Nous avons vu que le totémisme met au premier rang des choses qu’il reconnaît comme sacrées les représentations figurées du totem ; ensuite viennent les animaux ou les végétaux dont le clan porte le nom, et enfin les membres de ce clan. Puisque toutes ces choses sont sacrées au même titre, quoique inégalement, leur caractère religieux ne peut tenir à aucun des attributs particuliers qui les distinguent les unes des autres. Si telle espèce animale ou végétale est l’objet d’une crainte révérentielle, ce n’est pas en raison de ses propriétés spécifiques, puisque les membres humains du clan jouissent, quoique à un degré légèrement inférieur, du même privilège, et que la simple image de cette même plante ou de ce même animal inspire un respect encore plus prononcé. Les sentiments semblables, que ces différentes sortes de choses éveillent dans la conscience du fidèle et qui font leur nature sacrée, ne peuvent évidemment venir que d’un principe qui leur est commun à toutes indistinctement, aux emblèmes totémiques comme aux gens du clan et aux individus de l’espèce qui sert de totem. C’est à ce principe commun que s’adresse, en réalité, le culte. En d’autres termes, le totémisme est la religion, non de tels animaux, ou de tels hommes, ou de telles images, mais d’une sorte de force anonyme et impersonnelle, qui se retrouve dans chacun de ces êtres, sans pourtant se confondre avec aucun d’eux. Nul ne la possède tout entière et tous y participent. Elle est tellement indépendante des sujets particuliers en qui elle s’incarne, qu’elle les précède comme elle leur survit. Les individus meurent ; les générations passent et sont remplacées par d’autres ; mais cette force reste toujours actuelle, vivante et semblable à elle-même. Elle anime les générations d’aujourd’hui, comme elle animait celles d’hier, comme elle animera celles de demain. À prendre le mot dans un sens très large, on pourrait dire qu’elle est le dieu qu’adore chaque culte totémique. Seulement, c’est un dieu impersonnel, sans nom, sans histoire, immanent au monde, diffus dans une multitude innombrable de choses.
Et encore n’avons-nous ainsi qu’une idée imparfaite de l’ubiquité réelle de cette entité quasi divine. Elle n’est pas seulement répandue dans toute l’espèce totémique, dans tout le clan, dans tous les objets qui symbolisent le totem : le cercle de son action s’étend au-delà. Nous avons vu, en effet, qu’outre ces choses éminemment saintes, toutes celles qui sont attribuées au clan comme dépendances du totem principal ont, en quelque mesure, le même caractère. Elles aussi ont quelque chose de religieux, puisque certaines sont protégées par des interdits et que d’autres remplissent dans les cérémonies du culte des fonctions déterminées. Cette religiosité ne diffère pas en nature de celle qui appartient au totem, sous lequel elles sont classées ; elle dérive nécessairement du même principe. C’est donc que le dieu totémique — pour reprendre l’expression métaphorique dont nous venons de nous servir — est en elles comme il est dans l’espèce qui sert de totem et dans les gens du clan. On voit combien il diffère des êtres dans lesquels il réside puisqu’il est l’âme de tant d’êtres différents.
Mais cette force impersonnelle, l’Australien ne se la représente pas sous sa forme abstraite. Sous l’influence de causes que nous aurons à rechercher, il a été amené à la concevoir sous les espèces d’un animal ou d’un végétal, en un mot d’une chose sensible. Voilà en quoi consiste réellement le totem : il n’est que la forme matérielle sous laquelle est représentée aux imaginations cette substance immatérielle, cette énergie diffuse à travers toutes sortes d’êtres hétérogènes, qui est, seule, l’objet véritable du culte. On est ainsi mieux en état de comprendre ce que veut dire l’indigène quand il affirme que les gens de la phratrie du Corbeau, par exemple, sont des corbeaux. Il n’entend pas précisément que ce sont des corbeaux au sens vulgaire et empirique du mot, mais qu’en eux tous se trouve un principe, qui constitue ce qu’ils ont de plus essentiel, qui leur est commun avec les animaux du même nom, et qui est pensé sous la forme extérieure du corbeau. Et ainsi l’univers, tel que le conçoit le totémisme, est traversé, animé par un certain nombre de forces que l’imagination se représente sous des figures empruntées, à peu d’exceptions près, soit au règne animal, soit au règne végétal : il y en a autant que de dans la tribu et chacune d’elles circule à travers certaines catégories de choses dont elle est l’essence et le principe de vie.
Quand nous disons de ces principes que ce sont des forces, nous ne prenons pas le mot dans une acception métaphorique ; ils agissent comme des forces véritables. Ce sont même, en un sens, des forces matérielles qui engendrent mécaniquement des effets physiques. Un individu entre-t-il en contact avec elles sans avoir pris les précautions convenables ? Il en reçoit un choc que l’on a pu comparer à l’effet d’une décharge électrique. On semble parfois les concevoir comme des sortes de fluides qui s’échappent par les pointes
Mais en même temps qu’un aspect physique, elles ont un caractère moral. Quand on demande à l’indigène pourquoi il observe ses rites, il répond que les ancêtres les ont toujours observés et qu’il doit suivre leur exemple
Il n’y a rien là, d’ailleurs, qui soit spécial au totémisme. Même dans les religions les plus avancées, il n’y a peut-être pas de dieu qui n’ait gardé quelque chose de cette ambiguïté et qui ne remplisse des fonctions à la fois cosmiques et morales. En même temps qu’une discipline spirituelle, toute religion est une sorte de technique qui permet à l’homme d’affronter le monde avec plus de confiance. Même pour le chrétien, Dieu le Père n’est-il pas le gardien de l’ordre physique, aussi bien que le législateur et le juge de la conduite humaine ?