fait que les prénoms individuels sont la propriété du clan et le caractérisent aussi sûrement que le totem s’observe également chez les Iroquois (Morgan, Ancient Society, p. 78) ; chez les Wyandot (Powell, Wyandot Government, in I st Rep., p. 59) ; chez les Shaumee, les Sauk, les Fox (Morgan, Ancient Society, p. 72, 76-77) ; chez les Omaha (Dorsey, Omaha Sociology, in III d Rep., p. 227 et suiv.). Or on sait le rapport qu’il y a entre les prénoms et les totems personnels (v. plus haut., p. 224). « Par exemple, dit Mathews, si vous demandez à un homme Wartcourt quel est son totem, il vous dira d’abord son totem personnel, mais, son clan » (J. of the Roy. Soc. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 291). The Beginnings of Religion and Totemism among the Australian Aborigines, in The Fortnightly Review, juillet 1905, p. 162 et suiv., et sept., p. 452. Cf. du même auteur, The Origin of Totemism, ibid., avril 1899, p. 648, et mai, p. 835. Ces derniers articles, un peu plus anciens, diffèrent sur un point des premiers, mais le fond de la théorie n’est pas essentiellement différent. Les uns et les autres sont reproduits dans Totemism a. Exogamy, I, p. 89-172. V. dans le même sens, Spencer et Gillen, Some Remarks on Totemism as applied te Australian Tribes, in J.A.I., 1899, p. 275-280, et des remarques de Frazer, sur le même sujet, ibid., p. 281-286. « Perhaps we may... say that it is but one remove from the original pattern, the absolutely primitive type of totemism » (Forin. Rev., sept. 1905, p. 455). Sur ce point, le témoignage de Strehlow confirme celui de Spencer et Gillen (II, p. 52). V. en sens contraire Lang, The Secret of the Totem, p. 190. Une idée très voisine avait été déjà exprimée par Haddon dans son Address to the Anthropological section (B.A.A.S., 1902, p. 8 et suiv.). Il suppose que chaque groupe local avait primitivement un aliment qui lui était plus spécialement propre. La plante ou l’animal qui servait ainsi de principale matière à la consommation serait devenu le totem du groupe.
Toutes ces explications impliquent naturellement que l’interdiction de manger de l’animal totémique n’était pas primitive, et fut, même précédée d’une prescription contraire.
Fortn. Rev., mai 1899, p. 835, et juillet 1905, p. 162 et suiv. Tout en ne voyant dans le totémisme qu’un système magique, Frazer reconnaît qu’on y trouve parfois les premiers germes d’une religion proprement dite (Fortn. Rev., juillet 1905, p. 163). Sur la manière dont, suivant lui, la religion serait sortie de la magie, v. Golden Bough 2, I, p. 75-78. Sur le totémisme, in Année sociol., V, p. 82-121. Cf. sur cette même question, Hartland, Presidential Address, in Folk-lore, XI, p. 75 ; A. Lang, A Theory of Arunta Totemism, in Man, 1904, n° 44 ; Conceptienal Totemism and Exogamy, ibid., 1907, n° 55 ; The Secret of the Totem, chap. IV ; N. W. Thomas, Arunta Totemism, in Man, 1904, n° 68 ; P. W. Schmidt, Die Stellung der Aranda unter den Australischen Stämmen, in Zeitschrift für Ethnologie, 1908, p. 866 et suiv. Die Aranda, II, p. 57-58. Schulze, loc. cit., p. 238-239. Dans la conclusion de Totemism a. Exogamy (IV, p. 58-59), Frazer dit, il est vrai, qu’il existe un totémisme encore plus ancien que celui des Arunta : c’est celui que Rivers a observé aux îles Banks (Totemism in Polynesia and Melanesia, in J.A.I., XXXIX, p. 172). Chez les Arunta, c’est un esprit d’ancêtre qui est censé féconder la mère ; aux îles Banks, c’est un esprit d’animal ou de végétal, comme le suppose la théorie. Mais comme les esprits ancestraux des Arunta ont une forme animale ou végétale, la différence est ténue. Aussi, n’en avons-nous pas tenu compte dans notre exposé. Social Origins, Londres, 1903, particulièrement le chapitre VIII intitulé « The Origin of Totem Names and Beliefs », et The Secret of the Totem, Londres, 1905. Surtout dans ses Social Origins, Lang essaie de reconstituer par voie de conjecture la forme que devaient avoir ces groupes primitifs ; il nous paraît inutile de reproduire ces hypothèses qui n’affectent pas sa théorie du totémisme. Sur ce point, Lang se rapproche de la théorie de Julius Pikler (v. Pilker et Szomlo, Der Ursprung des Totemismus. Ein Beitrag zur materialislischen Geschichtstheorie, Berlin, 36 p. in-8°). La différence entre les deux hypothèses, c’est que Pikler attribue plus d’importance à la représentation pictographique du nom qu’au nom lui-même. Social Origins, p. 166. The Secret of the Totem, p. 121 ; cf. p. 116, 117. The Secret of the Totem, p. 136. J.A.I., août 1888, p. 53-54. cf. Nat. Tr., p. 89, 488, 498. « With reverence », comme dit Lang (The Secret of the Totem, p, lll). À ces tabous, Lang ajoute ceux qui sont à la base des pratiques exogamiques. Ibid., p. 136-137. Nous n’avons pourtant pas parlé de la théorie de Spencer. Mais c’est qu’elle n’est qu’un cas particulier de la théorie générale par laquelle il explique la transformation du culte des morts en culte de la nature. Comme nous l’avons exposée déjà, nous n’aurions pu que nous répéter. Sauf que Lang dérive d’une autre source l’idée des grands dieux : elle serait due, comme nous avons dit, à une sorte de révélation primitive. Mais Lang ne fait pas intervenir cette idée dans son explication du totémisme.

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