On se demandera peut-être si, en interprétant ainsi le totémisme, nous ne prêtons pas au primitif des idées qui dépassent la portée de son esprit. Et sans doute, nous ne sommes pas en mesure d’affirmer qu’il se représente ces forces avec la netteté relative que nous avons dû mettre dans notre analyse. Nous pouvons bien faire voir que cette notion est impliquée par l’ensemble de ses croyances et qu’elle les domine ; mais nous ne saurions dire jusqu’à quel point elle est expressément consciente, dans quelle mesure, au contraire, elle n’est qu’implicite et confusément sentie. Tout moyen manque pour préciser le degré de clarté qu’une idée comme celle-là peut avoir dans ces obscures consciences. Mais ce qui montre bien, en tout cas, qu’elle n’excède en rien la mentalité primitive, ce qui confirme, au contraire, le résultat auquel nous venons de parvenir, c’est que, soit dans des sociétés parentes des tribus australiennes, soit même dans ces dernières, nous trouvons, et sous forme explicite, des conceptions qui ne différent de la précédente qu’en nuances et en degrés.
Les religions indigènes de Samoa ont certainement dépassé la phase totémique. On y trouve de véritables dieux, qui ont des noms propres et, dans une certaine mesure, une physionomie personnelle. Cependant, les traces de totémisme sont difficilement contestables. Chaque dieu, en effet, est attaché à un groupe, soit local soit domestique, tout comme le totem à son clan
Cependant, dans ce cas, il est incontestable que la notion de force religieuse impersonnelle commence à s’altérer ; mais il en est d’autres où elle est affirmée dans sa pureté abstraite et atteint même un bien plus haut degré de généralité qu’en Australie. Si les différents principes totémiques auxquels s’adressent les divers clans d’une même tribu sont distincts les uns des autres, ils ne laissent pas d’être, au fond, comparables entre eux ; car ils jouent tous le même rôle dans leur sphère respective. Or, il est des sociétés qui ont eu le sentiment de cette communauté de nature et qui se sont élevées, par suite, à la notion d’une force religieuse unique dont tous les autres principes sacrés ne seraient que des modalités et qui ferait l’unité de l’univers. Et comme ces sociétés sont encore tout imprégnées de totémisme, comme elles restent engagées dans une organisation sociale qui est identique à celle des peuples australiens, il est permis de dire que le totémisme portait cette idée dans ses flancs.
C’est ce qu’on peut observer chez un grand nombre de tribus américaines, notamment chez celles qui appartiennent à la grande famille des Sioux : Omaha, Ponka, Kansas, Osage, Assiniboin, Dakota, Iowa, Winnebage, Mandan, Hidatsa, etc. Plusieurs de ces sociétés sont encore organisées en clans, comme les Omaha
Chez les Iroquois, dont l’organisation sociale a un caractère totémique encore plus prononcé, on retrouve la même notion : le mot d’orenda qui sert à l’exprimer est l’équivalent exact du wakan des Sioux. « C’est une puissance mystique, dit Howitt, que le sauvage conçoit comme inhérente à tous les corps qui composent le milieu où il vit…, aux rochers, aux cours d’eau, aux plantes et aux arbres, aux animaux et à l’homme, aux vents et aux tempêtes, aux nuages, au tonnerre, aux éclairs, etc.
On trouve la même idée chez les Shoshone sous le nom de pokunt, chez les Algonkins sous le nom de manitou
Il n’y a donc aucune témérité à prêter aux sociétés australiennes une idée comme celle que nous avons dégagée de l’analyse des croyances totémiques, puisque nous la retrouvons, mais portée à un plus haut degré d’abstraction et de généralité, à la base de religions qui plongent par leurs racines dans le système australien et qui en portent visiblement la marque. Les deux conceptions sont manifestement parentes ; elles ne diffèrent qu’en degrés. Tandis que le mana est diffus dans tout l’univers, ce que nous avons appelé le dieu, ou pour parler plus exactement, le principe totémique, est localisé dans un cercle, très étendu sans doute, mais cependant plus limité, d’êtres et de choses d’espèces différentes. C’est du mana, mais un peu plus spécialisé, bien que cette spécialisation ne soit, en somme, que très relative.
Il y a d’ailleurs le cas où ce rapport de parenté est rendu tout particulièrement apparent. Chez les Omaha, il existe des totems de toutes sortes, individuels et collectifs
On peut d’ailleurs expliquer pourquoi, en Australie, l’idée de mana ne pouvait pas atteindre le degré d’abstraction et de généralité auquel elle est parvenue dans des sociétés plus avancées. Ce n’est pas seulement à cause de l’insuffisante aptitude que peut avoir l’Australien à abstraire et à généraliser : mais c’est, avant tout, la nature du milieu social qui imposait ce particularisme. En effet, tant que le totémisme reste à la base de l’organisation cultuelle, le clan garde, dans la société religieuse, une autonomie qui, pour n’être pas absolue, ne laisse pas d’être très accusée. Sans doute, en un sens, on peut dire que chaque groupe totémique n’est qu’une chapelle de l’Église tribale ; mais c’est une chapelle qui jouit d’une large indépendance. Le culte qui s’y célèbre, sans former un tout qui se suffise à soi-même, n’a cependant avec les autres que des rapports extérieurs ; ils se juxtaposent sans se pénétrer ; le totem d’un clan n’est pleinement sacré que pour ce clan. Par suite, le groupe des choses qui sont affectées à chaque clan, et qui en font partie au même titre que les hommes, a la même individualité et la même autonomie. Chacun d’eux est représenté comme irréductible aux groupes similaires, comme séparé d’eux par une solution de continuité, comme constituant une sorte de règne distinct. Dans ces conditions, il ne pouvait pas venir à l’esprit que ces mondes hétérogènes ne fussent que des manifestations variées d’une seule et même force fondamentale ; on devait, au contraire, supposer qu’à chacun d’eux correspondait un mana spécifiquement différent et dont l’action ne pouvait s’étendre au-delà du clan et du cercle de choses qui lui étaient attribuées. La notion d’un mana unique et universel ne pouvait naître qu’à partir du moment où une religion de la tribu se développa par-dessus les cultes de clans et les absorba plus ou moins complètement. C’est avec le sens de l’unité tribale que s’éveilla le sens de l’unité substantielle du monde. Sans doute, nous montrerons plus loin
Un fait caractéristique montre bien que telle est la raison profonde qui, en Australie, a maintenu la notion de mana dans cet état de spécialisation. Les forces proprement religieuses, celles qui sont pensées sous la forme des totems, ne sont pas les seules avec lesquelles l’Australien se croit obligé de compter. Il y a aussi celles dont dispose plus particulièrement le magicien. Tandis que les premières sont, en principe, considérées comme salutaires et bienfaisantes, les secondes ont, avant tout, pour fonction de causer la mort et la maladie. En même temps que par la nature de leurs effets, elles diffèrent aussi par les rapports que les unes et les autres soutiennent avec l’organisation de la société. Un totem est toujours la chose d’un clan ; au contraire, la magie est une institution tribale et même inter-tribale. Les forces magiques n’appartiennent en propre à aucune portion déterminée de la tribu. Pour s’en servir, il suffit qu’on possède les recettes efficaces. De même, tout le monde est exposé à en sentir les effets et doit, par conséquent, chercher à s’en garantir. Ce sont des forces vagues qui ne sont attachées spécialement à aucune division sociale déterminée et qui peuvent même étendre leur action au-delà de la tribu. Or il est remarquable que, chez les Arunta et les Loritja, elles sont conçues comme de simples aspects et des formes particulières d’une seule et même force, appelée en Arunta Arungquiltha ou Arunkulta
On voit par là combien la notion de force religieuse impersonnelle est dans le sens et dans l’esprit du totémisme australien, puisqu’elle se constitue avec netteté dès qu’il n’y a pas de cause contraire qui s’y oppose. Il est vrai que l’arungquiltha est une force purement magique. Mais, entre les forces magiques et les forces religieuses, il n’y a pas de différence de nature